Le livre des Baltimore (42 page)

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Authors: Joël Dicker

BOOK: Le livre des Baltimore
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Au supermarché non plus, rien n'était plus comme avant. Sycomorus, qui avait échoué à participer à
Chante !,
était déprimé depuis la lettre envoyée par la production pour lui signifier son échec. Un jour, essayant de lui remonter le moral, je lui dis :

Ce n'est que le début. Il faut que tu te battes pour tes rêves, Syc.

— C'est trop fatigant. Los Angeles déborde d'acteurs et de chanteurs qui veulent percer. J'ai l'impression que je n'y arriverai jamais.

— Trouve ce qui fait la différence en toi. Il haussa les épaules.

— Au fond, tout ce que je veux, c'est être célèbre.

— Est-ce que tu veux être chanteur ou être célèbre? demandai-je.

— Je veux être un chanteur célèbre.

— Mais si tu ne pouvais être qu'un seul des deux?

— Alors je voudrais être connu.

— Pourquoi?

— C'est agréable d'être célèbre. Non?

— La célébrité n'est qu'un vêtement, Sycomorus. Un vêtement qui finit par être trop petit, trop usé ou que tu te feras voler. Ce qui compte avant tout, c'est ce que tu es quand t'es tout nu.

L'ambiance était morose. Quand je partageais sa pause avec Oncle Saul sur le banc devant le magasin, il était taciturne et pensif. Je ne vins bientôt plus au Whole Foods qu'un jour sur deux, puis un jour sur trois. Au fond, Faith était la seule qui rendait à Oncle Saul le sourire. Il avait pour elle des petites attentions : il lui offrait des fleurs, lui apportait des mangues de sa terrasse, il l'invita même à dîner à la maison. Pour la recevoir, il mit une cravate, ce que je ne l'avais plus vu faire depuis des années. Je me souviens qu'à Baltimore, il avait une très impressionnante collection de cravates, qui avait disparu depuis Coconut Grove.

Je fus un peu déstabilisé par l'arrivée de Faith dans le couple que je formais avec mon oncle. Je finis même par me demander si j'étais jaloux d'elle, alors que j'aurais dû être content que mon oncle ait trouvé quelqu'un pour le distraire de sa vie monotone. J'en vins à douter des raisons de mes séjours en Floride. Étais-je là par amour pour mon oncle ou pour lui montrer que son neveu de Montclair l'avait surclassé?

Un dimanche, alors qu'il lisait dans le salon, et que je m'apprêtais à aller faire un tour à Miami pour le laisser vivre ses amourettes en paix, je lui demandai:

— Tu ne vois pas Faith aujourd'hui?

— Non.

Je n'ajoutai rien.

— Markie, dit-il alors, ce n'est pas ce que tu crois.

— Je ne crois rien.

 

Quand, pour la première fois, il mit une barrière entre lui et moi, je crus que c'était à cause de toutes les questions que je lui posais et qui l'agaçaient. Cela se passa un soir, après dîner, où, comme nous le faisions souvent, nous nous promenions paisiblement dans les rues tranquilles de Coconut Grove. Je lui dis :

— Grand-mère m'a parlé de la dispute avec Grand-père. C'est à cause de ça que tu es venu à Baltimore?

— Mon université était affiliée à celle de Baltimore. Je me lis inscrit à la faculté de droit. Je me suis dit que c'était une bonne formation. Puis j'ai passé l'examen du barreau dans Maryland et j'ai commencé à travailler à Baltimore. Ça a vite bien marché pour moi en tant qu'avocat.

— Et tu n'as plus revu Grand-père ensuite?

— Plus pendant douze ans. Mais Grand-mère est venue souvent nous voir.

 

Oncle Saul me raconta comment, pendant des années, une fois par mois, en secret, Grand-mère Ruth descendait pour la journée du New Jersey jusqu'à Baltimore, pour déjeuner avec lui.

