Le livre des Baltimore (13 page)

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Authors: Joël Dicker

BOOK: Le livre des Baltimore
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« Viens avec nous, on va se marrer, insistait Hillel. Tu vas faire quoi? Passer les vacances au foyer? » Mais Woody ne cédait pas. Un soir, Tante Anita vint le trouver dans sa chambre. Elle s'assit sur le bord de son lit.

— Woody, pourquoi tu veux pas venir en Floride?

— Je ne veux pas. C'est tout.

— Ça nous ferait tellement plaisir de t'avoir avec nous. Il éclata en sanglots, elle le prit contre elle et le serra fort.

— Woody chéri, que se passe-t-il? Elle passa sa main dans ses cheveux.

— C'est que... personne ne s'est jamais occupé de moi comme vous le faites. Personne ne m'a jamais emmené en Floride.

— Nous le faisons avec beaucoup de plaisir, Woody. Tu es un garçon sensationnel, nous t'aimons beaucoup.

— M'dame Goldman, j'ai volé... Oh, je suis tellement désolé, je ne mérite pas de vivre avec vous.

— Qu'est-ce que tu as volé?

— L'autre jour, quand je suis monté dans votre chambre, il y avait cette photo de vous sur un meuble...

Il se leva de son lit en ravalant ses larmes, ouvrit son sac et en sortit une photo de la famille. Il la tendit à Tante Anita.

— Pardon, sanglota-t-il. Je ne voulais pas voler, mais je voulais avoir une photo de vous. J'ai peur qu'un jour vous me laissiez.

Elle lui caressa les cheveux.

— Personne ne va te laisser, Woody. D'ailleurs, tu as bien fait de me parler de la photo : il manque quelqu'un dessus. Le week-end suivant, les Goldman-de-Baltimore, désormais au nombre de quatre, firent des photos de famille au centre commercial.

De retour à la maison, Woody téléphona à son père. Il tomba de nouveau sur le répondeur et laissa un autre message :
« Salut, P'a, c'est Woody. je vais t'envoyer une photo, tu vas voir, elle est sensas ! Il y a moi avec les Goldman. On part tous en Floride à la fin de la semaine. J’essayerai de t'appeler de là-bas. »

 

Je me souviens bien de cet hiver 1990 en Floride, au cours duquel Woody entra dans ma vie pour ne plus jamais en ressortir. La connivence entre nous trois fut immédiate. De ce jour commença l'aventure savoureuse du Gang des Goldman. Je crois que c'est à partir de la rencontre avec Woody que je me mis à vraiment aimer la Floride, qui, jusque-là, m'avait paru un peu ennuyeuse. Je fus moi aussi, comme l'avait été Hillel, subjugué par ce garçon costaud et charmeur.

 

À la fin de leur première année scolaire ensemble à Oak Tree, à la veille de la photo du
yearbook,
Hillel apporta un paquet à Woody.

— Pour moi?

— Oui. C'est pour demain.

Woody défit le paquet: c'était un t-shirt jaune portant l'inscription
Amis pour la vie.

— Merci, Hill' !

— Je l'ai trouvé au centre commercial. J'ai pris le même pour moi. Comme ça, on aura le même t-shirt sur la photo. Enfin, si tu veux... J'espère que tu trouves pas ça trop débile.

— Non, pas débile du tout !

Le hasard de l'alphabet voulut que Woodrow Marshall Finn apparaisse à côté d'Hillel Goldman. Et sur la photo du
yearbook
1990-1991 de l'école d'Oak Tree, où ils apparaissent tous les deux côte à côte pour la première fois, de Woody ou d'Hillel, on ne saurait dire lequel était le plus Goldman des deux.

7.

Jusqu'à ma rencontre avec Duke en 2012, je n'avais jamais pris conscience de la fulgurance des liens qui pouvaient unir un chien et un homme. À force de le côtoyer, je finis inévitablement par m'attacher à lui. Qui n'aurait pas succombé à son charme malicieux, à la tendresse de sa tête qui se pose sur vos genoux pour réclamer une caresse, ou à son regard suppliant chaque fois que vous ouvrez votre frigo?

