Read Le livre des Baltimore Online
Authors: Joël Dicker
Celle qu'il aime s'appelle Cassandra, elle donne des leçons de tennis à Oak Park. Elle est belle, elle a la moitié de leur âge. Mais ce qui plaît le plus à Oncle Saul, c'est que lorsqu'il parle, elle a les yeux qui pétillent. Elle le regarde comme Hillel et Woody le regardaient avant. Avec Cassandra, il peut impressionner : il lui raconte son coup de Bourse génial de l'époque, l'affaire Dominic Pernell et ses exploits judiciaires.
Tante Anita trouve des messages de Cassandra, elle l'a vue rendre visite à Oncle Saul à son bureau avec des barquettes de salade et de légumes bio. Un soir, il quitte la maison pour aller « dîner avec des clients ». Quand finalement il rentre, Tante Anita l'attend, sent son odeur sur sa peau. Elle lui dit :
— Je veux te quitter, Saul.
— Me quitter? Pourquoi?
— Parce que tu me trompes.
— Je ne te trompe pas.
— Et Cassandra alors?
— Ce n'est pas toi que je trompe quand je suis avec elle. C'est ma propre tristesse.
Personne ne soupçonna combien, durant leurs années à Madison, Oncle Saul souffrit de l'attachement de Woody et Hillel pour Patrick Neville.
Quand Oncle Saul et Tante Anita allaient voir un match des Titans à Madison, ils se sentaient comme des étrangers. Lorsqu'ils arrivaient au stade, Hillel était déjà installé à côté de Patrick dans une rangée où il n'y avait plus d'autres places libres. Ils s'installaient juste derrière. Après les victoires, ils retrouvaient Woody à la sortie des vestiaires : Oncle Saul irradiait de fierté et de joie, mais ses félicitations n'avaient pas autant de poids que celles de Patrick Neville. Ses avis n'étaient pas aussi valables que les siens. Lorsque Oncle Saul lui donnait un conseil de jeu, Woody répondait : « Tu as peut-être raison. Je demanderai à Patrick ce qu'il en pense. » Après les matchs, Oncle Saul et Tante Anita proposaient à Woody et Hillel d'aller dîner ensemble. Ils déclinaient la plupart du temps, prétextant qu'ils voulaient aller manger avec le reste de l'équipe. « Bien sûr, amusez-vous bien ! » leur disait Oncle Saul. Un jour, après un match, Oncle Saul alla dîner avec Tante Anita dans un restaurant de Madison. Au moment d'entrer dans l'établissement, il s'arrêta net et fit demi-tour. « Que se passe-t-il? » demanda Tante Anita. « Rien, répondit Oncle Saul. Je n'ai plus faim. » Il fit barrage à sa femme et tenta de la convaincre de ne pas entrer. Elle comprit qu'il se passait quelque chose et, regardant par la vitre du restaurant, elle vit Woody, Hillel et Patrick attablés tous les trois.
Un jour, Woody et Hillel arrivent à Baltimore à bord de sa Ferrari noire. Oncle Saul, dépité, leur dit : « Alors quoi? La voiture que je vous ai achetée n'était pas assez bien? »
Il a l'impression que Patrick Neville l'a dépassé. Il n'est question que de sa carrière, son succès, son appartement extraordinaire à New York, son salaire mirobolant. Ils passent des week-ends chez lui à New York. Patrick devient le meilleur ami de ses deux garçons.
Et plus ils vont voir des matchs des Titans, plus Woody gagne, et plus Oncle Saul se sent délaissé. C'est à Patrick que Woody parle de ses opportunités et de ses plans de carrière. C'est avec Patrick qu'il veut dîner après les matchs. « C'est quand même grâce à nous qu'il n'a pas arrêté le football », se plaint Oncle Saul, malheureux, une fois seul avec sa femme dans la voiture.
