Le livre des Baltimore (11 page)

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Authors: Joël Dicker

BOOK: Le livre des Baltimore
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Woody eut une moue.

— Ben, tu m'as l'air assez nul pour la bagarre. Donc je dirais que ça va probablement te prendre toute la vie. Mais je pourrais t'accompagner à l'école. Comme ça, personne n'oserait plus t'embêter.

— Tu ferais ça?

— Bien sûr.

 

À partir du jour où il rencontra Woody, Hillel n'eut plus jamais d'ennuis à l'école. Tous les matins, en sortant de chez lui, il retrouvait Woody à l'arrêt du bus scolaire. Ils montaient à bord tous les deux et Woody l'escortait jusque dans les couloirs de l'école, se fondant dans la foule des autres élèves. Porc gardait ses distances. Il ne voulait pas avoir d'histoires avec Woody.

À la sortie des cours, Woody était là de nouveau. Ils allaient tous les deux sur le terrain de basket et ils faisaient quelques parties endiablées, puis Woody raccompagnait Hillel chez lui.

— Faut que je me dépêche, Bunk me croit en train de tailler des plantes chez tes voisins. S'il me voit avec toi, je suis mort.

— Comment ça se fait que t'es tout le temps ici? demandait Hillel. T'as pas école?

— Si, mais je finis plus tôt. J'ai le temps de venir ici.

— Tu vis où?

— Dans un foyer des quartiers Est.

— T'as pas de parents? Ma mère avait plus le temps de s'occuper de moi.

— Et ton père?

— Il habite en Utah. Il a une nouvelle femme. Il est très occupé.

En arrivant à proximité de la maison des Goldman, Woody saluait Hillel et disparaissait. Hillel lui offrait toujours de rester dîner.

— Je peux pas, répondait systématiquement Woody.

— Pourquoi?

— Je dois aller travailler avec Bunk.

— T'as qu'à venir quand t'auras fini et dîner avec nous, insistait Hillel.

— Non. Ça me gêne.

— Qu'est-ce qui te gêne?

— Tes parents. Je veux dire, pas tes parents à toi. Juste les adultes.

— Mes parents sont plutôt cool.

— Je le sais bien.

— Wood', pourquoi tu me protèges?

— Je te protège pas. C'est juste que j'aime bien être avec toi.

— Moi, je crois que tu me protèges.

— Alors toi, tu me protèges aussi.

— Je te protège de quoi? Je suis tout minus.

— Tu me protèges d'être tout seul.

Et ce qui devait être le remboursement d'une dette de Woody envers Oncle Saul se transforma en une amitié indéfectible entre Woody et Hillel. Il venait tous les jours jusqu'à Oak Park. Les jours de semaine, il remplissait son rôle de garde du corps. Le samedi, c'est Hillel qui l'accompagnait dans sa journée de travail avec Bunk, et le dimanche, ils allaient ensemble passer la journée au square ou sur le terrain de basket. Woody se postait dès l'aube sur le trottoir, dans le froid et l'obscurité, et attendait Hillel. « Pourquoi tu rentres pas prendre un chocolat chaud? insistait Hillel. Tu vas geler dehors. » Mais Woody refusait systématiquement.

Un samedi matin, lorsque Woody arriva dans l'obscurité devant le portail des Goldman-de-Baltimore, il trouva Oncle Saul qui buvait son café. Il lui fit un signe de la tête.

— Woodrow Finn... Ça alors ! C'est donc toi qui rends mon fils si heureux...

— J'ai rien fait de mal, Monsieur Goldman. Je vous le promets.

Oncle Saul sourit.

— Je le sais bien. Allez, viens à l'intérieur.

— Je préfère rester dehors.

— Tu ne peux pas rester dehors, il fait glacial. Allez, viens. Woody le suivit timidement dans la maison.

— T'as pris ton petit déjeuner? demanda Oncle Saul.

— Non, M'sieur Goldman.

