Le livre des Baltimore (10 page)

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Authors: Joël Dicker

BOOK: Le livre des Baltimore
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— Monsieur et Madame Goldman, expliqua calmement Hennings à Oncle Saul et Tante Anita, votre fils a de nouveau écrit un texte intolérable. Il s'agit d'une apologie de la violence et il est tout à fait inacceptable d'avoir ce genre de publication au sein d'Oak Tree.

— Liberté d'écrire, liberté d'opinion ! protesta Hillel.

— Ah non, mais ça suffit ! s'agaça Hennings. Cesse de nous comparer à un gouvernement fasciste !

Hennings prit ensuite un air très embêté et expliqua à Oncle Saul et Tante Anita qu'il ne pourrait pas garder Hillel très longtemps au sein de l'école s'il ne faisait pas un effort d'intégration. À la demande de ses parents, Hillel promit de ne plus récidiver en matière de pamphlet. Il fut également convenu qu'il devrait rédiger une lettre d'excuses qui serait affichée dans l'école.

En remplaçant les exemplaires du journal de l'école par sa propre création, Hillel priva les élèves de leur copie habituelle. Pour épargner Hillel, le principal Hennings avait demandé aux enseignants de ne pas en mentionner les raisons exactes. Tous les exemplaires devaient être réimprimés d'ici la fin de la journée. Mais Madame Chariot, de nature fragile et excédée par les plaintes des élèves qui ne comprenaient pas pourquoi le journal n'était pas prêt au jour habituel, finit par perdre ses nerfs et hurla aux protestataires qui prenaient d'assaut la petite salle de rédaction d'ordinaire si tranquille : « À cause d'un certain élève qui se croit supérieur à tout le monde, il n'y aura pas de journal cette semaine ! Voilà ! Le numéro est tout simplement annulé ! Annulé, vous m'entendez? Annulé ! Les élèves qui se sont donné de la peine pour écrire des articles ne les verront jamais publiés. Jamais ! Jamais ! Vous pouvez tous remercier Goldman. » Les élèves, obéissants, remercièrent Hillel à coups de pied et de cahiers. Porc, après l'avoir durement cogné, le mit tout nu devant la ronde de ses camarades. Il lui ordonna : « Baisse ton froc. » Hillel, s'essuyant le nez en sang, tremblant de peur, s'exécuta et tous rirent. « T'as la plus petite queue que j'aie jamais vue », s'enthousiasmait Porc. Et ils s'esclaffèrent de plus belle. Puis il exigea son pantalon et son slip qu'il lança dans les branches hautes d'un arbre. « Rentre chez toi, maintenant. Il faut que tout le monde voie ta minuscule queue ! » Ce fut un voisin qui, passant en voiture, avait vu Hillel à moitié nu dans la rue et l'avait ramené chez lui. À sa mère, il expliqua qu'un chien l'avait poursuivi et lui avait pris son pantalon.

— Un chien? Hillel...

— Oui, M'an, je te promets. Il s'accrochait tellement à mon pantalon qu'il a fini par le déchirer et partir avec.

— Et avec ton slip?

— Oui, M'an.

— Hillel chéri, qu'est-ce qui se passe?

— Rien, M'an,

— On t'embête à l'école?

— Non, M'an. Je te jure.

Hillel, profondément humilié, décida qu'il fallait se venger de la vengeance de la vengeance. L'occasion se présenta quelques jours plus tard lorsque Porc fut absent de l'école deux jours, suite à une grosse indigestion. Les élèves préparaient un spectacle pour les parents à l'occasion de Thanksgiving sous la forme de plusieurs tableaux, racontant les actions de grâce offertes par les colons anglais aux Indiens Wampanoag en remerciement de leur aide, et qui continuaient à être célébrées quatre cents ans plus tard par l'octroi de trois jours de liberté pour les braves élèves américains. Cette allusion à l'aspect moderne de la fête devait clore le spectacle sous la forme d'un poème déclamé par un élève. Et comme aucun des enfants présents ne voulait se porter volontaire pour réciter la poésie, ce fut Porc qui fut désigné d'office par le professeur. La poésie était la suivante :

 

Les bons ingrédients de Maman, par William Sharburgh

 

C'est Thanksgiving,

La fête des familles.

Une bonne odeur se répand dans la maison.

Maman fait rôtir une belle dinde.

 

Attirés par les effluves,

Papa, l'enfant et le chien vont tous dans la cuisine.

Maman aux fourneaux s'active,

Tous hument et la félicitent de cette délicieuse odeur.

 

Papa se réjouit,

L'enfant applaudit.

Le chien se lèche les babines,

Vivement le repas !

 

L'enfant, gourmand, demande s'il peut goûter.

Maman plonge une cuillère dans la casserole de sauce et l'enfant goûte.


C'est si bon ! s'exclame-t-il. Qu'y a-t-il dedans?


Des ingrédients... répond Maman.


Quels ingrédients?


