Le livre des Baltimore (21 page)

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Authors: Joël Dicker

BOOK: Le livre des Baltimore
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— Ta gueule, Lennie, ordonna Hillel. Va prendre ton texte, on va faire des essais. Allez, tout le monde se met en place.

Mais après la première répétition, plusieurs parents d'élèves se plaignirent au principal Burdon de la teneur du texte que l'on voulait faire jouer aux élèves. Celui-ci leur donna raison et pria Mademoiselle Anderson de choisir un texte plus approprié. Furieux, Hillel s'en alla trouver le principal Burdon dans son bureau pour lui demander des explications.

— Pourquoi avez-vous interdit à Mademoiselle Anderson de nous faire jouer
Des souris et des hommes?

— Des parents d'élèves se sont plaints de la pièce et je trouve qu'ils ont raison.

— Je serais curieux de savoir de quoi ils se sont plaints.

— Le texte est truffé de gros mots, et tu le sais très bien. Allons, Hillel, veux-tu vraiment que ce spectacle, censé être la fierté de l'école, soit un ramassis d'argot et de grossièretés blasphématoires?

— Mais c'est John Steinbeck, enfin ! Êtes-vous complètement fou, principal? Burdon le fusilla du regard.

— C'est toi, Hillel, qui es fou d'oser me parler sur ce ton. Je vais t'accorder une faveur et faire comme si je n'avais rien entendu.

— Mais enfin, vous ne pouvez pas interdire un texte de Steinbeck !

— Steinbeck ou pas, je refuse que ce livre épouvantable et provocateur soit lu dans cette école.

— Eh bien, cette école est nulle !

Hillel, furieux, décida d'abandonner le cours d'art dramatique. Il était fâché contre Burdon, contre ce qu'il représentait, contre le lycée. Il arbora son air triste des mauvais moments d'Oak Tree, il se sentait déprimé. Ses résultats scolaires devinrent catastrophiques et ses parents furent convoqués par Mademoiselle Anderson. Tante Anita et Oncle Saul, qui n'avaient rien vu venir, découvrirent un aspect d'Hillel très différent du garçon lumineux qu'il pouvait être. Il avait perdu tout intérêt pour l'école, il se montrait insolent avec ses professeurs et enchaînait les mauvais résultats.

— Je crois qu'il n'est pas attentif parce qu'il n'est pas motivé, expliqua gentiment Mademoiselle Anderson.

— Mais alors, que faut-il faire?

— Hillel est vraiment très intelligent. Il s'intéresse à tellement de choses. Il en sait beaucoup plus sur tout que la plupart de ses camarades. La semaine dernière, j'ai essayé péniblement d'expliquer à la classe les bases du fédéralisme et le fonctionnement de l'État américain. Lui, il connaît déjà la politique sur le bout des doigts et il me faisait des comparaisons avec la Grèce antique.

— Oui, il est passionné par l'Antiquité, s'amusa tristement Tante Anita.

— Monsieur et Madame Goldman, Hillel a quatorze ans et il lit des livres sur le droit romain...

— Qu'est-ce que vous essayez de nous dire? demanda Oncle Saul.

— Qu'Hillel serait peut-être plus heureux dans une école privée. Avec un programme adapté. Il y serait tellement plus stimulé.

— Mais il en vient... Et puis, il ne voudra jamais être séparé de Woody.

Oncle Saul et Tante Anita essayèrent de lui parler pour comprendre ce qui se passait.

— Le problème, c'est que je crois que je suis nul, dit Hillel.

— Mais comment peux-tu dire une chose pareille?

— Parce que j'arrive à rien. J'arrive pas du tout à me concentrer. Même si je le voulais, je n'y arriverais pas. Je comprends rien aux cours, je suis complètement perdu !

— Comment ça,
tu ne comprends rien?
Hillel, enfin, tu es un garçon tellement intelligent ! Tu dois te donner les moyens d'y arriver.