En 1974, cela faisait un an qu'Oncle Saul et Grand-père ne se parlaient plus.

— Comment vas-tu, mon chéri? demanda Grand-mère.

— Ça va. Mes études de droit se passent bien.

— Alors tu vas devenir avocat?

— Oui, je pense.

— Ça pourrait être utile pour la compagnie...

— Maman, ne parlons pas de ça, s'il te plaît.

— Comment va Anita?

— Elle va bien. Elle voulait nous rejoindre mais elle a un examen demain, elle doit réviser.

— Je l'aime beaucoup, tu sais...

— Je sais, Maman.

— Ton père aussi.

— Arrête. Ne parlons pas de lui, s'il te plaît.

 

En 1977, cela faisait quatre ans qu'Oncle Saul et Grand-père ne se parlaient plus. Oncle Saul terminait sa spécialisation et s'apprêtait à passer le barreau. Il s'était installé avec Tante Anita dans un petit appartement de la banlieue de Baltimore.

— Vous êtes heureux ici? demanda Grand-mère.

— Oui.

— Et toi, Anita, tu vas bien?

— Oui, Madame Goldman, merci. Je finis mon internat de médecine.

— Elle a déjà reçu une offre d'emploi de l'hôpital Johns Hopkins, dit fièrement Oncle Saul. Ils disent qu'ils la veulent à tout prix.

— Oh, Anita, c'est formidable ! Je suis si fière de toi.

— Comment ça va à Secaucus? demanda Anita.

— Saul manque terriblement à son père.

— Je lui manque? s'agaça Oncle Saul. C'est lui qui m'a mis à la porte.

— Il t'a mis à la porte ou tu es parti? Parle-lui, Saul. Reprends contact, s'il te plaît. Il haussa les épaules et changea de sujet.

— Comment va la compagnie?

— Tout va bien. Ton frère a de plus en plus de responsabilités.

 

En 1978, cela faisait cinq ans qu'Oncle Saul et Grand-père ne se parlaient plus. Oncle Saul venait de quitter le cabinet d'avocats dans lequel il travaillait, pour ouvrir le sien. Anita et lui emménagèrent dans une toute petite villa d'un quartier résidentiel de la classe moyenne.

— Ton frère est devenu directeur de Goldman & Cie, lui dit Grand-mère.

— Tant mieux pour lui. C'est ce que Papa a toujours voulu, de toute façon. Nathan a toujours été son préféré.

— Saul, ne dis pas de sottises, veux-tu? Il n'est pas trop tard pour revenir... Ton père serait tellement...

Il l'interrompit :

— Ça suffit, Maman. Parlons d'autre chose, s'il te plaît.

— Ton frère va se marier.

— Je sais. Il me l'a dit.

— Au moins, vous êtes en contact. Vous viendrez au mariage, n'est-ce pas?

— Non, Maman.

 

En 1979, cela faisait six ans qu'Oncle Saul et Grand-père ne se parlaient plus.

— Ton frère et sa femme attendent un enfant. Saul sourit et se tourna vers Anita, assise à côté de lui.

— Maman, Anita est enceinte...

— Oh, Saul chéri !

 

En 1980, cela faisait sept ans qu'Oncle Saul et Grand-père ne se parlaient plus. À quelques mois d'intervalle, nous naquîmes, Hillel et moi.

— Regarde, c'est ton neveu Marcus, dit Grand-mère en sortant une photographie de son sac.

— Nathan et Deborah viennent ici la semaine prochaine. Nous allons enfin rencontrer ce petit bonhomme. Je me réjouis.

— Tu vas rencontrer ton cousin Marcus, dit Anita à Hillel. qui dormait dans sa poussette. Tu as un fils maintenant. Saul, il serait temps d'arrêter ces histoires avec ton père.

 

En 1984, cela faisait plus de dix ans qu'Oncle Saul et Grand-père ne se parlaient plus.

— Hillel, qu'est-ce que tu manges?

