Le Jour des Fourmis (51 page)

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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

BOOK: Le Jour des Fourmis
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Et leur vie bascula.

Arthur Ramirez devint la proie d’une
unique obsession : les fourmis. Dans le grenier, il installa un immense
vivarium. Il disait que les fourmis étaient plus intelligentes que les hommes
car l’union des esprits d’une fourmilière dépasse la somme des intelligences
qui la composent. Il assurait que chez les fourmis 1 + 1 = 3.
La synergie sociale fonctionnait. Les fourmis montraient comment mettre au
point une nouvelle manière de vivre, en groupe. Selon lui, elle faisait évoluer
la pensée humaine tout court.

Juliette Ramirez apprit beaucoup
plus tard ce que représentaient les plans. Ils concernaient une machine
baptisée « Pierre de Rosette » par son inventeur. En transformant les
syllabes humaines en phéromones fourmis et vice versa, elle permettait de
dialoguer avec la société myrmécéenne.

— Mais… mais… mais c’était le
projet de mon père ! s’exclama Laetitia.

Mme Ramirez lui prit la main.

— Je le sais, et j’ai si honte
maintenant que vous êtes là. Ce colis, précisément, c’était votre père, Edmond
Wells, qui l’avait envoyé, et la destinataire, c’était vous, mademoiselle Wells.
Le dossier contenait les pages du deuxième volume de son
Encyclopédie du
savoir relatif et absolu,
les plans étaient ceux de sa machine à traduire
le français en fourmi. Et la lettre, la lettre… la lettre était pour vous,
dit-elle en sortant une feuille blanche soigneusement pliée dans un tiroir du
buffet.

Laetitia lui arracha presque le pli
des mains.

Elle lut : Laetitia, ma fille
chérie, ne me juge pas…

Elle dévora l’écriture aimée qui
s’achevait sur d’autres mots de tendresse, signés Edmond Wells. Elle était
écœurée, au bord des larmes. Elle hurla :

— Voleurs, vous n’êtes que des
voleurs ! C’était à moi, tout était à moi ! Mon unique héritage, vous
me l’avez volé. Le testament spirituel de mon père, vous l’avez détourné !
J’aurais pu disparaître sans jamais savoir que ses dernières pensées avaient
été pour moi ! Mais comment avez-vous donc pu…

Elle s’effondra contre Méliès qui
passa un bras consolateur autour des frêles épaules secouées de sanglots
réprimés.

— Excusez-nous, dit Juliette
Ramirez.

— J’étais sûre que cette lettre
existait. Oui, j’en étais sûre ! Toute ma vie, je l’ai attendue !

— Peut-être nous en
voudrez-vous moins si je vous assure que l’héritage spirituel de votre père
n’est pas tombé dans de mauvaises mains. Appelez ça hasard ou fatalité… C’est
comme si le destin avait voulu que ce paquet arrive chez nous.

Arthur Ramirez avait immédiatement
entrepris de reconstituer la machine. Il lui avait même apporté quelques
améliorations. Si bien que, maintenant, le couple conversait avec les fourmis
de son terrarium. Oui, ils communiquaient avec des insectes !

Partagée entre l’indignation et
l’émerveillement, Laetitia était abasourdie. Comme Méliès, elle avait hâte
d’entendre la suite du récit.

— Quelle euphorie, les premiers
temps ! disait la femme. Les fourmis nous expliquaient le fonctionnement
de leurs fédérations, racontaient les guerres, les luttes entre les espèces.
Nous découvrions un univers parallèle, là, au ras de nos semelles, et débordant
d’intelligence. Vous savez, les fourmis ont des outils, elles pratiquent leur
propre agriculture, elles ont développé des technologies de pointe. Elles
évoquent même des concepts abstraits comme la démocratie, les castes, la
répartition des tâches, l’entraide entre les vivants…

Avec leur aide, en apprenant à mieux
connaître leur manière de penser, Arthur Ramirez avait élaboré un programme
informatique reproduisant l’« esprit de la fourmilière ». En même
temps, il conçut de minuscules robots : les « fourmis d’acier ».

Son but : créer une fourmilière
artificielle composée de centaines de fourmis-robots. Chacune serait dotée
d’une intelligence autonome (un programme informatique inclus dans une puce
électronique) mais pourrait se brancher sur l’ensemble du groupe pour agir et
penser en commun. Juliette Ramirez chercha ses mots :

— Comment dire ? Le tout
constituait un unique ordinateur aux différents éléments, ou encore un cerveau
éclaté aux neurones solidaires. 1 + 1 = 3 et donc
100 + 100 = 300.