Ils finissent par se joindre à leurs dîners d'après-match. Quand Patrick Neville s'arrange pour régler l'addition en douce, Saul se met en colère. « Que pense-t-il? Que je n'ai pas les moyens d'inviter? Pour qui se prend-il? »
Mon oncle Saul avait été battu.
Il volait en première classe? Patrick Neville volait en jet privé.
Patrick possédait une voiture qui valait une année du salaire de Saul. Ses salles de bains étaient grandes comme leurs chambres, ses chambres étaient grandes comme leur salon, son salon était grand comme leur maison.
Au téléphone, j'écoute Oncle Saul. Je finis par lui dire : — Tu te trompes, Oncle Saul. Ils t'ont toujours tellement aimé et admiré. Woody était tellement reconnaissant de ce que tu avais fait pour lui. Il disait que, sans toi, il aurait fini dans la rue. C'est lui qui a demandé à frapper son maillot du nom de Goldman.
— Ce n'est pas une question de se tromper ou non, Marcus. C'est un sentiment. Personne ne peut le contrôler ou se raisonner. Un sentiment. J'étais jaloux, je ne me sentais pas à la hauteur. Patrick était un Neville-de-New-York, nous n'étions que des Goldman-de-Baltimore.
— Alors tu as payé six millions de dollars pour avoir ton nom sur le stade de Madison, dis-je.
— Oui. Pour que mon nom soit écrit en lettres immenses à l'entrée du campus. Pour que tout le monde me voie. Et pour réunir cette somme, j'ai fait une énorme bêtise. Et si tout ce qui est arrivé était ma faute Et si mon travail au supermarché n'était au fond que la punition de mes péchés?
2003-2004.
Au début de l'année 2003, un soir qu'Alexandra se produisait sur la scène du
Nightingale,
elle fit une rencontre qui allait changer sa vie. Sa prestation terminée, elle me rejoignit dans la salle. Je l'applaudis, je l'embrassai et je m'apprêtais à aller lui chercher un verre lorsqu'un homme nous aborda.
— J'ai adoré ! dit-il à Alexandra. Tu as un talent incroyable !
— Merci.
— Qui a composé ces chansons?
— Moi-même. Il lui tendit la main.
— Je m'appelle Eric Tanner. Je suis producteur et je cherche un artiste pour lancer mon label. Tu es celle que j'attends depuis longtemps.
Eric avait une façon de parler douce et sincère, loin de celle des bonimenteurs que j'avais pu rencontrer jusqu'alors. Mais il n'avait entendu Alexandra que l'espace de vingt minutes, et il fourmillait d'idées. Je me dis qu'il était soit un escroc, soit un fou.
Il nous remit sa carte de visite, et la vérification de ses informations nous donna toutes les raisons de douter de lui. Il y avait bien une compagnie enregistrée à son nom, mais l'adresse était celle de sa maison dans la banlieue de Nashville, et il n'avait encore produit aucun artiste.
Alexandra décida de ne pas le rappeler. C'est lui qui nous retrouva. Il retourna tous les soirs au
Nightingale
jusqu'à ce qu'il nous revoie. Il insista pour nous offrir un verre et nous nous assîmes à une table tranquille.
Il se lança dans un soliloque d'une vingtaine de minutes, expliquant tout ce qui l'avait touché chez Alexandra et pourquoi il savait qu'elle deviendrait une immense vedette.
Il nous expliqua qu'il était un ancien producteur au sein d'une major et qu'il venait de démissionner. Fonder son propre label était le rêve de sa vie, mais il avait besoin d'un artiste à la hauteur de ses ambitions, et Alexandra était l'étoile qu'il attendait depuis longtemps. La force de son discours, son charisme, son enthousiasme, convainquirent Alexandra. Lorsqu'il eut terminé, elle demanda à me parler un instant et m'entraîna à l'écart. Je vis ses yeux qui brillaient d'une intense joie.
