Le livre des Baltimore (14 page)

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Authors: Joël Dicker

BOOK: Le livre des Baltimore
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Steven disait à son père : « Tais-toi, rat crevé ! Fils du Diable ! » Et le père, trottant toujours avec sa tirelire qu'on aurait crue trop lourde pour ses bras maigres : « Tirelire à gros mots ! Tirelire à gros mots ! » Comme dans les fables, la fin était toujours la même. Le père, lassé, cessait sa danse grotesque. Pour garder la face, il disait d'un ton sophiste : « Bon, je vais t'avancer l'argent, mais je le retiendrai sur ton argent de poche ! » Il sortait de sa poche un billet de 5 dollars qu'il glissait dans les fesses du cochon avant de se rasseoir à table, penaud. Steven revenait alors à sa place, sans être grondé, avalait le dessert en rotant, puis s'enfuyait de nouveau en s'emparant de la tirelire au passage et s'enfermait dans sa chambre pour cacher le butin pendant que sa mère me ramenait chez moi et que je lui disais : « Merci beaucoup, Madame Adam, pour ce délicieux repas. »

Steven avait le sens des affaires. Non content d'encaisser l'argent que produisaient ses propres gros mots, il gagnait chichement sa vie en cachant les clés de voiture de son père, qu'il ne rendait que contre rançon. Le matin, lorsque son père s'en rendait compte, il venait supplier derrière la porte de sa chambre : « Steven, s'il te plaît, rends-moi les clés... Je vais être en retard au travail. Tu sais ce qui se passera pour moi si je suis encore en retard, je vais être renvoyé. C'est mon patron qui me l'a dit. » La mère arrivait à la rescousse et cognait contre la porte comme une furie.

— Ouvre, Steven ! Nom de Dieu, ouvre immédiatement, tu entends? Tu veux que ton père perde son travail et qu'on vive dans la rue?

— Je m'en fous ! C'est 20 balles si vous voulez vos clés pourries !

— D'accord, pleurnichait le père, d'accord.

— Glisse le fric sous la porte ! ordonnait Steven. Le père s'exécutait, puis la porte s'ouvrait brusquement et il recevait ses clés en plein visage.

— Merci, gros lard ! hurlait Steven avant de claquer la porte.

Chaque semaine, à l'école, Steven nous montrait des liasses de billets toujours plus volumineuses, avec lesquels il nous offrait généreusement des tournées de glaces. Comme dans les effets de mode, le pionnier est souvent imité et rarement égalé : je sais que mon copain Lewis s'aventura à essayer de gagner de l'argent en insultant son père, mais il reçut pour tout salaire une paire de claques à lui faire tourner la tête et n'essaya plus jamais. J'étais donc fier de rentrer à Montclair riche des dollars gagnés à travailler comme jardinier, qui me permettaient, à moi aussi, de payer des tournées de glaces, et d'impressionner mes camarades.

Bunk était toujours réticent à me verser un salaire. En me voyant arriver, il bougonnait d'emblée qu'il ne me paierait pas, qu'Hillel et Woody lui coûtaient déjà assez cher, mais mes cousins partageaient toujours leurs gains de la journée avec moi. Même s'il ne faisait que râler, nous aimions Bunk. Il nous appelait ses « petits sacs à merde », et nous l'appelions Skunk
1
, à cause de son odeur. C'était un homme d'une vulgarité rare et, à chaque fois que nous écorchions son nom, il éructait des monceaux d'injures pour notre plus grand plaisir : « Je m'appelle
Bunk ! Bunk !
C'est pas compliqué, non? Bande de petits tas de merde !
Bunk
avec un
B
! Comme Bordel ! Ou Botter le cul ! »

 

En février 1992, malgré son échec aux primaires du New Hampshire, Bill Clinton restait un candidat sérieux à l'investiture démocrate. Nous nous procurâmes des autocollants de soutien que nous collâmes sur les boîtes aux lettres et les pare-chocs des clients de Bunk ainsi que sur sa camionnette. Ce printemps-là, l'Amérique s'embrasa d'émeutes après l'acquittement de six policiers accusés d'avoir sauvagement battu un citoyen noir au terme d'une course-poursuite; les images du passage à tabac filmé par un badaud avaient secoué le pays. Ainsi débuta ce que le monde entier connut sous le nom de l'affaire Rodney King.