Mes ingrédients à moi. Tu aimes?


C'est si bon ! j'en veux encore ! Je veux tout manger !


Non, petit gourmand, tu devras attendre le repas.

 

L'enfant boude et plonge le visage dans la tunique de sa mère.

C'est tout doux. Il sourit.

Il sait qu'un jour sa mère lui livrera

Le secret de ses ingrédients,

Pour qu'il puisse aussi les mettre dans la dinde,

Qu'il fera cuire pour ses enfants.

 

Par souci de réconciliation, l'enseignante chargea Hillel d'apporter la poésie à Porc et de lui annoncer son rôle dans le spectacle de Thanksgiving. Hillel se rendit chez Porc le jour même. C'est sa mère qui lui ouvrit la porte et le conduisit à la chambre de son fils. Il le trouva dans son lit, en train de lire des bandes dessinées. Après lui avoir expliqué les consignes, il lui donna le texte.

— Montre-moi ! hurla la mère de Porc au comble de l'excitation de savoir que son fils allait apparaître seul sur scène.

— Ne regarde pas ! beugla Porc. Personne ne doit voir ! Ce sera la grande surprise pour le spectacle !

Il se dressa sur son lit et après avoir mis Hillel et sa mère à la porte, il fit de bruyantes vocalises. Il avait toujours eu le sens du spectacle, il allait impressionner tout le monde. Sa mère lui acheta un costume trois pièces pour l'occasion et convoqua toute la famille pour voir son Porc réciter si bien. Son petit garçon était spécial et tout le monde allait enfin s'en rendre compte.

Le jour du spectacle, l'auditorium de l'école était comble. Les Reddan au premier rang, filmant, photographiant, battant des mains à tout rompre. La série de tableaux sur les Wampanoag remporta un vif succès, ceux sur l'approche moderne de Thanksgiving aussi. Puis Porc apparut sur scène, la lumière se braqua sur lui, il prit une ample respiration et récita sa poésie :

 

Les bons excréments de Maman, par William Sharburgh

 

C
'est Thanksgiving,

La fête des familles.

Une bonne odeur se répand dans la maison.

Maman fait rôtir une belle dinde.

 

Attirés par les effluves,

Papa, l'enfant et le chien vont tous dans la cuisine.

Maman aux fourneaux s'applique à flatuler,

Tous hument et la félicitent de cette délicieuse odeur.

 

Papa se réjouit,

L'enfant applaudit.

Le chien se lèche les testicules,

Vivement le repas !

 

L'enfant, gourmand, demande s'il peut goûter.

Maman plonge une cuillère dans la casserole de sauce et l'enfant goûte.


C'est si bon ! s'exclame-t-il. Qu'y a-t-il dedans?


Des excréments... répond Maman.


Quels excréments?


Mes excréments à moi. Tu aimes?


C'est si bon ! j'en veux encore ! je veux tout manger !


Non, petit gourmand, tu devras attendre le repas.

—  

L'enfant boude et plonge le visage dans le pubis de sa mère.

C'est tout doux. Il sourit.

Il sait qu'un jour sa mère lui livrera

Le secret de ses excréments.

Pour qu'il puisse aussi les mettre dans la dinde,

Qu'il fera cuire pour ses enfants.

 

Son poème terminé, Porc effectua une courbette pour saluer le public et récolter la salve d'applaudissements qu'il attendait. Un silence terrifiant envahit la salle. Le public, interdit et muet, dévisageait Porc, qui ne comprenait pas ce qu'il avait fait de faux. Il s'enfuit dans les coulisses et découvrit l'enseignante et le principal Hennings qui le dévisageaient.

— Mais qu'est-ce qui se passe, enfin? gémit Porc.

— Vincent, sais-tu ce que sont des excréments? interrogea Hennings.

— J'en sais rien, principal Hennings. Moi j'ai juste appris la poésie qu'on m'a donnée. Hennings vira au pourpre. Il se tourna vers l'enseignante :

— Mademoiselle, pouvez-vous m'expliquer cela?

— Je ne comprends pas, Monsieur le principal, j'avais confié à Hillel Goldman le soin de transmettre le texte à Vincent. Il en a certainement changé les mots.

— Et vous n'avez pas jugé bon de répéter le spectacle entre-temps? hurla Hennings dont on entendait les cris jusque dans la salle.

— Si, bien sûr ! Mais Vincent refusait de réciter devant les autres enfants. Il disait qu'il voulait faire la surprise.

— Pour une surprise, c'est une surprise !

— C'est quoi des excréments? demanda Porc. L'enseignante se mit à pleurer.

— C'est vous qui nous dites de laisser faire les élèves comme ils veulent ! gémit-elle.

— Arrêtez de pleurer, voulez-vous, lui dit Hennings en lui tendant un mouchoir. Ça n'arrangera rien. Nous allons convoquer cet enquiquineur d'Hillel !