— Je promets d'essayer de faire un effort, répondit Hillel. Tante Anita et Oncle Saul demandèrent également un rendez-vous au principal Burdon.

— Hillel s'ennuie peut-être en classe, dit Burdon, mais Hillel est surtout un pleurnicheur qui n'aime pas la contrariété ! Il a commencé le cours de théâtre et, soudain, il a tout lâché.

— Il a abandonné parce que vous avez censuré sa pièce...


Censuré?
Pfff ! mon cher Monsieur Goldman, la pomme ne tombe jamais loin de l'arbre, je croirais entendre votre fils. Steinbeck ou pas, les grossièretés n'ont pas leur place dans un spectacle de lycée. On voit que ce n'est pas vous qui avez les parents d'élèves sur le dos ensuite. Hillel n'avait qu'à choisir une pièce plus appropriée ! Qui veut mettre en scène du Steinbeck à quatorze ans?

— Peut-être qu'Hillel est un garçon en avance sur son âge, suggéra Tante Anita.

— Oui, oui, oui, répondit Burdon en soupirant, je connais la chanson : « Mon enfant est tellement intelligent qu'on pourrait croire qu'il est débile. » Je l'entends constamment celle-là, vous savez. « Mon enfant est très spécial et bla-bla-bla », « et il a besoin d'attention et bla-bla-bla ». La vérité, c'est que nous sommes un lycée public, Monsieur et Madame Goldman, et que dans un lycée public tout le monde est logé à la même enseigne. On ne peut pas commencer à édicter des consignes particulières pour Untel, même pour de bonnes raisons. Vous imaginez si chacun des élèves devait avoir son propre petit programme parce qu'il est « spécial »? J'ai déjà assez de soucis avec la cantine et tous ces enquiquineurs d'hindous, de juifs et de musulmans qui ne sont pas fichus de manger comme tout le monde.

— Alors, que suggérez-vous? demanda Oncle Saul.

— Eh bien, peut-être qu'Hillel devrait travailler plus, tout simplement. Si vous saviez le nombre d'enfants que j'ai eus dans ce lycée dont les parents pensaient qu'ils étaient des génies et que vous recroisez quelques années plus tard à la caisse d'une station-service.

— Quel est le problème avec les gens qui travaillent dans les stations-service? demanda Oncle Saul.

— Aucun ! Aucun ! Bon sang, si on ne peut même pas s'exprimer. Vous êtes drôlement agressifs dans cette famille ! Tout ce que je dis, c'est qu'Hillel a peut-être besoin de travailler au lieu de penser qu'il sait déjà tout et qu'il est plus malin que tous ses professeurs réunis. S'il a des mauvais résultats, c'est qu'il ne travaille pas assez, un point c'est tout.

— Bien évidemment qu'il ne travaille pas assez, Monsieur Burdon, expliqua Tante Anita. C'est bien le problème, et c'est pour ça que nous sommes là. Il ne travaille pas parce qu'il s'ennuie. Il a besoin d'être stimulé. Il a besoin d'être poussé. D'être encouragé. Il est en train de gâcher son potentiel...

— Monsieur et Madame Goldman, j'ai regardé attentivement ses résultats. Je comprends que ça soit difficile à accepter pour vous, mais en règle générale, quand on a des mauvais résultats, cela veut dire qu'on n'est pas très intelligent.

— Vous savez que j'entends tout ce que vous dites, principal Burdon, fit remarquer Hillel qui assistait à la conversation.

— Et voilà le petit insolent qui s'y remet. Il faut toujours qu'il ait la bouche ouverte, celui-là! Je suis en train d'avoir une discussion avec tes parents pour le moment, Hillel. Tu sais, si c'est de cette façon que tu te comportes avec tes professeurs, ce n'est pas étonnant qu'ils te détestent tous.

