Read Le livre des Baltimore Online
Authors: Joël Dicker
Au beau milieu de la nuit qui suivit, Woody se faufila hors de la maison des Goldman et se rendit à vélo jusqu'à la maison de Burdon. À la faveur de l'obscurité, il rampa à travers le jardin, sortit une bombe de peinture de son sac et inscrivit en lettres immenses sur toute la façade de la maison:
BURDON SAC À MERDE.
À peine eut-il terminé d'inscrire le dernier mot qu'il sentit un halo de lumière braqué sur sa nuque. Il se retourna mais ne put rien voir, aveuglé par la torche qu'on braquait sur lui. « Qu'est-ce que tu fabriques là, mon gars? » interrogea fermement une voix d'homme. Et Woody comprit que c'était deux policiers.
Réveillés par un appel de la police, Oncle Saul et Tante Anita furent priés de se présenter au commissariat pour venir y chercher Woody.
—
Burdon sac à merde?
se désola Tante Anita. T'as rien trouvé de mieux? Oh, Woody, qu'est-ce qui t'a pris de faire un truc pareil?
Il baissa la tête honteusement et marmonna :
— Je voulais me venger de ce qu'il a fait à Hillel.
— Mais on ne se venge pas ! lui répondit Oncle Saul d'un ton sans colère. Ce n'est pas comme ça que les choses fonctionnent, et tu le sais très bien.
— Qu'est-ce qui va m'arriver maintenant? demanda Woody.
— Ça dépend si le principal Burdon porte plainte ou non.
— Est-ce que je vais être renvoyé du lycée?
— Nous l'ignorons. Tu as fait une grave bêtise, Woody, et ton destin n'est plus entre tes mains.
Woody fut renvoyé du lycée de Buckerey.
Le coach Bendham fit tout pour le défendre face à Burdon, avec qui il eut une violente altercation quand celui-ci refusa de revenir sur la décision de renvoi.
— Mais pourquoi êtes-vous borné à ce point, Steve? explosa Bendham.
— Parce qu'il y a des règles, coach, et qu'il faut les respecter. Vous avez vu ce que ce petit voyou a fait à ma maison?
— Mais on parle d'une connerie de gamin ! Vous auriez dû lui faire balayer les chiottes de l'école pendant six mois, mais vous ne pouvez pas faire ça, vous ne pouvez pas écraser ces deux gamins comme vous l'avez fait.
— Augustus, c'est comme ça.
— Bon sang, Steve, vous dirigez une école, une école bordel de merde ! Vous êtes là pour construire les vies de ces gosses ! Pas pour les détruire.
— Justement, je dirige une école. Et vous ne semblez pas réaliser ce que cela implique comme responsabilités. Nous sommes là pour que ces enfants s'adaptent à notre société, et non l'inverse. Ils doivent apprendre qu'il y a des règles, et que si on ne les respecte pas, il y a des conséquences. Trouvez-moi cruel si vous voulez, je sais que je le fais pour eux et qu'un jour ils m'en remercieront. Des gamins comme ça, ils finissent en prison si personne ne les reprend en main.
— Des gamins comme ça, Steve, ils finissent stars de la NFL et Prix Nobel ! Vous verrez que dans dix ans, il y aura des caméras dans ce préau pour filmer la gloire des Goldman.
— Pfff ! la gloire des Goldman ! Ne me dites pas que vous croyez à ces conneries...
— Et devant les journalistes qui tendront leur micro, vous bafouillerez comme un minable qu'ils étaient vos élèves préférés, les meilleurs de votre lycée et que vous n'avez jamais douté de leur talent !
— Ça suffit, coach, vous dépassez les bornes. J'en ai assez entendu.
— Vous savez quoi, Steve, c'est moi qui en ai assez entendu : allez vous faire foutre !
— Pardon? Avez-vous complètement perdu la tête? Je vais faire un rapport, Augustus. Vous allez y passer aussi !