— Pourquoi? Il faut manger le matin. C'est important. Surtout si tu jardines ensuite.

— Je sais.

— Comment ça va au foyer?

— Ça va.

Oncle Saul le fit asseoir au comptoir de la cuisine et lui prépara un chocolat chaud et des pancakes. Le reste de la maison dormait encore.

— Tu sais que grâce à toi Hillel a retrouvé le sourire? demanda Oncle Saul. Woody haussa les épaules à nouveau.

— J'en sais rien, M'sieur Goldman. Oncle Saul lui sourit.

— Merci, Woody.

Woody haussa les épaules encore.

— C'est rien.

— Comment je peux te remercier?

— Rien. Rien, M'sieur Goldman. Au début j'étais venu vous voir à cause du service que je vous devais... Et puis je suis tombé sur Hillel et on est devenus amis.

— Eh bien, considère que tu es mon ami désormais. Et si tu as besoin de quoi que ce soit, tu viens me demander. Et d'ailleurs, je voudrais que tu viennes prendre le petit déjeuner tous les week-ends. Je ne veux pas que tu ailles jouer au basket-ball le ventre vide.

S'il finit par accepter de rentrer dans la maison les samedis et dimanches matin, Woody refusait catégoriquement de rester dîner le soir. Il fallut que Tante Anita déploie des trésors de patience pour l'apprivoiser. Elle attendit d'abord devant la maison qu'ils rentrent du terrain de basket. Elle saluait Woody, qui souvent rougissait en la voyant et s'enfuyait comme un animal sauvage. Hillel s'énervait : « Maman, pourquoi tu fais ça ! Tu vois bien que tu lui fais peur ! » Elle éclatait de rire. Puis elle attendit ensuite avec des biscuits et du lait et, avant que Woody n'ait le temps de fuir, elle lui proposait de venir picorer, tout en restant dehors. Elle profita d'un jour de pluie pour le convaincre de rentrer à l'intérieur. Elle l'appelait « le fameux Woody ». Il rougissait terriblement, il devenait pourpre et balbutiait. Il la trouvait très belle. Une après-midi, elle lui dit :

— Dis-moi, le fameux Woody : tu voudrais rester dîner ce soir?

— Je peux pas, je dois encore aller aider Monsieur Bunk à planter des bulbes.

— Tu n'as qu'à venir ensuite.

— Il vaudrait mieux que je rentre au foyer ensuite. Ils vont s'inquiéter si je ne rentre pas et j'aurai des ennuis.

— Je peux appeler Artie Crawford et lui demander la permission, si tu veux. Ensuite je te ramènerai au foyer.

Woody accepta que Tante Anita téléphone et il reçut la permission de rester dîner. Après le repas, il dit à Hillel :

— Tes parents sont vraiment gentils.

— Je te l'avais dit. Ils sont très relax, tu peux venir ici autant que tu veux.

— J'ai trouvé génial comme ta mère a appelé Crawford pour lui dire que je restais dîner chez vous. Personne ne m'a jamais fait me sentir comme ça.

— Te faire sentir comment?

— Important.

Woody trouva dans les Goldman-de-Baltimore la famille qu'il n'avait jamais eue et gagna bientôt une place à part entière auprès d'eux. Le matin des week-ends, il arrivait de bonne heure. Oncle Saul le faisait entrer et il s'installait à la table du petit déjeuner, rapidement rejoint par Hillel. Ils partaient ensuite tous les deux aider Dennis Bunk. Le soir, Woody restait régulièrement pour dîner. Il insistait pour se rendre utile : il voulait absolument aider à préparer le repas, à dresser la table, à desservir, à faire la vaisselle, à sortir les poubelles. Un matin qu'il l'observait s'affairer à ranger la cuisine, Hillel lui dit :

— C'est le matin. Relax. T'es pas obligé de faire tout ça.

— Je veux faire, je veux faire. Je veux pas que tes parents croivent que je profite.