J'avais constaté que plus mes liens avec Duke se resserraient, plus la situation semblait s'apaiser avec Alexandra. Elle avait baissé un peu la garde. Il lui arrivait de m'appeler Markie, comme avant. Je retrouvais sa tendresse, sa douceur, ses éclats de rire à mes blagues stupides. Les instants volés avec elle me remplissaient d'une joie que je n'avais plus ressentie depuis longtemps. Je réalisai que je n'avais toujours voulu qu'elle, et les moments où je lui ramenais Duke à la maison de Kevin étaient les plus heureux de mes journées. Je ne sais pas si c'était mon imagination débordante qui me jouait des tours, mais j'avais l'impression qu'elle s'arrangeait pour que nous soyons un peu seuls. Si Kevin faisait de l'exercice sur la terrasse, elle m'emmenait à la cuisine. S'il était à la cuisine en train de se préparer des boissons protéinées ou de faire mariner ses steaks, elle m'emmenait sur la terrasse. Il y avait des gestes, des effleurements, des regards, des sourires qui faisaient s'accélérer mon coeur. J'avais l'impression, un court instant, d'être à nouveau en osmose avec elle. Et lorsque je remontais dans ma voiture j'étais tout bouleversé. J'avais terriblement envie de l'inviter à dîner dehors. De passer une soirée entière juste tous les deux, sans son joueur de hockey qui continuait de me gratifier du récit détaillé de ses séances de physiothérapie. Mais je n'osai pas en prendre l'initiative, je ne voulais pas tout gâcher.

Par crainte de tout compromettre, il m'arriva à une seule reprise de renvoyer Duke chez lui. C'était un matin où je m'étais réveillé avec une conscience coupable, et j'avais eu le pressentiment que je finirais par me faire démasquer. Quand Duke avait jappé à six heures précises, je lui avais ouvert, il m'avait offert une sublime démonstration de joie et je m'étais accroupi près de lui. « Tu ne peux pas rester, lui avais-je dit en lui caressant la tête. J'ai peur d'éveiller les soupçons. Il faut que tu rentres chez toi. »

Il avait fait sa tête de chien triste et s'était couché sous le porche, les oreilles basses. Je m'étais efforcé de m'en tenir à ma décision. J'avais fermé la porte et je m'étais assis derrière. Aussi malheureux que lui.

J'avais à peine travaillé ce jour-là. Il me manquait la présence de Duke. J'avais besoin de lui, j'avais besoin qu'il soit en train de mâchonner ses jouets en plastique ou de ronfler sur mon canapé.

Le soir, quand Leo était venu chez moi pour jouer aux échecs, il avait immédiatement constaté ma mine effroyable.

— Quelqu'un est mort? me demanda-t-il lorsque je lui ouvris la porte.

— Je n'ai pas vu Duke aujourd'hui.

— Il n'est pas venu?

— Si, mais j'ai dû le renvoyer chez lui. La peur d'être pris. Il me dévisagea d'un air curieux.

— Vous ne seriez pas un peu malade mental sur les bords? Le lendemain, quand Duke jappa à six heures, je lui avais préparé de la viande de première qualité. Comme je devais passer au bureau de poste, je l'emmenai avec moi. Je ne résistai pas ensuite à l'envie d'aller nous promener en ville : je le conduisis chez un toiletteur et l'emmenai manger une glace à la pistache dans un petit établissement artisanal que j'affectionnais. Nous étions installés sur la terrasse et je lui tenais son cône en biscuit qu'il léchait avec passion lorsque j'entendis une voix d'homme qui m'interpellait :

— Marcus?

Je me tournai, terrifié de savoir qui m'avait pris en flagrant délit. C'était Leo.

— Leo, bon sang, vous m'avez fait peur !

— Marcus, mais vous êtes complètement timbré ! Qu'est-ce que vous faites?

— Nous mangeons une glace.

— Vous vous promenez en ville avec le chien, au vu et au su de tous ! Vous voulez qu'Alexandra découvre le pot aux roses?