— J'ai rien compris, dit Woody, la bouche pleine. Ça veut dire quoi,
récuser?

— Woody chéri, avale avant de parler, le réprimanda gentiment Tante Anita. Hillel se lança dans une explication.

— Le procureur dit que le jury n'est pas neutre et qu'il faut le remplacer. En totalité ou en partie. C'est ça que ça veut dire,
récuser.

— Mais pourquoi? demanda Woody, qui s'était empressé de déglutir pour ne rien manquer de la conversation.

— Parce qu'ils sont noirs. Et Rodney King est noir aussi.

Le procureur a dit qu'avec un jury composé de Noirs, le verdict ne serait pas neutre. Donc il a demandé que les jurés soient récusés.

— Oui, mais si on fait le même raisonnement, du coup, un jury composé de Blancs sera du côté des flics !

— Exactement ! C'est bien le problème. Le jury blanc a acquitté des policiers blancs d'avoir tabassé un type noir. C'est pour ça qu'il y a ces émeutes.

La table des Goldman-de-Baltimore était animée d'une seule conversation : l'affaire King. Hillel et Woody suivaient les événements avec passion. L'affaire éveilla en Woody sa curiosité pour la chose politique et quelques mois plus tard, à l'automne 1992, c'est tout naturellement qu'Hillel et lui passèrent leurs week-ends à faire campagne pour l'élection de Bill Clinton, rejoignant le stand de l'antenne démocrate locale sur le parking du supermarché d'Oak Park. Ils étaient de loin les deux plus jeunes militants du groupe et un jour, repérés par une équipe de la télévision locale, ils furent même tous les deux interrogés dans le cadre d'un reportage.

— Pourquoi tu votes démocrate, petit? demanda le journaliste à Woody.

— Parce que mon copain Hillel dit que c'est bien. Le journaliste, un peu embarrassé, se tourna alors vers Hillel et l'interrogea à son tour.

— Et toi, mon garçon, tu penses que Clinton va gagner? Il écouta alors, médusé, la réponse de ce garçon de douze ans :

— Il faut voir les choses de façon claire. C'est une élection difficile. George Bush a connu beaucoup de victoires durant son mandat, et il y a quelques mois encore je l'aurais donné gagnant. Mais aujourd'hui le pays est en récession, le chômage est très élevé et les récentes émeutes suite à l'affaire Rodney King n'ont rien arrangé pour lui.

 

Cette période électorale coïncida avec l'arrivée d'un nouvel élève dans la classe de Woody et Hillel : Scott Neville, un garçon atteint de mucoviscidose et à la morphologie encore plus chétive qu'Hillel.

Le principal Hennings était venu expliquer aux enfants ce qu'était la mucoviscidose. Ils n'en retinrent que le fait que Scott éprouvait de grandes difficultés respiratoires, ce qui lui valut d'hériter du sobriquet de « Demi-poumon ».

Scott, qui avait de la peine à courir et donc à s'enfuir, devint la nouvelle victime désignée de Porc. Mais cela ne dura que quelques jours car, aussitôt que Woody s'en rendit compte, il menaça Porc de coups de poing dans le nez, ce qui le persuada de cesser immédiatement.

Woody veilla sur Scott comme il avait veillé sur Hillel, et les trois garçons se découvrirent rapidement de fortes affinités.

