Le livre des Baltimore (34 page)

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Authors: Joël Dicker

BOOK: Le livre des Baltimore
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— Viens ici ! hurla-t-il sans bouger. Quand je te dis de venir ici, tu dois venir ici ! Pourquoi tu dois toujours faire ta maligne, hein?

— Pardon, Luke, j'ai été idiote, je recommencerai plus.

— Viens ici, bordel ! Viens ici ou je vais t'en foutre une double ration !

— Non, Luke, je t'en supplie !

— Rapplique !

Elle approcha, terrifiée, et se plaça devant lui.

— T'auras cinq belles baffes, d'accord?

— Je...

— D'accord?

— Oui, Luke.

— Je veux que tu comptes.

Elle se tint droite devant lui, il leva la main. Elle ferma les yeux, pleurant de tout son soûl. Il lui colla une claque monumentale qui la fit tomber par terre. Elle hurla.

— J'ai dit : compte !

Elle sanglota, à genoux sur le béton humide.

— Un... articula-t-elle entre deux pleurs.

— C'est bien. Allez, debout !

Elle se releva. Il la gifla de nouveau. Elle se plia en deux, les mains sur ses joues.

— Deux ! hurla-t-elle.

— C'est bien, allez, remets-toi en place.

Elle obéit, il lui tint la tête bien droite et la gifla encore de toutes ses forces.

— Trois !

Elle tomba à la renverse.

— Allons, allons, ne reste pas là, debout ! Et je ne t'ai pas entendue compter.

— Quatre, sanglota-t-elle.

— Tu vois, on arrive déjà au bout. Allez, viens devant moi et tiens-toi bien droite.

Lorsqu'il eut fini de la battre, il lui avait ordonné de disparaître et elle s'était aussitôt enfuie. Elle avait marché pendant plus d'une heure lorsqu'elle était arrivée au pont Lebanon. Ce n'était même pas la moitié du chemin jusqu'à Madison. Elle avait enlevé ses talons qui la faisaient trop souffrir et la ralentissaient, et elle avait battu de ses pas nus le bitume froid qui lui crevait les pieds. Soudain, des phares de voiture avaient illuminé la route. Une voiture était arrivée. Le conducteur ne la remarqua qu'au dernier moment et faillit la percuter. Il s'arrêta aussi. Elle avait déjà vu ce garçon à la station-service. C'était la nuit où elle avait croisé la route de Woody.

Depuis, si elle rentrait en retard de son travail, Luke la déposait sur la route déserte et la forçait à rentrer à pied. Cette nuit-là, lorsqu'elle arriva enfin chez elle, Luke avait verrouillé la porte de l'intérieur. Elle s'allongea sur le petit canapé d'extérieur sous le porche et y dormit, grelottant de froid.

 

Woody était de plus en plus préoccupé. Hillel me fit part de ses inquiétudes le concernant au début de l'année 2001.

— Je ne sais pas pourquoi il s'est soudain pris d'affection pour cette fille. Mais depuis six mois, il ne pense qu'à la sauver. Je le trouve différent. Es-tu au courant de quelque chose?

— Non.

Je mentais. Je savais que Woody s'efforçait d'oublier Alexandra en s'occupant de Colleen. Il voulait se sauver en la sauvant. Je compris aussi qu'Hillel, en l'accompagnant dans ses surveillances nocturnes de la maison de Colleen, ne lui tenait pas compagnie : il veillait sur Woody, il voulait l'empêcher de faire une bêtise.

Il ne put empêcher une confrontation entre Luke et Woody au mois de février, dans un bar de Madison.

 

*

 

Madison, Connecticut.

Février 2001.

 

Woody roulait sur la rue principale de Madison lorsqu'il remarqua le pick-up de Luke garé devant un bar. Il freina aussitôt et se gara à côté. Il y avait dix jours que Luke n'était pas reparti faire ses livraisons. Dix jours que Woody n'avait pas vu Colleen. Dix jours où il avait été condamné à l'observer de loin. Un soir, quelques jours auparavant, il avait entendu des cris dans leur maison mais Hillel l'avait empêché de descendre de voiture et d'intervenir. Il était temps que cela cesse.