Quant à vous, Monsieur et Madame Goldman, j'ai bien entendu votre comptine sur le mode « mon enfant a des mauvaises notes parce qu'il est surdoué », mais je regrette de devoir vous dire que cela s'appelle du déni. Les surdoués, on ne les voit même pas passer et, à douze ans, ils sont déjà diplômés de Harvard !

Woody décida de prendre les choses en main et de remotiver Hillel en lui permettant de faire ce qu'il faisait le mieux : entraîner l'équipe de football. Il n'y avait pas d'entraînement d'équipe régulier en dehors de la saison; c'était interdit par le règlement de la Ligue. Mais rien n'empêchait les joueurs de se réunir entre eux pour des exercices collectifs. Aussi, à la demande de Woody, toute l'équipe se mit à se réunir deux fois par semaine pour s'entraîner sous les ordres d'Hillel, assisté de Scott. L'objectif de ces préparations était de remporter le championnat l'automne suivant, et à mesure que les semaines passaient, les joueurs s'imaginaient soulevant le trophée, tous, y compris Scott, qui confia un jour à Hillel :

— Hill', je voudrais jouer. J'aime pas être entraîneur. Je voudrais jouer au football. Moi aussi je voudrais être sur le terrain l'année prochaine. Je voudrais faire partie de l'équipe.

Hillel le regarda d'un air désolé.

— Mais Scott, tes parents ne seront jamais d'accord.

Scott eut une mine affligée. Il s'assit sur le gazon et arracha des brins d'herbe. Hillel s'assit à côté de lui et passa son bras autour de ses épaules.

— T'inquiète pas, dit-il. On va arranger ça. Il suffit que tu fasses attention, ton père l'a dit. Bien boire, faire des pauses et te laver les mains.

C'est ainsi que Scott rejoignit officiellement l'équipe non officielle des Chats Sauvages. Il s'échauffait comme il pouvait, et participait à quelques exercices. Mais il était vite à bout de souffle. Il rêvait de jouer au poste d'ailier: recevoir un ballon aux 50 yards, effectuer un sprint spectaculaire, passer toute la défense adverse et marquer un
touchdown.
Être porté en triomphe par le reste de l'équipe, entendre le stade hurler son nom. Hillel lui attribua le poste d'ailier, mais il était évident qu'il ne pouvait pas courir plus de dix mètres. Il fut donc décidé d'une nouvelle façon de procéder : Scott serait mis dans une brouette et poussé par un joueur jusqu'à la ligne de but où le pousseur renverserait la brouette, et Scott avec. Lequel au contact du sol, le ballon dans le bras, marquerait un
touchdown.
Cette nouvelle combinaison, appelée « brouette », connut un succès retentissant au sein de l'équipe. Une partie de l'entraînement fut bientôt dédiée à des séances de poussées de coéquipiers dans une brouette, ce qui eut le mérite d'augmenter de façon spectaculaire les qualités de sprinteurs des joueurs, qui, une fois lancés sans leur brouette, étaient de véritables fusées.

Je n'eus jamais la chance de voir de mes propres yeux une « brouette ». Mais le spectacle devait avoir quelque chose de saisissant, parce que, bientôt, les élèves de Buckerey se pressèrent pour assister aux entraînements, d'ordinaire uniquement suivis par quelques groupies. Hillel ordonnait à ses joueurs d'exécuter des actions de match et soudain, à son signal, déboulant de nulle part, l'un des joueurs les plus robustes – souvent Woody – traversait le terrain en poussant Scott, royalement installé dans sa brouette. Le quarterback lui envoyait le ballon depuis le fond du terrain : il fallait une agilité et une force exceptionnelles de la part du pousseur pour parvenir à ce que Scott reçoive le ballon, puis il fallait continuer jusqu'à la ligne de but en zigzaguant, évitant les stoppeurs qui ne se gênaient pas pour intercepter violemment Woody, la brouette et Scott. Mais lorsque la brouette arrivait à la ligne de but et que Scott, se jetant au sol, marquait, le public poussait des hurlements de joie. Et tous criaient : « La brouette ! La brouette ! » Et Scott se relevant, d'abord félicité par ses coéquipiers, allait saluer et célébrer son but avec la cohorte de ses fans, toujours grandissante. Puis il allait boire, reprendre son souffle et se laver les mains.

