Le livre des Baltimore (46 page)

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Authors: Joël Dicker

BOOK: Le livre des Baltimore
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À cette époque, le pays était soufflé par un vent de contestation : des manifestations avaient lieu un peu partout contre la guerre, contre la ségrégation, contre le gouvernement. Des étudiants de toutes les universités organisaient des transports en bus d'un État à un autre, pour aller grossir les rangs des protestataires et Saul, qui n'avait pas le premier dollar pour financer les idées de développement de Goldman & Cie que son père refusait de soutenir, trouva dans ces manifestations l'occasion de voyager gratuitement pour prospecter les marchés au nom de l'entreprise familiale.

Son rayon géographique se mit à évoluer en fonction des mouvements protestataires. Émeutes de Kent State, grèves universitaires contre Nixon. Il préparait soigneusement ses voyages, et organisait des rendez-vous dans les villes où auraient lieu les manifestations avec des responsables d'hôpitaux, des grossistes, des transporteurs. Une fois sur place, dans la cohue de la foule, il disparaissait. Il boutonnait sa chemise, arrangeait son costume qu'il débarrassait de ses pin's anti-guerre, nouait une cravate et se rendait à ses rendez-vous. Il se présentait comme le directeur du développement de Goldman & Cie, petite firme de matériel médical du New Jersey. Il essayait de comprendre quels étaient les besoins dans les différentes régions, quels étaient les attentes et les mécontentements des hôpitaux et des médecins, dans quelle brèche Goldman & Cie pouvait s'engouffrer. Était-ce dans la rapidité de livraison? Dans la qualité du matériel? Dans le service de maintenance? Fallait-il créer un dépôt dans chaque ville? Dans chaque État? Il se renseignait sur les loyers, les salaires, les conventions sociales des employés. De retour dans sa petite chambre du campus de l'université du Maryland, il consignait des pages de notes dans un grand dossier et notait toutes sortes d'indications sur une carte du pays accrochée au mur. Il n'avait qu'une idée en tête : préparer, point par point, un projet de développement de l'entreprise de son père, dont celui-ci ne pourrait qu'être fier. Ce serait son moment de gloire : il surpasserait son frère, l'ingénieur respecté. Il serait celui qui assurerait la pérennité des Goldman.

Il arrivait qu'Anita l'accompagne dans ses voyages. Surtout si son père participait à la manifestation. Elle restait avec ce dernier pendant tout le cortège et l'occupait, lui faisant croire que Saul était soit quelques rangs derrière, soit avec les organisateurs, en tête de la manifestation. Ils se retrouvaient au bus à la fin de la journée et le professeur Hendricks lui disait :

— Où étiez-vous, Saul, je ne vous ai pas vu aujourd'hui?

— Cette foule, professeur Hendricks, cette foule...

 

L'année 1972 marqua le sommet de leur activisme. Toutes les causes étaient les leurs : Watergate, égalité des femmes, le Projet Honeywell contre les mines antipersonnel. Peu importait, tant qu'Oncle Saul avait un bon alibi pour poursuivre ses prospections. Un week-end ils étaient à une manifestation à Atlanta, le suivant ils participaient à une réunion du comité des droits des Noirs, et la semaine d'après à une marche sur Washington. Saul était en train de parvenir à nouer des relations de partenariat durables avec des hôpitaux universitaires de première importance.

Les parents de Saul savaient que leur fils était sans cesse par monts et par vaux, mais ils croyaient dur comme fer à la version officielle qui le voulait activiste engagé des droits civiques. Comment auraient-ils pu imaginer la réalité?

 

Au printemps 1973, Oncle Saul était sur le point de révéler à son père l'extraordinaire travail accompli pour la compagnie : il y avait des partenariats prêts à être signés, des collaborateurs potentiels de confiance, des listes de dépôts à louer. Et puis il y eut cette manifestation de trop à Atlanta, dont le professeur Hendricks était le co-organisateur. Cette fois-là, Saul et Anita firent toute la marche au premier rang, avec lui. Cela n'aurait pas prêté à plus de conséquence, si une photo d'eux n'avait pas fait la une de
Time Magazine.
À cause de cette photo, Max Goldman avait eu cette terrible dispute avec son fils. Ils ne s'étaient ensuite plus adressé la parole pendant douze ans. Il aurait suffi de tout expliquer à Grand-père, mais Saul avait été incapable de ravaler sa fierté.

 

Au téléphone, j'interrompis Oncle Saul et lui demandai :

— Alors, tu n'as jamais été un activiste?

— Jamais, Marcus. Je ne faisais qu'essayer de développer Goldman & Cie pour impressionner mon père. C'était tout ce que je voulais : qu'il soit fier de moi. Je me suis senti tellement rejeté, tellement blessé par lui. Il voulait tout diriger à sa façon. Regarde où cela nous a menés.

 

Après la dispute, Oncle Saul décida de donner à sa vie une nouvelle direction. Tandis qu'Anita entreprenait des études de médecine, lui se lança dans le droit.

