Read Le livre des Baltimore Online
Authors: Joël Dicker
— Et qu'est-ce qu'il y a là-bas?
— Tous les albums de famille. Puisque tu veux voir des photos, autant que tu ailles voir là-bas. Elles sont triées, classées et annotées. Fais-en ce que tu veux, du moment que tu cesses avec toutes tes questions.
J'ignore encore aujourd'hui si elle m'en parla pour que j'aille à leur recherche, ou pour que je m'en aille tout court. Piqué par la curiosité, je me rendis au garde-meuble où je trouvai, comme elle me l'avait promis, la vie des Goldman en milliers de photographies, rangées et triées dans des albums poussiéreux. Je les ouvris au hasard; je retrouvai des visages rajeunis et tout ce que nous étions avant. Je remontai le temps et les époques, puis je m'amusai à me retrouver. Je me vis nourrisson, je vis la maison de Montclair avec une peinture encore fraîche. Je me vis nu dans une piscine en plastique posée sur notre pelouse. Je vis des images de mes premiers anniversaires. Je réalisai rapidement que, sur toutes les photos, il manquait les plus importants des personnages. Je pensai d'abord à un hasard ou une erreur de classement. Je passai plusieurs heures à parcourir tous les albums et je me rendis à l'évidence : nous étions partout, ils n'étaient nulle part. Des Montclair en veux-tu en voilà, alors que les Baltimore semblaient
« persona non grata ».
Aucune image d'Hillel petit, ni de sa naissance, ni de ses anniversaires. Aucune photo du mariage d'Oncle Saul et Tante Anita, alors que mes parents avaient droit à trois albums entiers. Les premiers clichés d'Hillel dataient au mieux de ses cinq ans. Dans les archives de mes grands-parents, il apparut que, pendant longtemps, les Goldman-de-Baltimore n'existaient pas.
Grand-mère Ruth imaginait certainement que j'allais rester enfermé dans le garde-meuble pour toujours, et qu'elle pourrait fumer sur sa terrasse en toute quiétude. A son grand dam, je débarquai dans son petit appartement les bras chargés des albums de famille.
— Markie, pourquoi tu m'encombres avec tout cela? Si j'avais su, je ne t'aurais jamais parlé du garde-meuble !
— Grand-mère, où étaient-ils passés pendant toutes ces années?
— De quoi me parles-tu, mon chéri? Des albums?
— Non, des Goldman-de-Baltimore. Avant les cinq ans d'Hillel, il n'y a aucune photo des Goldman-deBaltimore...
Elle prit d'abord un air agacé et chassa du bras la possibilité d'une conversation.
— Bah, dit-elle, laissons le passé derrière, c'est mieux. Je repensai à l'étrange oraison prononcée par Oncle Saul à l'enterrement de Grand-père.
— Mais Grand-mère, insistai-je, c'est comme si, à un moment donné, ils avaient disparu de la surface de la terre.
Elle me sourit tristement.
— Tu ne crois pas si bien dire, Markie. Tu ne t'es jamais demandé comment ton oncle s'est retrouvé à Baltimore? Pendant plus de dix ans, Oncle Saul et ton grand-père ne se sont pas parlé.
L'année universitaire était déjà terminée lorsqu'à la fin juin 2001, après l'enterrement de Grand-père, Woody retourna à Madison. Il avait terriblement envie de revoir Colleen.
Elle n'était pas à la station-service. Une fille qu'il ne connaissait pas l'avait remplacée. Il alla se poster à proximité de son quartier. Il remarqua le pick-up de Luke devant la maison : il était là. Il se tapit dans sa voiture et attendit. Il ne vit pas Colleen. Il passa la nuit dans la rue.
À l'aube le lendemain, Luke quitta la maison. Il avait un sac avec lui. Il monta à bord de son pick-up et s'en alla. Woody le suivit à bonne distance. Ils arrivèrent aux bureaux de la compagnie de transport pour laquelle Luke travaillait. Une heure plus tard, il en repartait à bord d'un poids lourd. Woody était tranquille pour au moins vingt-quatre heures.
Il retourna à la maison. Frappa à la porte. Aucune réponse. Il frappa encore, essaya d'observer l'intérieur par Les fenêtres. La maison semblait inoccupée. Soudain, il entendit une voix derrière lui qui le fit sursauter :
— Elle n'est pas là.
Il se retourna. C'était la voisine.
— Je vous demande pardon, Madame?
— Vous cherchez la petite Colleen?
— Oui, M'dame.
— Elle n'est pas là.
— Vous savez où elle est?
La voisine prit un air désolé.
— Elle est à l'hôpital, mon garçon.
Woody se précipita à l'hôpital de Madison. Il la trouva alitée, le visage tuméfié et une minerve au cou. Elle avait été sévèrement battue. Lorsqu'elle le vit, ses yeux s'éclairèrent.
— Woody !
— Chut, reste calme.
Il voulut l'embrasser, la toucher, mais il eut peur de lui faire mal.
— Woody, j'ai cru que tu ne reviendrais jamais.
— Je suis là, maintenant.