Leo avait raison. Et je le savais. Peut-être que c'était ce que je voulais au fond : qu'Alexandra découvre tout. Qu'il se passe quelque chose. Je voulais davantage que nos moments volés. Je réalisais que je voulais que tout redevienne comme avant. Mais huit ans avaient passé et elle avait refait sa vie.

Leo me somma de ramener Duke à Alexandra avant qu'il ne me prenne l'envie de l'emmener au cinéma ou de faire je-ne-sais-quelle-imbécillité. Je lui obéis. À mon retour, je le trouvai devant sa maison, occupé à écrire. Je pense qu'il s'était installé là pour me guetter. J'allai le trouver.

— Alors? lui demandai-je en désignant de la tête son cahier toujours vierge. Comment avance votre roman?

— Pas mal. Je me dis que je pourrais écrire l'histoire d'un vieux type qui voit son jeune voisin aimer une femme à travers un chien.

Je soupirai et je m'assis sur la chaise à côté de la sienne.

— Je ne sais pas ce que je dois faire, Leo.

— Faites comme avec le chien. Faites-vous choisir. Le problème des gens qui achètent un chien, c'est qu'ils ne réalisent souvent pas qu'on ne choisit pas un chien, mais bien l'inverse : c'est lui qui décide de ses affinités. C'est le chien qui vous adopte, feignant d'obéir à toutes vos règles pour ne pas vous peiner. S'il n'y a pas de connivence, c'est foutu. J'en veux pour preuve cette histoire épouvantable mais véridique survenue dans l'État de Géorgie, où une mère célibataire, très grande paumée devant l'Éternel, avait acheté un teckel vairon, baptisé Whisky, pour animer un peu son quotidien et celui de ses deux enfants. Mais pour son malheur, Whisky ne lui correspondait pas du tout, et la cohabitation devint intenable. Faute de réussir à s'en débarrasser, la femme décida d'employer les grands moyens : elle le fit s'asseoir devant sa maison, l'aspergea d'essence et lui mit le feu. Le clébard en flammes, hurlant à la mort, s'élança dans une course endiablée et finit par entrer dans la maison, dans laquelle les deux enfants étaient avachis devant la télévision. La baraque brûla intégralement, Whisky et les deux enfants avec, et les pompiers n'en retrouvèrent que des cendres. Vous comprenez maintenant pourquoi il faut laisser le chien vous choisir.

— J'ai peur de n'avoir rien compris à votre histoire, Leo.

— Vous devez vous y prendre de la même façon avec Alexandra.

— Vous voulez que je la brûle vive?

— Non, imbécile. Cessez de jouer les amoureux transis : faites-vous choisir par elle. Je haussai les épaules.

— De toute façon, je crois qu'elle va bientôt rentrer à Los Angeles. Il était question qu'elle reste le temps de la convalescence de Kevin, et il est quasiment remis sur pied.

— Alors quoi, vous allez vous laisser faire? Arrangez-vous pour qu'elle reste ! Et puis, allez-vous me raconter à la fin ce qui s'est passé entre vous deux? Vous ne m'avez toujours pas parlé de votre rencontre.

Je me levai.

— La prochaine fois, Leo. Promis.

 

Le lendemain matin, mon copain Duke se fit repérer pendant son évasion. Il jappa comme d'habitude devant ma porte à six heures du matin, mais en ouvrant la porte, je découvris derrière lui Alexandra, mi-amusée, mi-incrédule, vêtue de ce qui semblait être son pyjama.

— Il y a un trou dans le fond du jardin, me dit-elle. Je l'ai vu ce matin. Il passe sous la haie et il vient directement ici ! Tu peux y croire?

Elle éclata de rire. Elle était toujours aussi belle, même en pyjama et sans maquillage.

— Tu veux entrer boire un café? lui proposai-je.

— Je veux bien.

Je réalisai soudain que les affaires de Duke étaient éparpillées dans mon salon.

— Attends une seconde, je dois mettre un pantalon.