Il entra dans le bar et trouva Luke au comptoir. Il se dirigea droit sur lui.

— Mais voilà notre joueur de football ! dit Luke qui avait déjà un verre dans le nez.

— Tu devrais faire gaffe, Luke, lui dit Woody. Luke avait bien dix ans de plus que lui. Il était plus costaud, plus large, le visage teigneux, les mains épaisses.

— T'as un problème, le footballeur? demanda Luke en se dressant.

— J'ai un problème avec toi. Je veux que tu laisses Colleen tranquille.

— Ah bon? Tu veux me dire comment je dois m'occuper de ma femme !

— Justement. Arrête de t'en occuper tout court. Elle ne t'aime pas.

— Comment tu me parles, petit con? Je vais te donner deux secondes pour dégager d'ici.

— Si tu la touches encore...

— Eh bien quoi !

— Je te tuerai.

— Pauvre con ! vociféra Luke en empoignant Woody. T'es qu'un pauvre con !

Woody se défendit et le repoussa, avant de lui envoyer une droite en plein visage. Luke riposta et des clients du bar se précipitèrent sur eux pour les séparer. Il y eut un moment de confusion, puis des sirènes se firent entendre. Le père et le frère de Luke débarquèrent dans le bar pour y rétablir le calme. Ils arrêtèrent Woody et le firent monter dans une voiture de police. Ils quittèrent la ville et l'emmenèrent dans une carrière déserte où ils le tabassèrent à coups de matraque, jusqu'à ce qu'il perde connaissance.

Il retrouva ses esprits plusieurs heures plus tard. Le visage tuméfié, une épaule disloquée. Il se traîna jusqu'à la route et attendit qu'une voiture passe.

L'une d'elles s'arrêta et le conduisit à l'hôpital de Madison, où Hillel vint le chercher. Il n'avait que des blessures superficielles, mais il allait devoir ménager son épaule.

— Que s'est-il passé, Woody? Je t'ai cherché une bonne partie de la nuit.

— Rien.

— Woody, tu as eu de la chance cette fois. Un peu plus et tu ne pouvais plus jamais jouer au foot. C'est ça que tu veux? Foutre ta carrière en l'air?

Colleen paya cher également l'intervention de Woody. Lorsqu'il la revit, une semaine plus tard, à la station-service, il remarqua son œil au beurre noir et sa lèvre écorchée.

— Qu'as-tu fait, Woody?

— Je voulais te défendre.

— C'est mieux que nous ne nous voyions plus.

— Mais Colleen...

— Je t'avais demandé de rester à l'écart.

— Je voulais te protéger.

— Il ne faut plus se voir. C'est mieux ainsi. Va-t'en, s'il te plaît !

Il obéit.

 

Les vacances de printemps tombèrent quelques semaines plus tard. Hillel et moi en profitâmes pour éloigner Woody de Madison et lui changer les idées en l'emmenant passer dix jours à la Buenavista.

Ce séjour en Floride coïncida avec une grave et soudaine détérioration de l'état de santé de Grand-père Goldman. Il contracta une pneumonie qui le laissa très affaibli. Lorsque nous quittâmes la Floride, il était encore hospitalisé. Tante Anita disait qu'il n'allait pas tenir très longtemps. Grand-père avait pu sortir de l'hôpital et rentrer à la résidence, mais il ne quittait plus son lit. Nous venions le visiter tous les matins, de bonne heure : reposé par la nuit, il était disert. Il avait peu de forces mais tout son esprit. Un jour que nous discutions, Woody lui demanda :

— Au fond, Grand-père, je réalise que je ne sais même pas ce que tu faisais comme métier. Grand-père eut un sourire lumineux.