— Pardon de t'avoir chassé. J'ai besoin de toi.
— Je ne m'en vais nulle part. Je suis là, maintenant.
Woody savait que s'il ne faisait rien, Luke finirait par la tuer. Mais comment la protéger? Il demanda l'aide d'Hillel, qui lui-même chercha conseil auprès d'Oncle Saul et Patrick Neville. Woody avait des idées saugrenues pour piéger Luke : mettre une arme et de la marijuana dans sa voiture et contacter la police fédérale. Mais toutes les pistes remonteraient à lui. Hillel savait que, pour coincer légalement Luke, il fallait lui faire quitter la juridiction de son père. Il eut une idée.
*
Madison, Connecticut.
1er juillet 2001.
Colleen quitta sa maison en début d'après-midi. Elle mit sa valise dans le coffre de sa voiture et s'en alla. Une heure plus tard, Luke rentra. Il trouva le mot qu'elle lui avait laissé sur la table de la cuisine.
Je suis partie. je veux divorcer.
Si tu es prêt à discuter calmement, je suis au Motel Days Inn sur la route 38.
Il entra dans une colère noire. Elle voulait discuter? Elle allait voir. Il allait lui faire passer ce genre d'envie. Il sauta dans sa voiture et roula comme un fou jusqu'au motel. Il repéra aussitôt sa voiture, garée devant une chambre. Il s'y précipita et tapa à la porte.
— Colleen ! Ouvre-moi. Elle sentit son estomac se nouer.
— Luke, je ne t'ouvre que si tu es calme.
— Ouvre-moi cette porte immédiatement.
— Non, Luke.
Il frappa contre la porte de toutes ses forces. Colleen ne put s'empêcher de crier.
Hillel et Woody étaient dans la chambre voisine. Hillel décrocha le téléphone et contacta la police. Un opérateur lui répondit.
« Il y a un type qui est en train de tabasser sa femme, expliqua Hillel. Je crois qu'il va la tuer... »
Luke était toujours dehors, frappant furieusement à coups de pied et de poing. Hillel, après avoir raccroché, regarda sa montre, attendit qu'une minute passe, puis il fit un signe à Woody qui téléphona à la chambre de Colleen. Elle décrocha.
— Tu es prête, Colleen?
— Oui.
— Ça va aller...
— Je sais.
— Tu es très courageuse.
— Je le fais pour nous.
— Je t'aime.
— Moi aussi.
— Maintenant, vas-y.
Elle raccrocha. Elle prit une ample respiration puis elle ouvrit la porte. Luke se jeta sur elle et se mit à la cogner. Des hurlements retentirent sur le parking du motel. Woody sortit de la chambre, prit un couteau dans sa poche et creva le pneu arrière du pick-up de Luke, avant de s'enfuir, le ventre noué.
Encore des coups. Et aucune sirène de police ne se faisait entendre.
— Arrête ! supplia Colleen en pleurs, repliée au sol en position fœtale pour se protéger des coups de pied.
Luke la souleva par les cheveux, jugeant qu'elle en avait eu pour son compte. Il la traîna hors de la chambre, la força à Monter dans le pick-up. Des clients de l'hôtel alertés par les cris sortirent de leur chambre, mais n'osèrent pas intervenir. Des sirènes enfin se firent entendre. Deux voitures de police arrivèrent au moment où Luke sortait à toute vitesse du parking. Il n'alla pas beaucoup plus loin, immobilisé par son pneu crevé. Il fut arrêté dans les minutes qui suivirent. En se rendant au motel, il avait franchi la frontière avec l'État de New York. C'est là qu'il allait être incarcéré en attendant son procès pour violence et séquestration.
*
Colleen fut hébergée quelque temps à Baltimore, chez les Goldman. Ce fut une renaissance pour elle. Dans le courant du mois d'août, elle nous accompagna, Woody, Hillel et moi, en Floride. Grand-mère avait besoin d'aide pour mettre de l'ordre dans les affaires de Grand-père.
Nous n'avions pas besoin d'être quatre pour faire le tri dans les documents et les livres laissés par Grand-père. Aussi nous envoyâmes Woody et Colleen passer un peu de temps ensemble tous les deux. Ils louèrent une voiture et descendirent dans les Keys.
Hillel et moi passâmes une semaine dans la paperasse laissée par Grand-père.
Nous étions convenus que je m'occupais des archives et Hillel des documents légaux. Comme je trouvai dans un tiroir le testament de Grand-Père, je le remis à Hillel, sans même le lire.
Hillel l'examina lentement. Puis il fit une drôle de tête.
— Ça va? lui demandai-je. T'as l'air bizarre tout d'un coup.
— Ça va. J'ai juste chaud. Je vais aller prendre l'air sur le balcon.
Je le vis plier le document en deux, puis il quitta la pièce, en l'emportant avec lui.
Au début du mois de septembre 2001, Luke fut condamné à trois ans de prison ferme dans l'État de New York. Ce fut une délivrance pour Colleen, qui déposa dans le même temps une demande de divorce. Elle pouvait se réinstaller en toute quiétude à Madison.