J'entendis très vite parler de Scott, et je dois avouer que je fus quelque peu jaloux de voir que mes cousins formaient un trio avec quelqu'un d'autre que moi : Scott fut des sorties à l'aquarium, il allait avec eux au square, et le soir des élections, tandis que je m'ennuyais à Montclair, Hillel et Woody, accompagnés d'Oncle Saul, de Scott et de son père, Patrick, allèrent suivre les élections dans le quartier général démocrate de Baltimore. Ils sautèrent de joie au moment de la proclamation des résultats, puis ils allèrent célébrer la victoire dans les rues. À minuit, ils s'arrêtent au
Dairy Shack
d'Oak Park, où ils commandèrent chacun un énorme milk-shake à la banane. En ce soir du 3 novembre 1992, mes cousins de Baltimore avaient fait élire le nouveau Président. Moi, j'avais rangé ma chambre.

Cette nuit-là, il était plus de deux heures du matin lorsqu'ils finirent par se coucher. Hillel tomba comme une pierre sur son lit, mais Woody ne parvint pas à s'endormir. Il écouta autour de lui : tout semblait indiquer qu'Oncle Saul et Tante Anita dormaient à présent. Il ouvrit doucement la porte de la chambre, et se faufila discrètement jusque dans le bureau d'Oncle Saul. Il s'empara du téléphone et composa le numéro qu'il connaissait par cœur. Il était trois heures de moins dans l'Utah. À sa plus grande joie, on répondit.

— Allô?

— Salut, P'a, c'est Woody !

— Oh, Woody... Woody comment?

— Ben... Woody Finn.

— Oh, Woody ! Bon sang, 'scuse fiston ! Tu sais, avec le son du téléphone, je t'ai pas reconnu. Comment ça va, fils?

— Ça va bien. Super-bien ! P'a, ça fait si longtemps qu'on s'est pas parlé ! Pourquoi tu réponds jamais? T'as eu mes messages sur le répondeur?

— Fiston, quand t'appelles, c'est le milieu de l'après-midi pour nous, il n'y a personne à la maison. On bosse, tu sais. Et puis j'essaie bien de rappeler des fois, mais au foyer on me dit que t'es jamais là.

— C'est parce que je vis chez les Goldman, maintenant. Tu sais bien...

— Bien sûr, les Goldman... Héhé, alors dis-moi, champion, comment tu vas?

— Oh, P'a, on a participé à la campagne pour Clinton, c'était trop génial. Et ce soir on a fêté la victoire avec Hillel et son père. Hillel, il dit que c'est un peu grâce à nous. Tu sais pas combien de week-ends on a passé sur le parking du centre commercial à distribuer des autocollants aux gens.

— Bah, fit le père avec une voix peu enjouée, perds pas ton temps avec ces conneries, fiston. Les politicards, c'est tous des pourris !

— T'es fier de moi, quand même, P'a?

— Bien sûr ! Bien sûr, fiston ! J' suis très fier.

— Non, parce que tu disais que la politique c'était du pourri...

— Non, si t'aimes ça, c'est bien.

— Qu'est-ce que t'aimes, toi, P'a? On pourrait aimer quéqu' chose ensemble?

— J'aime le football, fils ! J'aime les Cowboys de Dallas ! Ça, c'est une équipe ! Tu suis un peu le football, mon garçon?

— Pas vraiment. Mais je vais le faire maintenant ! Et dis, tu viendras me rendre visite ici, P'a? Je pourrais te présenter les Goldman. Ils sont drôlement chouettes.

— Volontiers, fils. Je vais venir bientôt, je te le promets. Après avoir raccroché, Woody resta longtemps immobile sur le fauteuil d'Oncle Saul, le combiné dans la main.

Du jour au lendemain, Woody n'éprouva plus aucun intérêt pour le basket. Il ne voulait plus jouer et ni Jordan, ni les Bulls ne le passionnaient plus. Il ne jurait désormais que par les Cow-Boys de Dallas. Il continuait de jouer avec l'équipe de basket-ball de l'école, mais il n'y mettait plus de cœur. Il lançait négligemment le ballon dans les airs, qui finissait dans le panier de toute façon. Lorsqu'un samedi matin il déclara à Hillel qu'il ne voulait pas aller jouer au basket-ball et qu'il n'y jouerait probablement jamais plus, Hillel s'énerva. Ce fut leur première véritable dispute.