— Faites tous les rapports que vous voulez. Je me barre ! Je ne participerai pas à votre système merdique, qui n'a rien su faire d'autre que de priver deux gamins de leurs rêves. Je me tire, vous ne me reverrez plus !
Il était parti en claquant la porte de toutes ses forces et il avait démissionné de son poste avec effet immédiat, demandant sa mise à la retraite anticipée.
Le week-end qui suivit, Woody vint chez lui et le trouva en train de charger ses affaires dans son camping-car.
— Partez pas, coach... l'équipe a besoin de vous.
— Il n'y a plus d'équipe, Woody, répondit Bendham sans interrompre sa tâche. Ça fait longtemps que j'aurais dû prendre ma retraite.
— Coach, je suis venu pour vous demander pardon. Tout est ma faute. Bendham posa son carton dans l'herbe.
— Non, Woody, pas du tout. C'est la faute de ce système merdique ! De ces profs pourris. C'est moi qui te demande pardon, Woody. Je n'ai pas été foutu de vous défendre correctement, Hillel et toi.
— Alors, vous fuyez?
— Non, je prends ma retraite. Je vais traverser le pays, je serai en Alaska d'ici à cet été.
— Vous vous tirez dans votre foutu camping-car jusqu'en Alaska pour ne pas voir la réalité, coach.
— Pas du tout. J'ai toujours eu envie de faire ce voyage.
— Mais vous avez toute la vie pour aller jusque dans ce putain d'Alaska !
— La vie n'est pas si longue, mon garçon.
— Elle l'est suffisamment pour que vous restiez encore un peu. Bendham l'attrapa par les épaules :
— Continue le football, mon garçon. Pas pour moi, ni pour Burdon, ni pour personne d'autre que toi.
— J'en ai rien à foutre, coach ! J'en ai rien à foutre de cette merde !
— Non, tu n'en as pas rien à foutre ! Le football, c'est toute ta vie !
*
Le couple de Patrick et Gillian ne résista pas à la mort de Scott.
Gillian ne pardonnait pas à son mari d'avoir encouragé Scott à faire du football. Elle avait besoin de réfléchir, elle avait besoin d'espace. Surtout, elle ne voulait plus vivre dans la maison d'Oak Park. Un mois après l'enterrement de Scott, elle décida de retourner à New York et loua un appartement à Manhattan. Alexandra la suivit. Elles déménagèrent en novembre 1995.
Mes parents m'autorisèrent à aller passer le week-end de leur départ à Oak Park, pour dire au revoir à Alexandra. Ce furent les jours les plus tristes que je vécus à Baltimore.
— C'est la fille qui t'écrit? demanda ma mère en m'accompagnant à la gare de Newark.
— Oui.
— Tu la reverras un jour, me dit-elle.
— J'en doute.
— Je suis certaine que si. Ne sois pas trop triste, Markie.
J'essayai de me persuader que ma mère avait raison et que si Alexandra comptait vraiment, le destin la remettrait sur mon chemin, mais durant tout le trajet vers Baltimore, j'avais le cœur serré. Et dans la voiture de ma tante, je gardai la tête basse et n'eus même pas envie de saluer les agents de la patrouille.
Elle partit le lendemain, un samedi, à bord de la voiture de sa mère, dans une procession funèbre composée de deux camions de déménagement. Nous passâmes nos dernières heures ensemble dans sa chambre, totalement vide. Il ne restait pour toute trace de son passage que les marques des punaises qui avaient tenu les affiches représentant ses chanteurs préférés. Même sa guitare avait disparu.
— Je ne peux pas croire que je m'en vais, murmura Alexandra.
— Nous non plus, répondit Hillel la gorge étranglée.
Elle écarta grand les bras et Woody, Hillel et moi nous y blottîmes. Sa peau sentait ce parfum délicieux, ses cheveux cette odeur d'abricot. Nous fermâmes tous les trois les yeux et nous restâmes un moment ainsi. Jusqu'à ce que la voix de Patrick résonne depuis le rez-de-chaussée.