Croient,
pas
croivent.
Tiens, viens t'asseoir, finis tes céréales et lis le journal. Lis-le, sinon tu sauras jamais rien.

Hillel le forçait à s'intéresser à tout. Il lui parlait des livres qu'il lisait, des documentaires qu'il avait vus à la télévision. Le week-end, par tous les temps, ils hantaient le terrain de basket. Ils formaient un duo du tonnerre. À eux deux, ils affrontaient sans trembler les équipes de la NBA. Des légendaires Chicago Bulls, ils ne faisaient qu'une bouchée.

Tante Anita m'expliqua un jour qu'elle avait réalisé que Woody avait réellement intégré la famille la fois où, ayant emmené Hillel faire des courses au supermarché, elle le vit choisir un paquet de céréales aux marshmallows. « Je croyais que tu n'aimais pas les marshmallows », dit-elle. Et Hillel de répondre avec la tendresse d'un frère : « Moi, j'aime pas ça, mais elles sont pour Woody. Ce sont ses préférées. »

 

La présence de Woody chez les Baltimore s'imposa bientôt comme une évidence. Avec l'accord d'Artie Crawford, il fut désormais des soirées pizza du mardi, des films du samedi, des sorties à l'aquarium où Hillel n'allait jamais assez, et des excursions à Washington où ils visitèrent même la Maison

Blanche.

Les soirs où il avait dîné chez les Goldman, Woody insistait pour rentrer en bus jusqu'au foyer. Il avait peur qu'à trop s'occuper de lui, les Goldman se lassent et le chassent. Mais Tante Anita lui interdisait de rentrer seul. C'était dangereux. Elle le raccompagnait en voiture, et en le déposant devant le bâtiment austère elle demandait :

— T'es sûr que ça va?

— Vous inquiétez pas, M'dame Goldman.

— Si, je m'inquiète un peu.

— Faut pas vous déranger pour moi, M'dame Goldman. Vous êtes déjà tellement gentille avec moi.

Un vendredi soir, en s'arrêtant devant l'immeuble décrépit, elle eut le cœur noué. Elle dit :

— Woody, peut-être que tu devrais dormir chez nous ce soir.

— Faut pas vous déranger pour moi, M'dame Goldman.

— Tu ne déranges personne, Woody. La maison est assez grande pour tout le monde.

Ce fut la première fois qu'il dormit chez les Goldman.

Un dimanche matin, alors qu'il arrivait très tôt devant la maison et qu'une pluie terrible s'abattait sur Baltimore, Oncle Saul le découvrit trempé et frigorifié. Il fut décidé que Woody aurait une clé de la maison. À partir de ce jour, il arriva plus tôt encore, mettait la table, préparait des toasts, du jus d'orange et du café. Oncle Saul était le premier à descendre. Ils s'installaient côte à côte et prenaient le petit déjeuner ensemble, partageant le journal. Arrivait ensuite Tante Anita, qui le saluait en lui ébouriffant les cheveux et, si Hillel tardait trop à se lever, Woody montait dans sa chambre le réveiller.

 

Un lundi matin de janvier 1990, en allant prendre le bus, Hillel trouva Woody en pleurs, caché dans les taillis.

— Woody, qu'est-ce qui se passe?

— Au foyer, ils ne veulent plus que je vienne ici.

— Pourquoi?

Woody baissa la tête.

— Ça fait quelque temps que je vais plus à l'école.

— Quoi? Mais pourquoi?

— Je me sentais mieux ici. Je voulais être avec toi, Hill' ! Artie est furieux. Il a téléphoné à ton père. Il m'a dit que le travail avec Bunk, c'était terminé.

— Et il t'a quand même laissé venir ici?

— Je me suis enfui ! Je ne veux pas y retourner ! Je veux rester avec toi !

— Personne ne va nous empêcher de nous voir, Wood'. Je vais trouver une solution !