— Des frites, Grand-mère.

— Tu es le garçon le plus mignon que je connaisse.

— Comment va Papa? demanda Saul.

— Pas bien. L'entreprise va très mal. Ton père est catastrophé, il dit qu'ils vont couler.

 

En 1985, cela faisait douze ans qu'Oncle Saul et Grand-père ne se parlaient plus. Goldman & Cie était au bord de la faillite. Mon père avait préparé un plan de sauvetage qui impliquait de revendre l'entreprise. Il avait besoin d'aide pour concrétiser son plan et il descendit à Baltimore chercher son grand frère, qui était devenu un avocat spécialisé, notamment en fusions et acquisitions.

Presque vingt-cinq ans plus tard, en parcourant Coconut Grove, Oncle Saul me raconta comment, un soir de mai 1985, ils se retrouvèrent tous les trois dans le bâtiment en briques rouges de Goldman & Cie, dans l'État de New York. La fabrique était déserte et plongée dans l'obscurité; seul était éclairé le bureau de Grand-père, qui épluchait ses livres de comptes. Mon père poussa la porte et dit doucement : « Papa, j'ai amené quelqu'un pour nous aider. »

Lorsque Grand-père vit Oncle Saul dans l'encadrement de la porte, il éclata en sanglots, se jeta contre lui et le serra brusquement dans ses bras. Ils passèrent les jours suivants dans les bureaux de la compagnie Goldman à peaufiner un plan de rachat. Durant ce séjour, Oncle Saul ne quitta pas l'État de New York, faisant les allers-retours entre son hôtel et la compagnie, sans jamais passer la frontière avec le New Jersey ni revenir dans la maison de son enfance.

 

Le récit d'Oncle Saul terminé, nous rentrâmes en silence à la maison. Oncle Saul sortit deux bouteilles d'eau du frigo, que nous bûmes au comptoir de la cuisine.

— Marcus, me dit-il, je crois que je voudrais que tu me laisses un peu. Je ne compris pas tout de suite.

— Tu veux dire maintenant?

— Je voudrais que tu rentres à New York. J'aime énormément ta présence, ne te méprends pas. Mais j'ai besoin d'être un peu seul.

— Est-ce que tu es fâché contre moi?

— Non, pas du tout. Je veux juste être un peu seul.

— Je partirai demain.

— Merci.

De bonne heure, le lendemain matin, je mis ma valise dans le coffre de ma voiture, j'embrassai mon oncle, et je rentrai à New York.

 

*

 

Je fus très troublé de la façon dont Oncle Saul me chassa de chez lui. Je profitai d'être de retour à New York pour voir un peu mes parents, et un jour du mois de juin 2011 que j'emmenais ma mère déjeuner dans le restaurant de Montclair où elle avait ses habitudes, nous eûmes une discussion à propos des Baltimore. Nous étions attablés sur la terrasse, il faisait un temps magnifique, et ma mère me dit soudain :

— Markie, à propos de Thanksgiving prochain...

— Thanksgiving est dans cinq mois, Maman. Est-ce que ce n'est pas un peu tôt pour en parler?

— Je sais, mais ça nous ferait plaisir, à ton père et moi, que nous soyons réunis pour Thanksgiving. Ça fait si longtemps que nous n'avons plus célébré Thanksgiving ensemble.

— Je ne fête plus Thanksgiving, Maman...

— Oh, Markie, ça me fait tellement de peine de t'entendre dire des choses pareilles ! Tu devrais vivre plus dans le présent et moins dans le passé.

— Les Goldman-de-Baltimore me manquent, Maman. Elle sourit.

— Il y a longtemps que je n'avais plus entendu l'expression
Goldman-de-Baltimore.
Ils me manquent aussi.

— Maman, ne prends pas mal ma question, mais est-ce que tu as été jalouse d'eux?

— Je t'ai eu toi, mon chéri, que m'aurait-il fallu de plus?