— Tu portes déjà un pantalon, me fit-elle remarquer.

Je ne répondis rien et lui refermai simplement la porte au nez en la priant d'avoir un instant de patience. Je me précipitai à travers la maison et ramassai tous les jouets de Duke, les gamelles, la couverture et les jetai en vrac dans ma chambre.

Je retournai aussitôt ouvrir la porte d'entrée, et Alexandra me lança un regard amusé. En refermant la porte derrière elle, je ne remarquai pas l'homme qui nous observait depuis sa voiture et prenait des photos.

8.

Baltimore.

1992-1993.

 

Selon un calendrier immuable, tous les quatre ans, Thanksgiving est précédé par une élection présidentielle. En 1992, le Gang des Goldman participa de façon active à la campagne de Bill Clinton.

Oncle Saul était un démocrate convaincu, ce qui avait généré des tensions régulières lors de nos vacances d'hiver en Floride, durant le Nouvel an 1992. Ma mère affirmait que Grand-père avait toujours voté républicain, mais que depuis que le Grand Saul votait libéral, Grand-père faisait de même. Quoi qu'il en fût, Oncle Saul fit notre première éducation citoyenne en nous faisant rallier la cause de Bill Clinton. Nous allions sur nos douze ans et l'épopée du Gang des Goldman battait son plein. Je ne vivais que pour eux, que pour ces moments ensemble. Et la seule idée de faire campagne avec eux – peu importait pour qui – m'emplissait de joie.

Woody et Hillel n'avaient jamais cessé de travailler pour Bunk. Non seulement ils en tiraient du plaisir, mais ils arrondissaient leur argent de poche. Ils travaillaient vite et bien, et certains habitants d'Oak Park, agacés par la lenteur de Bunk, les contactaient même directement pour effectuer des travaux de jardin. Dans ces cas-là, ils retranchaient 20 % de leurs gains, qu'ils reversaient à Bunk sans que celui-ci ne s'en rende compte, en déposant l'argent dans la poche de sa veste ou dans la boîte à gants de sa camionnette. Lorsque je venais à Baltimore, j'avais un plaisir fou à les aider, surtout s'ils travaillaient pour leurs propres clients. Ils s'étaient créé une petite clientèle fidèle, et portaient un t-shirt qu'ils avaient fait fabriquer dans une mercerie avec, cousu au niveau du cœur, l'inscription
Goldman Jardiniers, depuis 1980.
Ils m'en avaient fabriqué un également, et je ne me suis jamais senti aussi fier qu'en déambulant dans Oak Park avec mes deux cousins, tous trois vêtus de nos uniformes magnifiques.

J'étais très admiratif de leur esprit d'entreprise et très fier de gagner un peu d'argent à la sueur de mon front. C'était une ambition que j'avais depuis que j'avais découvert les talents de
self-made-man
de l'un de mes amis d'école à Montclair, Steven Adam. Steven était un garçon très gentil avec moi : il m'invitait souvent chez lui pour passer l'après-midi et me proposait de rester dîner ensuite. Mais une fois à table, il lui arrivait de piquer des colères terribles. À la moindre contrariété, il se mettait à insulter sa mère de façon terrifiante. Il suffisait que la nourriture ne soit pas à son goût, et soudain il tapait du poing, envoyait valdinguer son assiette et hurlait : « J 'en veux pas de ton jus de poubelle, c'est dégueulasse ! » Le père se levait aussitôt : la première fois que j'en fus témoin, je pensais que c'était pour donner une magistrale paire de gifles à son fils, mais à ma grande surprise, le père alla attraper une tirelire en plastique sur une commode. C'était depuis toujours le même cirque. Le père se mettait à courir derrière Steven en piaillant : « La tirelire à gros mots ! Trois gros mots, soixante-quinze cents ! — Dans ton cul, ta tirelire de mes deux ! répondait Steven en courant à travers le salon et en brandissant son doigt du milieu. — Tirelire à gros mots ! Tirelire à gros mots ! » ordonnait le père d'une voix tremblante.

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