La solution fut d'installer Woody le jour même dans le pavillon de la piscine des Baltimore. Il y serait tranquille jusqu'à l'été, personne n'y venait jamais. Hillel lui donna des couvertures, de la nourriture et un talkie-walkie pour communiquer.

Ce soir-là, Artie Crawford passa chez les Baltimore leur annoncer la disparition de Woody.

— Comment ça,
disparu?
demanda Tante Anita.

— Il n'est pas revenu au foyer. Nous avons découvert qu'il n'allait plus en classe depuis des semaines.

Oncle Saul se tourna vers Hillel :

— As-tu vu Woody aujourd'hui? demanda-t-il.

— Non, P'a.

— Tu es sûr?

— Oui, P'a.

— Tu as une idée de l'endroit où il pourrait être? l'interrogea Artie.

— Non, je voudrais bien pouvoir vous aider.

— Hillel, je sais que Woody et toi êtes très liés. Si tu sais quelque chose, tu dois me le dire, c'est très important.

— Il y a bien quelque chose... Il a parlé d'aller en Utah, retrouver son père. Il voulait prendre le bus jusqu'à Salt Lake City.

Cette nuit, ils se parlèrent au moyen de leur talkie-walkie. Hillel chuchotait, caché sous ses couvertures, pour être certain que ses parents ne puissent pas l'entendre :

— Woody? Tout va bien? À toi.

— Tout va bien, Hill. À toi.

— Crawford est venu ce soir à la maison. À toi.

— Il voulait quoi? À toi.

— Il te cherchait. À toi.

— Tu lui as dit quoi? À toi.

— Que tu étais en Utah. À toi.

— Bien joué. Merci. À toi.

— De rien, mon pote.

 

Durant les trois jours qui suivirent, Woody resta caché dans le pavillon. Le matin du quatrième jour, il en sortit à l'aube et se cacha dans la rue pour attendre Hillel et l'accompagner à l'école.

— T'es fou, lui dit Hillel. Si quelqu'un te voit, t'es cuit !

— J'étouffe dans le pavillon. J'ai besoin de me dégourdir les jambes. Et si Porc ne me voit plus à l'école, j'ai peur qu'il s'en prenne à toi.

Woody accompagna Hillel jusque dans la cour de l'école, où il se mêlait à la foule des autres élèves. Mais ce matin-là, le principal Hennings remarqua ce garçon qu'il n'avait encore jamais vu et dont il sut immédiatement qu'il n'était pas un élève de l'école. Il songea au signalement qu'on lui avait donné et prévint la police. Dans la minute qui suivit, une patrouille arriva aux abords de l'école. Woody la remarqua aussitôt et voulut s'enfuir mais il se cogna contre Hennings.

— Excusez-moi, jeune homme, qui êtes-vous? demanda Hennings d'un ton sévère en posant une main ferme sur son épaule pour le retenir.

— Cours, Woody ! s'écria Hillel. Sauve-toi !

Woody se dégagea de la main de Hennings et prit ses jambes à son cou. Mais déjà les policiers l'avaient rattrapé et le maîtrisaient. Hillel courut vers eux, en criant : « Laissez-le ! Laissez-le ! Vous n'avez pas le droit ! » Il voulut repousser les policiers mais Hennings s'interposa et le retint. Hillel éclata en sanglots. « Laissez-le ! hurla-t-il aux policiers qui emmenaient Woody. Il n'a rien fait ! Il n'a rien fait ! »

Tous les élèves dans la cour de récréation regardèrent, médusés, Woody être embarqué dans la voiture de police avant que Hennings et les enseignants ne les dispersent en les sommant de regagner leurs classes.

Hillel passa la matinée à pleurer à l'infirmerie. À l'heure du déjeuner, Hennings vint le trouver.

— Allons, mon garçon, va en classe maintenant.

— Pourquoi vous avez fait ça?

— Le directeur du foyer de Woody m'avait averti que je le verrais probablement ici. Ton ami a fait une fugue, tu comprends ce que cela signifie? C'est quelque chose de grave.

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