Puis ils se marièrent. Max Goldman ne vint pas.

Saul passa le barreau de l'État du Maryland. Comme Anita trouva un poste de médecin interne à Johns Hopkins
;
ils s'installèrent à Baltimore. Saul avait étudié le droit commercial et il devint rapidement un avocat prospère. Il fit parallèlement des investissements qui se révélèrent extrêmement fructueux.

 

Ils furent tellement heureux ensemble. Chaque semaine. ils allaient au cinéma, ils paressaient le dimanche. Quand Anita était en congé, elle passait à l'improviste à son bureau pour l'emmener déjeuner. Si en arrivant, elle voyait par son bureau vitré qu'il était trop occupé, pris par une affaire ou un dossier, elle allait au
Stella,
un restaurant italien tout proche. Elle commandait des pâtes et du tiramisu à emporter et les déposait à la secrétaire de Saul avec un mot : «
Un ange est passé. »

Au fil des années, le
Stella
devint leur restaurant préféré à Baltimore. Ils se lièrent avec le patron, Nicola, à qui Oncle Saul donnait quelques conseils juridiques de temps à autre Woody, Hillel et moi allions tous les trois bien connaître le
Stella,
où Oncle Saul et Tante Anita nous emmenèrent souvent.

Durant les années qui suivirent leur installation à Baltimore, le seul nuage au-dessus de leur bonheur fut qu'ils n'arrivèrent pas à avoir un enfant. Rien ne pouvait l'expliquer : les médecins consultés les déclarèrent tous deux en parfaite santé. Anita tomba finalement enceinte après sept ans de mariage, et c'est ainsi qu'Hillel allait entrer dans notre vie. Cette attente avait-elle été un caprice de la nature ou un clin d'œil de la vie, qui s'arrangea pour qu'Hillel et moi naissions à quelques mois d'intervalle seulement?

 

Je demandai à mon oncle, au téléphone :

— Quel est le lien entre ce que tu me racontes et Madison?

— Les enfants, Marcus. Les enfants.

 

*

 

Février-mai 2002.

 

Durant les trois mois qui suivirent la mort de Tante Anita, Hillel et moi terminâmes notre cursus universitaire.

Woody, lui, avait définitivement renoncé à ses études. Étouffé par la culpabilité, il trouva refuge auprès de Colleen, à Madison. Elle s'occupa de lui avec beaucoup de patience. La journée, il l'aidait à la station-essence et le soir il faisait la plonge dans un restaurant chinois pour gagner un peu d'argent. Hormis les passages au supermarché, il se cantonnait à ces deux endroits. Il ne voulait pas croiser Hillel. Ils ne se parlaient plus.

 

De mon côté, mon diplôme en poche, j'avais décidé de me consacrer à l'écriture de mon premier roman. C'était pour moi le début d'une période à la fois tragique et merveilleuse, qui allait mener à l'année 2006: année de la parution de
G comme Goldstein,
mon premier roman, année de la consécration qui allait voir l'enfant de Montclair, le vacancier des Hamptons, devenir la nouvelle étoile des lettres américaines.

Si un jour vous rendez visite à mes parents à Montclair, ma mère vous montrera certainement « la pièce ». Depuis des années, elle la garde intacte. Je l'ai pourtant suppliée à maintes reprises de l'utiliser à meilleur escient, mais elle ne veut rien savoir. Elle l'appelle le
musée de Markie.
Si vous allez chez eux, elle vous la fera forcément visiter. Elle poussera la porte et vous dira : « Regardez, c'est là que Marcus a écrit. » Je n'aurais pas forcément songé à me réinstaller chez mes parents pour écrire si ma mère ne m'avait pas fait la surprise d'avoir réaménagé la chambre d'amis.

— Ferme les yeux et suis-moi, Markie, m'avait-elle dit le jour de mon retour de l'université.

J'avais obéi et m'étais laissé guider jusqu'au seuil de la pièce. Mon père était aussi excité qu'elle.

— N'ouvre pas encore les yeux, m'avait-elle ordonné en me voyant bouger les paupières. J'avais ri. Finalement, elle m'avait dit:

— Vas-y, tu peux regarder !

J'étais resté sans voix. La chambre d'amis, secrètement rebaptisée par mes soins la chambre-taudis, pour avoir, au fil du temps, accumulé les objets dont on ne savait pas s'il fallait les garder ou les jeter, était métamorphosée. Mes parents l'avaient intégralement débarrassée et refaite : nouveaux rideaux, nouvelle moquette, et une grande bibliothèque contre l'un des murs. Face à la fenêtre, le bureau que Grand-père utilisait du temps où il dirigeait sa compagnie, et qui était longtemps resté dans un dépôt. « Bienvenue dans ton bureau, m'avait dit ma mère en m'embrassant. Ici, tu seras bien pour écrire. » C'est à ce bureau que j'écrivis le roman de mes cousins,
G comme Goldstein,
le livre de leur destinée perdue, livre dont je n'entrepris en réalité la rédaction qu'après le Drame, soit à la fin de l'année 2004. Longtemps, je fis croire que la rédaction de mon premier roman nécessita quatre ans. Mais ceux qui se seraient penchés sur sa chronologie auraient remarqué qu'il y avait un trou de deux ans, qui me permettait de ne pas avoir à expliquer ce que je fis de l'été 2002 jusqu'au jour du Drame, le 24 novembre 2004.