Ses « fourmis d’acier »,
Arthur Ramirez les jugeait parfaitement adaptées à la conquête de l’espace.
Ainsi, au lieu d’expédier une sonde-robot sur des planètes éloignées, technique
spatiale couramment employée, pourquoi ne pas envoyer à la place mille petites
sondes-robots, avec leur intelligence à la fois individuelle et
collective ? Si l’une d’elles tombait en panne ou se brisait, neuf cent
quatre-dix-neuf autres prendraient le relais, alors que si la sonde unique
était victime d’un stupide accident mécanique, c’est tout un programme spatial
qui était anéanti.

Méliès se montra admiratif.

— Même en matière d’armement,
dit-il, il est plus facile de détruire un gros robot très intelligent que mille
petits, plus simplistes mais solidaires.

— C’est le principe même de la
synergie, souligna M
me
Ramirez. L’union dépasse la somme des talents
particuliers.

Seulement voilà, pour tous leurs
grands projets, les Ramirez manquaient d’argent. Les composants miniatures
coûtent cher et ni le magasin de jouets, ni le métier de préposée des postes de
Juliette ne suffisaient pour régler les fournisseurs. De l’esprit fertile
d’Arthur Ramirez jaillit alors une nouvelle idée : enrôler Juliette dans
l’émission « Piège à réflexion ». Dix mille francs par jour, quelle
aubaine ! Lui expédiait aux producteurs les meilleures énigmes contenues
dans
l’Encyclopédie du savoir relatif et absolu
d’Edmond Wells. Elle les
résolvait. Les énigmes wellsiennes étaient régulièrement retenues, car nul ne
pouvait en inventer d’aussi subtiles.

— Tout était donc truqué,
s’offusqua Méliès.

— Tout est toujours truqué, dit
Laetitia. Ce qui est intéressant, c’est de savoir comment c’est truqué. Par
exemple, je ne comprends pas pourquoi vous avez feint si longtemps de ne pas
comprendre l’énigme des « un », des « deux » et des
« trois ».

La réponse était simple.

— Parce que la mine d’Edmond
Wells n’est pas inépuisable. Avec les jokers, je peux faire durer le jeu tout
en continuant à remporter mes dix mille francs par jour !

Ces gains permirent au couple de
vivre confortablement tandis qu’Arthur progressait dans l’élaboration de ses
« fourmis d’acier » et dans le dialogue inter-espèces. Tout alla bien
dans le meilleur des mondes parallèles jusqu’au jour où Arthur frémit en
regardant un spot publicitaire à la télévision. Une réclame pour un produit
CCG : « Là où Krak Krak passe, l’insecte trépasse. » En gros
plan, une fourmi se débattait contre l’insecticide qui la rongeait de
l’intérieur.

Arthur fut révolté. Que de perfidie
pour empoisonner un si petit adversaire ! Une de ses fourmis d’acier était
au point. Il l’envoya illico espionner dans les laboratoires de la CCG. La
fourmi mécanique découvrit que les frères Salta collaboraient avec des experts
internationaux à un projet encore plus affreux du nom de « Babel ».

« Babel » était tellement
abominable que même les plus éminents chercheurs en insecticides œuvraient dans
le secret le plus absolu de peur de se mettre à dos les mouvements
écologistes ! Ils avaient tenu jusqu’aux dirigeants de la CCG dans
l’ignorance de leurs expériences.

— « Babel », dit M
me
Ramirez, c’est le formicide absolu. Les chimistes ne sont jamais parvenus à
s’attaquer efficacement aux fourmis avec les poisons classiques de type
organophosphoré. Or, « Babel » n’est pas un poison. C’est une
substance capable de brouiller les communications antennaires inter-fourmis.

À son stade final,
« Babel » était une poudre qu’il suffisait de répandre dans la terre
pour qu’elle émette une odeur parasitant toutes les phéromones myrmécéennes.
Rien qu’avec une once, c’étaient des kilomètres carrés qui étaient contaminés. Toutes
les fourmis des alentours devenaient incapables d’émettre ou de recevoir. Or,
sans possibilité de communiquer, la fourmi ne sait plus si sa reine est
vivante, quelle est sa tâche, ce qui pour elle est bon ou dangereux. Si on
enduisait toute la surface du globe de ce produit, dans cinq ans, il n’y aurait
plus de fourmis sur cette terre. Elles préféreraient se laisser mourir que de
ne plus se comprendre les unes les autres.

La fourmi est tout entière
« communication » !

Les frères Salta et leurs collègues
avaient compris cette donnée essentielle du monde myrmécéen. Mais pour eux, les
fourmis n’étaient que de la vermine à exterminer. Ils étaient fiers d’avoir
découvert que ce n’est pas en empoisonnant leur système digestif qu’on anéantit
les fourmis, mais bel et bien en empoisonnant leur cerveau.

— Effarant ! soupira la
journaliste.