— C'est lui, Markie. C'est le bon. Je le sens au fond de moi. C'est lui. Tu en penses quoi?
— Écoute ton instinct. Si tu crois en lui, il faut foncer. Elle sourit. Elle retourna se rasseoir à la table et dit à Eric :
— C'est d'accord, dit-elle. Je veux faire ce disque avec vous.
Ils signèrent une promesse d'engagement sur un bout de papier.
Ce fut le début d'une aventure extraordinaire. Eric nous prit sous son aile. Il était marié et père de deux enfants, et nous passâmes un nombre incalculable de dîners chez lui, à préparer le premier album d'Alexandra.
Nous montâmes un groupe, auditionnant des musiciens de la région dans un studio qu'Eric s'était fait prêter.
Puis commença le long processus d'enregistrement, qui dura plusieurs mois. Alexandra et Eric choisirent les douze morceaux qui composeraient l'album et travaillèrent sur les arrangements. Puis il y eut tout le travail en studio.
En octobre 2003, environ une année et demie après notre installation à Nashville, le premier disque d'Alexandra était enfin prêt.
Il fallait maintenant trouver un moyen de le faire connaître. Dans ce genre de situation, il n'y avait qu'une solution : prendre une voiture et sillonner le pays pour faire la tournée des radios.
Et c'est ce que nous fîmes, Alexandra et moi.
Nous traversâmes le pays de part en part, du nord au sud et d'est en ouest, allant de ville en ville, pour distribuer le disque aux chaînes de radio, et surtout persuader les programmateurs de diffuser ses chansons.
Tous les jours, c'était un recommencement. Une nouvelle ville, de nouvelles personnes à convaincre. Nous dormions dans des motels bon marché, où Alexandra parvenait à amadouer le personnel et utiliser la cuisine pour préparer des biscuits ou un gâteau à l'intention des responsables de la radio. Elle écrivait aussi de longues lettres manuscrites pour les remercier de leur attention. Elle n'arrêtait jamais. Elle y passait ses soirées, parfois ses nuits. Je somnolais sur le comptoir de la cuisine ou sur un coin de table à côté d'elle. La journée, je conduisais et elle dormait sur le siège passager. Puis nous arrivions à la station radio du jour et elle distribuait ses disques, ses lettres, ses biscuits. Elle envahissait les stations de radio de sa présence fraîche et pétillante.
Sur la route, nous écoutions attentivement les radios. À chaque nouveau morceau, nous espérions, le cœur battant, que ce pourrait être elle. Mais rien.
Puis, en avril, un jour que nous montions dans la voiture, j'allumai la radio et là, nous l'entendîmes soudain. Une radio diffusait sa chanson. Je montai le volume au maximum, je la vis éclater en sanglots. Elle laissait rouler sur ses joues des larmes de joie, elle me prit contre elle et m'embrassa longuement. Elle me dit que tout ça, c'était grâce à moi.
Cela faisait presque six ans que nous étions ensemble, six ans que nous étions heureux. Je pensais que rien ne pouvait nous séparer. Sauf le Gang des Goldman.
*
C'est Alexandra qui réunit à nouveau le Gang des Goldman.
Elle était encore en contact régulier avec Woody et Hillel.
Elle me dit, un jour du printemps 2004: « Il faut que tu parles à Hillel, il doit savoir pour nous deux. C'est ton ami, et c'est le mien aussi. Les amis ne se mentent pas ainsi. »
Elle avait raison, et je le fis.
Au début du mois de mai, je me rendis à Baltimore. Je lui racontai tout. Quand j'eus fini de parler, il me sourit et se jeta dans mes bras :
— Je suis tellement content pour toi, Markie.
Je fus surpris de sa réaction.
— Vraiment? lui demandai-je. Tu n'es pas fâché?
— Pas le moins du monde.
— Mais nous avions fait ce pacte, dans les Hamptons...