39.

Automne 2002.

 

À la mort d'Anita, c'est Alexandra qui me sauva.

Elle fut mon équilibre, ma balance, mon point d'ancrage dans la vie. Au moment où je terminais mes études, cela faisait deux ans qu'elle n'avançait pas avec son producteur. Elle me demanda ce qu'elle devait faire et je lui expliquai que, selon moi, il n'y avait que deux villes propices à lancer une carrière musicale : New York et Nashville, Tennessee.

— Mais je ne connais personne à Nashville, me dit-elle.

— Moi non plus, lui répondis-je.

— Alors allons-y !

Et nous partîmes ensemble pour Nashville.

Elle vint me chercher un matin chez mes parents, à Montclair. Elle sonna, ma mère ouvrit, rayonnante.

— Alexandra !

— Bonjour, Madame Goldman.

— Alors, c'est le grand départ?

— Oui, Madame Goldman. Je suis tellement contente que Markie m'accompagne.

 

Je crois que mes parents étaient enchantés que je prenne le large. Depuis toujours les Baltimore avaient pris une place considérable dans mon existence; il était peut-être temps que je m'en éloigne.

Ma mère s'imaginait que c'était une folie de jeunesse. Que cela durerait deux mois au plus et que nous reviendrions, lassés par notre expérience. Elle était loin de s'imaginer ce qui allait se passer dans le Tennessee.

Dans la voiture, alors que nous quittions le New Jersey, Alexandra me demanda :

— Pas trop triste de ne pas pouvoir profiter de ton nouveau bureau, Markie?

— Bah, il y aura bien un moment où je me mettrai à mon roman. Et puis, je ne vais pas rester un Montclair toute ma vie.

Elle sourit.

— Et que vas-tu être? Un Baltimore?

— Je crois que je veux juste devenir Marcus Goldman.

 

Ce fut le début pour moi d'une vie magique, qui allait durer deux ans et conduire Alexandra vers les sommets. Ce fut aussi le début d'une vie à deux sans pareille : Alexandra touchait une petite somme mensuelle grâce à un trust familial mis en place par son père. De mon côté, j'avais l'argent légué par Grand-père. Nous louâmes un petit appartement, qui fut notre premier chez-nous, où elle composait des chansons et moi, à la table de la cuisine, j'écrivais les premières ébauches d'un roman.

Nous ne nous posâmes aucune question : était-ce trop tôt pour notre couple? Allions-nous être capables de supporter ensemble les aléas des lancements d'une carrière artistique? C'était un pari risqué et tout aurait pu mal se passer. Mais notre complicité transcenda tout. C'était comme si rien ne pouvait nous atteindre.

Nous étions certes un peu à l'étroit, mais nous rêvions ensemble de nous installer un jour dans un grand appartement de West Village, avec une vaste terrasse fleurie. Elle musicienne célèbre, et moi écrivain à succès.

 

Je l'encourageai à faire table rase de ses deux années passées avec son producteur new-yorkais : elle devait faire ce qu'elle aimait. Le reste importait peu.

Elle écrivit une nouvelle série de chansons : je les trouvai bonnes. Je retrouvais son style. Je l'incitai à réarranger certaines de ses anciennes compositions. Parallèlement, elle testait la réaction du public en se produisant autant que possible sur les scènes libres des bars de Nashville. Il y en avait un en particulier, le
Nightingale,
dont il se disait que parmi le public se trouvaient souvent des producteurs à l'affût de nouveaux talents. Elle allait y chanter chaque semaine dans l'espoir d'être repérée.

 

Nos journées étaient longues. Le soir, après avoir joué dans les cafés, fatigués, nous allions dans un
diner
que nous aimions, ouvert jour et nuit, et nous nous affalions sur une banquette. Nous étions épuisés, affamés, mais heureux. Nous commandions des énormes hamburgers et une fois rassasiés, nous restions un moment. Nous étions bien. Elle me disait : « Raconte-moi, Markie, raconte-moi un jour comment ce sera... »

Je lui racontais ce que nous deviendrions.

Je lui racontais le succès de sa musique, les tournées à guichets fermés, des stades remplis, des milliers de personnes venues pour l'entendre, elle. Je la décrivais jusqu'à pouvoir la voir sur scène, jusqu'à entendre les acclamations du public.

Puis je lui parlais de nous. De New York où nous vivrions, et de la Floride où nous aurions une maison de vacances. Elle demandait : « Pourquoi la Floride? » Je répondais : « Parce que ce sera bien. »

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