— Je repensais à ces vacances à Miami, chez les grands-parents Goldman, où Oncle Saul prenait la chambre, et Papa et toi deviez dormir sur le canapé.

Elle éclata de rire.

— Ça ne nous a jamais dérangés, ton père et moi, de dormir dans la pièce de la télévision. Tu sais, c'était ton oncle qui avait payé pour l'appartement de tes grands-parents, et nous trouvions parfaitement normal qu'il dorme dans la chambre la plus confortable. Chaque fois, avant de venir, ton père téléphonait à Grand-père pour lui demander de nous attribuer la pièce de la télévision et de laisser Saul et Anita dans la chambre d'amis. Chaque fois, ton grand-père disait que Saul l'avait déjà appelé pour lui demander de cesser de faire dormir son frère dans la pièce de la télévision et de lui attribuer à lui la chambre la moins confortable. Ton père et ton oncle finissaient par tirer au sort. Je me rappelle une fois où les Baltimore étaient arrivés avant nous en Floride, et où Saul et Tante Anita avaient déjà pris possession de la pièce de la télévision. Contrairement à ce que tu penses, ça n'a pas toujours été ton père et moi qui y dormions, de loin.

— Tu sais, je me suis souvent demandé si nous aussi, nous aurions pu devenir des Baltimore...

— Nous sommes des Montclair. Et il en sera ainsi pour toujours. Pourquoi vouloir changer? Chacun est différent, Markie, et peut-être est-ce là le bonheur : être en paix avec ce que l'on est.

— Tu as raison, Maman.

Je crus que le sujet était clos. Nous parlâmes de tout autre chose et, le repas terminé, je ramenai ma mère à la maison. Au moment d'arriver, elle me dit:

— Gare-toi là un instant, Markie, s'il te plaît. J'obéis.

— Est-ce que tout va bien, Maman?

Elle me regarda comme elle ne m'avait jamais regardé.

— Nous aurions pu devenir des Baltimore, Markie.

— Que veux-tu dire?

— Marcus, il y a quelque chose que tu ne sais pas. Lorsque tu étais tout petit, il a fallu vendre la compagnie de Grand-père, qui ne marchait plus...

— Oui, ça je le sais.

— Mais ce que tu ignores, c'est qu'à ce moment-là, ton père a commis une erreur de jugement dont il s'est longtemps voulu...

— Je ne suis pas sûr de comprendre, Maman...

— Markie, en 1985, lorsque la compagnie a été vendue, ton père n'a pas suivi les conseils de Saul. Il a raté l'occasion de gagner énormément d'argent.

Longtemps, je crus que la barrière entre les Montclair et les Baltimore s'était construite avec les aléas du temps. Elle s'était en réalité érigée en une seule nuit, ou presque.

35.

Selon la stratégie élaborée par mon père et Oncle Saul, Goldman & Cie fut vendue en octobre 1985 à Hayendras Inc., une importante société basée dans l'État de New York.

La veille de la vente, mon père, Oncle Saul, Grand-père et Grand-mère se retrouvèrent tous les quatre à Suffern, où Hayendras avait son siège. Mon père et mes grands-parents étaient venus en voiture ensemble depuis le New Jersey, Oncle Saul avait pris un avion jusqu'à La Guardia puis avait loué une voiture.

Ils avaient pris trois chambres dans un Holiday Inn, et ils passèrent toute la journée dans une salle de conférences mise à leur disposition, à relire attentivement les contrats et s'assurer que tout correspondait à ce qui avait été convenu. Il faisait nuit depuis longtemps lorsqu'ils eurent terminé et, à l'initiative de Grand-père, ils allèrent dîner dans un restaurant du quartier. À table, Grand-père regarda ses deux fils et les prit chacun par une main.

— Vous vous souvenez, dit-il, de ces heures passées sur ce banc à nous imaginer tous les trois dirigeant l'entreprise?

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