— Avec sa petite espionne
mécanique, mon mari a eu toutes les pièces du dossier en main. Cette bande de
chimistes avait l’intention d’éradiquer une fois pour toutes l’espèce myrmécéenne
de la surface du globe.

— C’est à ce moment que M.
Ramirez a décidé d’intervenir ? interrogea le commissaire.

— Oui.

À eux deux, Laetitia et Méliès
avaient déjà compris comment Arthur s’y était pris. Sa femme le leur
confirma : il dépêchait une fourmi éclaireuse pour découper un infime
morceau d’étoffe imbibée de l’odeur de la future victime. Il lâchait ensuite la
Meute qui détruisait le porteur de la fragrance.

Heureux d’avoir deviné juste, le
policier apprécia en connaisseur :

— Votre mari, madame, a inventé
la technique d’assassinat la plus sophistiquée qu’il m’ait jamais été donné de
rencontrer.

Juliette Ramirez rougit sous le
compliment.

— J’ignore comment les autres
s’y prennent mais notre méthode s’est avérée certainement très efficace. De
plus, qui aurait pu nous soupçonner ? Tous les alibis du monde étaient à
notre disposition. Nos fourmis agissaient seules. Libre à nous de nous trouver
à cent kilomètres du théâtre des opérations !

— Vous voulez dire que vos
fourmis assassines étaient autonomes ? s’étonna Laetitia.

— Bien sûr. Se servir de
fourmis, ce n’est pas seulement une nouvelle manière de tuer, c’est aussi une
nouvelle manière de penser une tâche. Même quand cette tâche est une mission de
mort ! C’est peut-être là le summum de l’intelligence artificielle !
Votre père, mademoiselle Wells, l’avait très bien compris. Il l’explique dans
son livre, voyez !

Elle leur lut le passage de
l’Encyclopédie
démontrant comment le concept de fourmilière était à même de
révolutionner l’intelligence artificielle informatique.

Les fourmis envoyées chez les Salta
n’étaient pas téléguidées. Elles étaient autonomes. Mais elles étaient
programmées pour rejoindre un appartement, reconnaître une odeur, tuer tout ce
qui sentait ce parfum et faire disparaître ensuite toute trace du meurtre.
Autre consigne : supprimer tous les témoins du drame, s’il y en avait. Ne
pas partir en laissant subsister une seule fragrance de vie.

Les fourmis circulaient par les
égouts et les canalisations. Elles surgissaient silencieusement et tuaient en
perforant les corps de l’intérieur.

— Une arme parfaite et
indétectable !

— Et pourtant, vous leur avez
échappé, commissaire Méliès. En fait, il suffisait de courir pour éviter la
mort. Nos fourmis d’acier avancent très lentement, vous vous en êtes rendu
compte en venant ici. Seulement, la plupart des gens sont si effrayés lorsque
nos fourmis les attaquent qu’ils se figent de peur et de surprise plutôt que de
se précipiter vers la porte pour s’en aller. De plus, de nos jours, les
serrures sont si compliquées que des mains tremblantes ont des difficultés à
les déverrouiller suffisamment vite pour sortir avant l’assaut. Paradoxe de
l’époque : ce sont les gens qui avaient les meilleurs systèmes de porte
blindée qui se sont retrouvés les plus coincés !

— C’est donc ainsi que sont
morts les frères Salta, Caroline Nogard, Maximilien MacHarious, le ménage
Odergin et Miguel Cygneriaz ! récapitula le policier.

— Oui. C’étaient les huit
promoteurs du projet « Babel ». Nous avons envoyé nos tueuses chez
votre Takagumi parce que nous avons craint qu’une antenne japonaise ne nous ait
échappé.

— Nous avons pu juger de
l’efficacité de vos lutins ! On peut les voir ?

Mme Ramirez monta chercher une
fourmi dans le grenier. Il fallait l’observer de très près pour s’apercevoir
qu’il ne s’agissait pas d’un insecte vivant mais d’un automate articulé. Des
antennes en métal, deux minuscules caméras vidéo à objectif grand-angle au
niveau des yeux, un abdomen projecteur d’acide grâce à une capsule pressurisée,
des mandibules inoxydables aiguisées comme des rasoirs. Le robot tirait son
énergie d’une pile au lithium située dans le thorax. Dans la tête, un
microprocesseur pilotait tous les moteurs des articulations et gérait les
informations fournies par les sens artificiels.

Loupe en main, Laetitia admirait ce
chef-d’œuvre de miniaturisation et d’horlogerie :

— Que d’applications possibles
pour ce petit jouet ! Espionnage, guerre, conquête spatiale, réforme des
systèmes d’intelligence artificielle… Et il présente l’apparence exacte d’une
fourmi.

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