— Je t'ai toujours admiré, me dit-il.
— Qu'est-ce que tu me racontes?
— La vérité. Je t'ai toujours trouvé plus beau, plus intelligent, plus doué. La façon dont les filles te regardent, la façon dont ma mère parlait de toi après tes séjours chez nous. Elle me disait : « Prends exemple sur Markie. » Je t'ai toujours admiré, Markie. Et puis tes parents sont géniaux. Regarde, ta mère t'a installé un bureau pour que tu deviennes écrivain. Moi, mon père me tanne depuis toujours pour que je devienne avocat, comme lui. C'est ce que je suis en train de faire. Pour plaire à mon père. Comme je l'ai toujours fait. Toi, tu es un type exceptionnel, Marcus. La preuve : tu ne t'en rends même pas compte.
Je souris. J'étais très ému.
— Je voudrais que nous nous retrouvions avec Woody, lui dis-je. Je voudrais reformer le Gang.
— Moi aussi.
La réunion du Gang qui eut lieu au
Dairy Shack
d'Oak Park me fit prendre la mesure de l'union que nous formions, mes cousins et moi. Une année avait suffi pour apaiser la souffrance et les reproches et laisser place à cette amitié fraternelle, puissante et inaltérable, qui nous unissait tous les trois. Rien ne pouvait en venir à bout.
Nous nous retrouvâmes tous autour d'une même table, à siroter des milk-shakes, comme nous le faisions enfants. Il y avait Hillel, Woody et Colleen, Alexandra et moi.
Je réalisai qu'au fond Woody était heureux à Madison avec Colleen. Elle l'avait apaisé, elle avait soigné ses blessures, elle l'avait reconstruit. Il était parvenu à surmonter la mort de Tante Anita.
Comme pour défier le mauvais sort, après le
Dairy Shack,
nous nous rendîmes tous au cimetière de Forrest Lane. Alexandra et Colleen restèrent en retrait. Woody, Hillel et moi nous assîmes devant sa pierre tombale.
Nous étions devenus des hommes.
La photo de nous trois n'était pas telle que je l'avais imaginée dix ans plus tôt.
Ils n'étaient pas devenus les êtres tout en superlatifs que j'avais rêvés. Ils n'étaient pas devenus un grand footballeur et un avocat célèbre. Ils n'étaient pas devenus aussi extraordinaires que je l'aurais souhaité. Mais ils étaient mes cousins et je les aimais plus que tout.
A Oak Park, dans la grande maison de Willowick Road, mon oncle Saul n'était plus celui que j'avais connu. Il était plus seul, et plus triste. Mais au moins, lui aussi, je l'avais retrouvé.
J'en vins à me demander si, enfant, c'était moi qui avais rêvé à leur place. Si au fond, je ne les avais pas perçus différemment de ce qu'ils étaient réellement. Avaient-ils été réellement ces êtres hors du commun que j'avais tant admirés. Et si tout ceci n'avait été qu'une création de mon esprit? Et si, depuis toujours, j'étais moi-même mon propre Baltimore?
Nous passâmes la soirée et la nuit tous ensemble dans la maison des Baltimore, bien assez grande pour nous héberger. Oncle Saul était aux anges de nous voir réunis chez lui.
Il devait être minuit, nous étions sur la terrasse au bord de la piscine. Il faisait très chaud. Nous regardions les étoiles. Oncle Saul nous rejoignit et s'installa parmi nous. « Les enfants, nous dit-il, je me disais que nous pourrions tous nous retrouver ici pour Thanksgiving. »
Quel bonheur de l'entendre parler ainsi ! Je frissonnai de joie en l'entendant dire « les enfants ». Je fermai les yeux et je nous revis tous les trois, douze ans plus tôt.
Sa proposition suscita l'approbation générale. Nous étions excités rien qu'à l'idée d'imaginer la table de Thanksgiving. Il faudrait que les mois passent vite.