 

Ces quelques mois d'entraînement furent les plus heureux de la scolarité du Gang des Goldman reformé. Woody, Hillel et Scott étaient les vedettes de l'équipe de football et les gloires du lycée. Jusqu'à ce jour de printemps, peu après Pâques, où Gillian Neville, qui attendait son fils sur le parking du lycée, fut alertée par les cris de joie de la foule. Scott venait de réaliser un
touchdown.
Gillian marcha jusqu'au terrain pour voir ce qui s'y passait et découvrit son fils, dans une tenue dépareillée de footballeur, en train de traverser le terrain à bord d'une brouette. Elle se mit à hurler :

— Scott, au nom du Ciel ! Scott, qu'est-ce que tu fais là? Woody s'arrêta net. Les joueurs se figèrent, les spectateurs se turent. Il y eut un silence de mort.

— Maman? fit Scott en enlevant son casque.

— Scott? Mais tu m'as dit que tu étais au cours d'échecs. Scott baissa la tête et descendit de sa brouette.

— Je t'ai menti, Maman. Je suis désolé...

Elle se précipita vers son fils et l'enlaça en étranglant un sanglot.

— Ne me fais pas ça, Scott. Ne me fais pas ça, s'il te plaît. Tu sais que j'ai peur pour toi.

— Je sais, je ne veux pas que tu t'inquiètes. On ne faisait vraiment rien de mal.

Gillian Neville releva la tête et vit Hillel, un bloc-notes à la main et un sifflet autour du cou.

— Hillel, cria-t-elle en se dirigeant vers lui, tu m'avais promis !

Elle perdit son sang-froid et, se précipitant, sur lui, lui décocha une gifle retentissante.

— Est-ce que tu comprends que tu vas tuer Scott avec tes imbécillités?

Hillel resta sous le choc du coup reçu.

— Où est l'entraîneur? hurla Gillian. Où est le coach Bendham? Est-il au moins au courant de ce que vous faites?

Ce furent les prémices d'un scandale. Burdon fut prévenu, l'administration scolaire du Maryland saisie. Burdon réunit dans son bureau le coach, Scott et ses parents, Hillel, Oncle Saul et Tante Anita.

— Saviez-vous que vos joueurs organisaient des entraînements? demanda le principal Burdon au coach.

— Oui, répondit Bendham.

— Et vous n'avez pas jugé bon d'y mettre un terme?

— Pourquoi l'aurais-je fait? Mes joueurs progressent. Vous connaissez le règlement, principal : les entraîneurs ne doivent pas avoir de contact avec les joueurs en dehors de la saison. Avoir Hillel qui organise des entraînements de groupe, c'est du pain bénit et parfaitement réglementaire.

Burdon soupira et se tourna vers Hillel :

— On ne t'a jamais dit qu'on ne doit pas mettre les petits enfants malades dans des brouettes? C'est humiliant !

— M'sieur Burdon, protesta Scott, ce n'est pas ce que vous croyez ! Au contraire, je n'ai jamais été aussi heureux que ces derniers mois.

— Alors toi, on te promène en brouette, et tu es content?

— Oui, principal Burdon.

— Mais enfin, pour l'amour du Ciel, c'est un lycée ici, pas un cirque !

Burdon congédia le coach, Scott et ses parents pour parler en privé avec les Goldman.

— Hillel, dit-il, tu es un garçon intelligent. Tu as vu dans quel état est le petit Scott Neville? L'exercice est très dangereux pour lui.

— Au contraire, je crois qu'un peu d'exercice lui fait le plus grand bien.

— Es-tu médecin? demanda Burdon.

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