« Alexandra, tu es là-haut? Il faut partir, les déménageurs nous attendent. »
Elle descendit les escaliers et nous la suivîmes, la tête basse.
Devant la maison, elle nous demanda de faire une photo de tous les quatre. Son père nous immortalisa ensemble devant ce qui avait été leur maison. « Je vous l'enverrai, nous promit-elle. Nous nous écrirons. »
Elle nous enlaça une dernière fois, chacun notre tour.
— Au revoir, mes petits Goldman. Je ne vous oublierai pas.
— Tu es membre du Gang pour toujours, dit Woody. Je vis une larme perler sur la joue d'Hillel et je l'essuyai du bout de mon pouce.
Nous la regardâmes monter dans la voiture de sa mère en lui faisant une dernière haie d'honneur. Puis la voiture démarra et roula lentement sur l'allée. Elle nous adressa un long signe de la main. Elle pleurait elle aussi.
Dans un dernier élan passionné, nous sautâmes sur nos vélos, et nous escortâmes la voiture à travers le quartier. Dans l'habitacle, nous la vîmes sortir une feuille de papier sur laquelle elle inscrivit quelques mots. Puis elle la plaqua contre la vitre arrière et nous pûmes lire :
JE VOUS AIME, LES GOLDMAN.
Je n'ai jamais raconté à personne ce qui se passa, en novembre 1995, après le déménagement d'Alexandra et sa mère à New York.
Après l'enterrement de Scott, nous nous étions téléphoné sans cesse. Elle me réclamait et j'en ressentais une immense fierté. Elle disait qu'elle ne pouvait pas s'endormir sans la présence de quelqu'un et nous nous téléphonions, laissant le combiné à côté de notre tête pendant que nous dormions. Parfois, la communication restait établie jusqu'au lendemain.
Ma mère, en recevant le relevé des télécommunications, me fit une scène.
— Qu'est-ce que vous vous dites pendant des heures?
— C'est à cause du Petit Scott, lui expliquai-je.
— Oh, fit-elle, décontenancée.
J'allais découvrir que Scott pouvait continuer d'être un fantastique copain depuis l'au-delà. L'invocation de son nom avait un effet magique :
« Pourquoi as-tu eu une mauvaise note? — À cause du Petit Scott. »
« Pourquoi as-tu séché la classe? — À cause du Petit Scott. » « Je voudrais manger de la pizza ce soir... — Ah, non pas encore. — S'il te plaît, ça me rappelle le Petit Scott. »
Le Petit Scott fut mon sésame pour aller voir Alexandra à New York autant que je voulais. Car ce qui n'avait été qu'une amourette téléphonique se transforma après son déménagement en une véritable relation. Montclair et Manhattan n'étaient distantes que d'une demi-heure de train, et je me mis à la retrouver plusieurs fois par semaine à Manhattan, dans un café à proximité de son école. Je prenais le train, le cœur battant à la perspective de l'avoir pour moi tout seul. Au début, nous ne fîmes que reprendre nos interminables conversations téléphoniques, mais face à face cette fois, mes yeux plongés dans les siens. C'est assis à côté d'elle qu'un jour, après lui avoir pris la main, je franchis le pas dont j'avais tant rêvé : je l'embrassai et elle me rendit mon baiser. Nous échangeâmes un long baiser sous-marin et ce fut pour moi le début d'une année où le Gang des Goldman me passionna moins, et où elle devint mon unique obsession. Plusieurs fois par semaine, je venais à New York la retrouver au café. Quelle joie de la voir, de l'entendre, de la toucher, de lui parler, de la caresser, de l'embrasser ! Nous déambulions dans les rues, nous échangions des baisers à l'abri des squares. Quand je la voyais arriver, mon cœur se mettait immédiatement à cogner dans ma poitrine. Je me sentais vivant, plus vivant que je ne l'avais jamais été. Sans oser me l'avouer, je savais que c'était un sentiment qui dépassait celui que j'éprouvais pour les Baltimore.