— C'est quoi cette obsession tout d'un coup? s'agaça Hillel, qui n'y comprenait rien. On aime le basket, non?

— Qu'est-ce que ça peut te faire? J'aime le football, c'est tout.

— Et pourquoi Dallas? Pourquoi pas les Redskins de Washington?

— Parce que je fais ce que je veux.

— T'es bizarre ! Ça fait une semaine que t'es bizarre !

— Et toi, ça fait une semaine que t'es con !

— Ben, t'énerve pas ! Je trouve juste que le football c'est nul, voilà tout. Moi, je préfère le basket.

— T'as qu'à jouer tout seul, pauvre nul, si t'aimes pas le football !

Woody s'enfuit en courant, et malgré les appels d'Hillel il ne se retourna pas et disparut. Hillel attendit un moment, espérant qu'il reviendrait. Et comme il ne revint pas, il se mit à sa recherche. Sur le terrain de sport, au
Dairy Shack,
au square, le long des rues qu'ils hantaient ensemble habituellement. Il se dépêcha d'aller prévenir ses parents.

— Comment ça, vous vous êtes disputés? demanda Tante Anita.

— Il est devenu obsédé de foot, M'an. Je lui ai demandé pourquoi et il s'est énervé.

— Ça arrive, mon cœur. Ne t'inquiète pas. Les amis se disputent parfois. Il ne doit pas être allé très loin.

— Oui, mais là, il était vraiment très fâché.

Comme Woody ne rentrait pas à la maison, ils firent le tour du quartier en voiture. En vain. Oncle Saul rentra de son cabinet et écuma Oak Park également, mais Woody restait introuvable. Tante Anita prévint Artie Crawford de la situation. À l'heure du dîner, toujours sans nouvelles de Woody, Artie activa son contact au sein de la police de Baltimore pour lancer un avis de recherche.

Oncle Saul passa une partie de la soirée dehors à la recherche de Woody. À son retour, aux environs de minuit, ils étaient toujours sans nouvelles. Tante Anita envoya Hillel se coucher. En le bordant, elle s'efforça de le rassurer : « Je suis certaine qu'il va bien. Demain, tout sera oublié. »

Oncle Saul veilla encore une partie de la nuit. Il s'endormit sur le canapé et fut réveillé par le téléphone vers trois heures du matin. « Monsieur Saul Goldman? C'est la police de Baltimore. C'est à propos de votre fils, Woodrow. »

 

Une demi-heure après l'appel de la police, Oncle Saul était à l'hôpital où Woody avait été conduit.

— Vous êtes son père? demanda la réceptionniste.

— Pas exactement.

Un agent de police vint le chercher à l'accueil.

— Que s'est-il passé? demanda Oncle Saul en suivant le policier à travers les couloirs.

— Rien de grave. On l'a ramassé dans une rue des quartiers sud. Il a quelques contusions. Il est drôlement solide ce petit. Vous pouvez le ramener chez vous. Vous êtes qui, au fait? Son père?

— Pas exactement.

Woody avait traversé Baltimore en bus et sans un sou. Son projet initial avait été de prendre un car jusqu'en Utah. Il avait voulu rejoindre la gare routière, mais il s'était trompé de ligne deux fois, avant de continuer à pied et de se perdre dans un mauvais quartier, où il avait fini par se faire agresser par une bande qui en voulait à l'argent qu'il n'avait pas. Il avait amoché l'un des types de la bande, mais s'était fait salement cogner par les autres.

Saul entra alors dans la chambre et trouva Woody en pleurs, le visage tuméfié. Il le prit contre lui.

— Pardon, Saul, murmura Woody dans un sanglot. Pardon de t'avoir dérangé. Je... je savais pas quoi dire. J'ai dit que t'étais mon père. Je voulais juste que quelqu'un vienne vite me chercher.

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