— J'étais le président-directeur-général de Goldman & Cie.

— Qu'est-ce que c'était?

— Une petite entreprise de fabrication de matériel médical, que j'avais fondée. Ça a été l'aventure de ma vie : imagine-toi, Goldman & Cie a existé pendant plus de quarante ans. J'aimais me rendre au bureau : nous étions installés dans un beau bâtiment en briques rouges que l'on voyait depuis la route et sur lequel on pouvait lire en grandes lettres capitales :
GOLDMAN.
J'en étais très fier.

— Mais où était-ce? À Baltimore?

— Non, dans l'État de New York. Nous, nous habitions à quelques miles de là, à Secaucus, dans le New Jersey.

— Qu'est devenue Goldman & Cie? demanda encore Woody.

— Nous l'avons vendue. Vous étiez déjà nés mais vous ne pouvez pas vous en souvenir. C'était vers le milieu des années 1980.

Grand-père avait piqué la curiosité de Woody, qui demanda s'il existait des photos de l'époque de Goldman & Cie. Grand-mère dénicha une boîte à chaussures dans laquelle s'entassaient pêle-mêle toutes sortes de clichés. L'essentiel avait été pris ces dernières années : il y avait beaucoup de têtes que nous ne connaissions pas – des amis de Floride et quelques photos de Grand-père et Grand-mère ensemble. Puis nous tombâmes finalement sur une photo de Grand-père devant le fameux bâtiment de Goldman & Cie, que nous contemplâmes longuement. Nous trouvâmes également quelques photos d'Hillel, Woody et moi, adolescents, lors d'un séjour en Floride.

— Le Gang des Goldman, dit soudain Grand-père en brandissant le cliché, nous faisant éclater de rire.

Honneur à la mémoire de notre grand-père Max Goldman. Il décéda six semaines plus tard. Je garde de ces derniers moments avec lui le souvenir de sa vivacité et de son sens de l'humour, même aux portes de sa dernière demeure.

La tendresse de son rire ne quitte pas ma mémoire. Ni son exigence. Ni sa démarche et son éternelle élégance. Il n'est pas de cérémonie, de remise de prix, de rendez-vous important qui, au moment de nouer une cravate autour de mon cou, ne me fasse pas penser à lui, toujours impeccablement vêtu.

Gloire à toi, ô mon grand-père aimé. Sache que tu manques ici-bas. J'aime à croire que tu me regardes de là-haut et que tu suis avec un mélange d'amusement et d'émotion mon parcours. Tu sais donc que ma digestion est excellente et que je ne souffre pas du syndrome du côlon spastique. Je le dois peut-être aux kilos d'All-Bran que tu m'as fait avaler en Floride, sous ton regard bienveillant. Sois remercié de tout ce que tu m'as apporté et repose en paix.

25.

Grand-père fut enterré le 30 mai 2001 à Secaucus, New Jersey, la ville où il avait élevé, comme Grand-mère, mon père et Oncle Saul. Plusieurs de ses amis de Floride avaient insisté pour faire le déplacement.

J'étais assis à côté de mes cousins. Alexandra était là aussi, un rang derrière nous. Je mis ma main légèrement derrière moi et elle l'attrapa discrètement. Elle la serra. Je me sentais fort à ses côtés.

Je sais que plus tard, ce jour-là, Woody lui dit :

— C'est beau, comme tu l'aimes.

Elle sourit.

— Et toi? demanda-t-elle. Hillel m'a parlé de cette fille, Colleen?

— Elle est mariée. C'est compliqué. Je ne la vois plus pour le moment.

— Tu l'aimes?

— Je ne sais pas. J'éprouve de la tendresse pour elle. Elle me fait me sentir moins seul. Mais elle n'est pas toi.