Ce moment coïncidait avec le début de notre quatrième et dernière année à l'université. Celle durant laquelle le Stade Burger Shake de Madison devint le Stade Saul Goldman.
Je me souviens de la cérémonie du changement de nom qui eut lieu le samedi 8 septembre, et à laquelle j'assistai. Oncle Saul était rayonnant. Tout le gratin de l'université était présent. Un rideau recouvrait les lettres en métal massif et, après un discours du recteur, Oncle Saul tira sur un cordon qui le détacha, révélant la nouvelle identité du lieu. Pour une raison que je ne m'expliquais pas, la seule personne qui manqua ce jour-là fut Tante Anita.
Quelques jours plus tard, New York était frappée par les attentats du 11 Septembre. Madison, comme le reste du pays, fut assommée par le choc et c'est un peu le succès des Titans qui poussa les habitants à délaisser leurs postes de télévision et à retourner au stade.
Ce fut le début d'une saison exceptionnelle pour Woody. Il jouait à son meilleur niveau. À ce moment-là, rien ne laissait présager ce qui allait arriver. Cette année devait être celle de la consécration sportive pour les Titans. Woody jouait avec une rage de vaincre extraordinaire. La saison avait à peine démarré que l'équipe de Madison affolait déjà les statistiques et enchaînait les victoires, écrasant ses adversaires les uns après les autres. Ses performances drainaient une quantité impressionnante de spectateurs, les matchs se jouaient à guichets fermés et la ville de Madison en profitait largement : les restaurants étaient pleins; dans les boutiques, les maillots aux couleurs de l'équipe et les drapeaux s'arrachaient. Un vent de folie soufflait sur la région : tout indiquait que cette année, les Titans remporteraient le championnat universitaire.
Parmi les admiratrices de Woody, il y avait Colleen. Elle s'affichait désormais fièrement avec lui à Madison. Quand elle le pouvait, elle fermait la station-service un peu plus tôt et venait assister aux entraînements. Lorsqu'il avait du temps libre, il l'aidait. Il organisait la réserve, s'occupait parfois des voitures des clients, qui lui disaient: « Si j'avais su que c'est un champion de football qui me ferait le plein aujourd'hui... »
Woody devint non seulement la vedette de tous les étudiants, mais également la coqueluche de la ville de Madison, dont l'un des
diner
proposait même à la carte un hamburger à son nom : le
Woody.
C'était un sandwich à quatre étages, composé d'assez de pain et de viande pour que même un très gros mangeur ne puisse pas en venir à bout. Celui qui le finissait se voyait non seulement offrir son repas, mais il avait aussi les honneurs d'un Polaroid, le cliché étant aussitôt accroché au mur sous les vivats des autres clients. Et le patron de l'établissement de répéter fièrement à propos de son hamburger: « Ce
Woody-là,
c'est comme notre Woody à nous : personne ne peut en venir à bout. »
À Baltimore, lors du dîner de Thanksgiving, Woody demanda son accord à la famille pour changer le nom sur son maillot de footballeur et y inscrire celui de Goldman. Tout le monde en fut terriblement excité et ému. Pour la première fois, il nous transcendait : grâce à lui, nous n'étions plus des Montclair ou des Baltimore, nous étions des Goldman. Nous étions enfin réunis sous la même bannière.
Une semaine plus tard, le
Madison Daily Star,
le journal local de la ville de Madison, publia un reportage sur les Baltimore, qui racontait l'histoire de Woody, Hillel, Tante Anita et Oncle Saul, avec une photo d'eux quatre, souriants et heureux, tenant le maillot de Woody frappé du nom de
Goldman.
Pendant que tous les regards étaient tournés vers Woody qui marchait vers la gloire sportive, à Baltimore, Oncle Saul et Tante Anita s'enfonçaient lentement dans l'ombre, sans que personne ne s'en aperçoive.
D'abord, Oncle Saul perdit un procès très important sur lequel il travaillait depuis plusieurs années. Il était le défenseur d'une femme qui poursuivait une compagnie d'assurance-maladie ayant refusé de payer des traitements médicaux à son mari diabétique, qui en était mort. Oncle Saul réclamait pour elle plusieurs millions de dommages-intérêts. Elle fut déboutée.
Puis d'importantes tensions éclatèrent entre lui et Tante Anita. Elle voulut d'abord connaître le montant du don qu'il avait fait à l'université de Madison pour que le stade porte son nom. Il lui soutint que c'était trois fois rien, qu'il s'était arrangé avec le recteur. Elle ne le croyait pas. Il se comportait de façon étrange. Ce n'était pas son genre de mettre en avant son ego. Elle le savait très généreux, toujours attentif à l'autre. Il servait bénévolement dans les soupes populaires, il ne passait jamais devant un sans-abri sans lui donner quelque chose. Mais il n'en parlait jamais. Il ne s'en vantait jamais. Il était modeste, humble, c'est pour ça qu'elle l'aimait. Qui était cet homme qui voulait soudain avoir son nom sur un stade de football?