Elle disait que je lui permettais de surmonter son chagrin. Qu'elle se sentait différente quand j'étais avec elle. Nous recherchions notre présence mutuelle et notre relation se développa rapidement.
Je me sentis pousser des ailes, au point qu'un jour, pris d'un excès de confiance, je décidai de la surprendre à la sortie de son école. Je la vis sortir du bâtiment, entourée d'un groupe d'amies, et je me précipitai vers elle pour la prendre contre moi. En me voyant, elle eut un mouvement de recul, me tint à distance et se montra très froide avant de disparaître. Je rentrai à Montclair, penaud et décontenancé. Ce soir-là, elle me téléphona :
— Salut, Marcus...
— Est-ce qu'on se connaît? demandai-je, vexé.
— Markie, ne m'en veux pas...
— Tu dois sans doute avoir une bonne explication pour ton comportement de tout à l'heure.
— Marcus, tu as deux ans de moins...
— Et alors?
— Alors, c'est embarrassant.
— Qu'est-ce qu'il y a d'embarrassant?
— Tu me plais bien, mais tu as deux ans de moins, quoi !
— Quel est le problème?
— Oh, mon pauvre petit bébé Marcus, tu es si naïf, ça te rend encore plus mignon. C'est un peu la honte.
— Il suffit de le dire à personne.
— Les gens le sauront forcément.
— Pas si tu ne le dis pas.
— Oh, laisse tomber, bébé Marcus ! Si tu veux me voir, personne ne doit savoir.
J'acceptai. Nous continuâmes à nous retrouver au café. Parfois, elle venait à Montclair où, ne connaissant personne, elle ne risquait rien. Bénie soit Montclair, petite ville de banlieue peuplée d'inconnus.
Ma passion pour Alexandra ne tarda pas à avoir un effet dramatique sur mes résultats scolaires. En classe, je ne voyais plus qu'elle et je n'écoutais plus rien. Elle dansait dans ma tête, elle dansait sur mes cahiers, elle dansait devant le tableau, elle dansait avec la prof de sciences et murmurait : « Marcus... Marcus... » et je me levai pour danser avec elle. « Marcus ! hurla la prof de sciences. As-tu perdu la tête? Retourne à ta place si tu ne veux pas que je te colle. » Mes parents furent convoqués par mon professeur principal, inquiet de mon déclin soudain. C'était ma première année de lycée et ma mère, pensant que j'avais peut-être d'insoupçonnées déficiences mentales, pleura pendant tout l'entretien, se consolant entre deux sanglots en se remémorant – ce que font presque toutes les mères qui découvrent que leur enfant connaît des problèmes scolaires – qu'Einstein lui-même avait eu de grandes difficultés en mathématiques. Einstein ou pas, la conséquence pour moi fut une interdiction de sortie doublée de cours intensifs de soutien scolaire à domicile. Je refusai, je suppliai, je me roulai par terre, je promis d'avoir à nouveau de bons résultats, mais rien n'y fit : tous les jours après l'école, quelqu'un viendrait m'aider à faire mes devoirs. Je jurai alors d'être insolent, boudeur, imbécile, distrait et pétomane pendant mes leçons d'appui.
Au bord du désespoir, je finis par en parler à Alexandra, lui expliquant que nous étions condamnés à beaucoup moins nous voir. Le soir même, elle téléphonait à ma mère. Elle lui expliqua avoir été contactée par mon professeur de mathématiques pour me donner des cours de soutien à domicile. Ma mère lui expliqua avoir déjà contacté quelqu'un, mais lorsque Alexandra lui dit que ses cours étaient payés par le lycée de Montclair, ma mère accepta volontiers et l'engagea. C'était le genre de tour de magie dont Alexandra était capable.