La cérémonie fut à l'image de Grand-père : sobre et empreinte d'humour. Mon père prononça un discours spirituel au cours duquel l'allusion aux All-Bran déclencha l'hilarité. Oncle Saul parla ensuite et fut plus grave. Il commença son oraison ainsi : « C'est la première fois que je reviens dans le New Jersey. Vous le savez, mes relations avec Papa ne furent pas toujours au beau fixe... »

Ces mots eurent une résonance étrange. Je ne retrouvai pas dans ses propos la relation dont j'avais été le témoin à la grande époque des Baltimore.

Après la cérémonie et la collation, Grand-mère voulut faire un tour de Secaucus. Je n'étais jamais venu ici et je proposai de l'emmener. Désireux de comprendre les allusions d'Oncle Saul, je profitai d'être seul en voiture avec Grand-mère pour l'interroger.

— De quoi parlait Oncle Saul tout à l'heure? Grand-mère fit semblant de ne pas m'entendre, regardant par la fenêtre.

— Grand-mère?

— Markie, me dit-elle, ce n'est pas le moment des questions.

— Est-ce qu'il s'est passé quelque chose entre eux? insistai-je.

— Markie, conduis maintenant et tais-toi, s'il te plaît. Vas-tu m'ennuyer avec tes questions un jour pareil?

— Pardon, Grand-mère.

Je ne parlai plus. Elle me guida jusqu'à leur ancienne maison, hypothéquée au moment où la situation financière de Goldman & Cie avait commencé à vaciller. Puis elle me demanda de la conduire jusqu'à l'ancienne usine Goldman. Je n'y étais jamais allé, et elle me guida. Nous roulâmes vingt bonnes minutes, quittâmes le New Jersey, entrâmes dans l'État de New York et arrivâmes dans une zone industrielle désaffectée. Grand-mère s'arrêta devant un bâtiment abandonné en briques rouges. Elle promena son doigt sur la façade : « C'était mon bureau », me dit-elle en désignant un trou dans le mur, qui avait certainement été une fenêtre.

— Que faisais-tu?

— Toute la comptabilité. C'est moi qui gérais les finances. Ton grand-père était un vendeur hors pair, mais pour un dollar de gagné, il en dépensait deux. Je tenais les cordons de la bourse, à la fabrique comme à la maison.

Quand je raccompagnai finalement Grand-mère au parking du cimetière, les Baltimore s'impatientaient dans le grand van avec chauffeur qui devait les ramener à Manhattan. Oncle Saul avait pris des chambres au New York Plaza pour Grand-mère et tous les Baltimore. Les Montclair, eux, restaient à Montclair.

Le lendemain, Oncle Saul me demanda de passer le voir à son hôtel, ce que je fis. Il nous réunit, Woody, Hillel et moi, dans un recoin tranquille du bar du New York Plaza et nous annonça que Grand-père avait demandé, dans ses dernières volontés, que l'un de ses comptes-épargne soit équitablement divisé entre « ses trois petits-enfants ». Il y avait vingt mille dollars pour chacun de nous trois.

 

*

 

Une semaine après l'enterrement, je ramenai Grand-mère en Floride. Je pris l'avion avec elle et passai quelques jours à Miami pour qu'elle ne soit pas seule. Oncle Saul mit à ma disposition son appartement à la Buenavista.

Ma présence auprès de ma grand-mère dans sa résidence pour personnes âgées la réconforta. Je la revois encore le jour de son retour à Miami, fumant sur sa terrasse, en regardant l'océan, les yeux dans le vague. Sur la table de son minuscule salon, elle avait laissé un carton à chaussures rempli de vieilles photos. J'en pris quelques-unes au hasard et, comme je ne reconnus ni les gens ni les lieux, je lui posai des questions. Elle répondit à moitié, je sentais bien que je troublais son besoin de tranquillité. Soudain, elle me parla des affaires dans le garde-meuble.

— Quel garde-meuble? lui demandai-je.

— Un garde-meuble à Aventura. L'adresse est dans l'armoire à clés.

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