Mais tandis que le spectacle continuait avec la classe suivante, Porc s'était déjà lancé aux trousses d'Hillel. On les vit quitter l'auditorium par l'issue de secours, traverser la cour de récréation, puis le terrain de basket avant de se diriger vers le quartier d'Oak Park. Il y avait la silhouette malingre d'Hillel qui galopait, juste derrière lui Porc, dans son magnifique complet-cravate, qui chargeait comme un animal fou, et un peu plus en arrière un groupe d'élèves qui suivaient Porc pour assister à la scène.

« Je vais te tuer ! hurlait Porc. Je vais te tuer pour toujours ! »

Hillel courait du plus vite qu'il pouvait mais il entendait les pas de Porc se rapprocher. Il allait bientôt être rattrapé. Il prit la direction de sa maison. Avec un peu de chance, il arriverait à l'atteindre et à s'y réfugier. Mais juste avant d'arriver à la maison des Baltimore, il se prit le pied dans un vélo d'enfant laissé à l'entrée d'une allée et s'écrasa par terre.

6.

Baltimore, le jour du spectacle de Thanksgiving.

Novembre 1989.

 

Hillel, poursuivi par Porc, venait de se prendre les pieds dans la bicyclette et s'étala sur le trottoir. Il savait qu'il ne pouvait plus échapper aux coups et se roula en boule pour se protéger. Porc lui bondit dessus et commença à lui envoyer une pluie de coups de pied dans le ventre, puis il l'attrapa par les cheveux et voulut le soulever. Une voix soudain se fit entendre.

« Lâche-le ! »

Il se retourna. Derrière lui se tenait un garçon qu'il n'avait jamais vu, dont la capuche du pull relevé sur la tête lui donnait un air menaçant. « Lâche-le », répéta le garçon. Porc repoussa Hillel par terre et se dirigea vers le garçon, fermement décidé à en découdre avec lui. Il n'eut pas le temps de faire trois pas qu'il reçut un coup de poing magistral en plein visage, qui le terrassa. Il roula sur le sol en se tenant le nez et éclata en sanglots.

« Mon nez ! pleurnicha-t-il. Tu m'as pété le nez. » À ce moment, déboulèrent les élèves de l'école qui avaient suivi le début de la poursuite entre Porc et Hillel.

— Venez voir, cria l'un d'eux, il y a Porc qui pleure comme une fille !

— Ça fait drôlement mal ce qu'il m'a fait ! geignit Porc entre deux sanglots.

— T'es qui toi? demanda l'un des enfants à Woody.

— Je suis le garde du corps d'Hillel. Si vous l'embêtez, je vous collerai à tous des coups de poing dans le nez. Ils montrèrent leurs paumes en signe de paix.

— Nous on aime tous Hillel, dit un autre, sans descendre de son vélo. On ne lui veut pas d'ennuis. Pas vrai, Hillel? D'ailleurs, si tu veux, on peut pisser sur Porc.

— On ne pisse pas sur les gens, répondit Hillel toujours au sol.

Woody releva Porc et le pria de dégager : « Allez, tire-toi maintenant, gros patapouf, et va te mettre de la glace sur le nez. » Porc disparut sans demander son reste, toujours en sanglots, puis Woody releva Hillel à son tour.

— Merci, vieux, lui dit Hillel. Tu... Tu m'as vraiment sauvé la mise.

— Avec plaisir. Je m'appelle Woody.

— Comment tu sais qui je suis?

— Y a ta tronche en photo partout dans le bureau de ton père.

— Tu connais mon père?

— Il m'a sorti deux ou trois fois de la merde...

— On ne dit pas
merde.
Woody sourit.

— Tu es bien le fils de Monsieur Goldman.

— Et comment tu connais mon prénom?

— J'ai entendu tes parents parler dans le bureau de ton père l'autre jour.

— Mes parents? Tu connais mes parents?

— Comme je te disais, je connais ton père. Grâce à lui, je travaille pour le jardinier Bunk. J'étais occupé à nettoyer des pelouses quand je t'ai vu arriver poursuivi par ce gros garçon. Et comme je sais aussi que tout le monde t'embête parce que, quand j'étais dans le bureau de ton père l'autre jour, j'ai vu ta mère arriver – qui est vachement belle d'ailleurs – et...

— Berk, t'es deg' ! Parle pas de ma mère comme ça !

— Ouais, bon bref, ta mère est venue dans le bureau de ton père et elle disait qu'elle était inquiète parce que tout le monde veut te casser la tête à l'école. Alors, du coup, j'étais content que tu te fasses cogner par ce gros lard, comme ça j'ai pu te défendre, histoire de remercier ton père de m'avoir défendu.

— Je comprends rien à ton histoire. Mon père t'a défendu de quoi?

— J'ai eu des ennuis dans des bagarres et il m'a aidé à chaque fois.

— Des bagarres?

— Ouais, je me bagarre tout le temps.

— Tu pourrais m'apprendre à me battre, suggéra Hillel. Combien de temps il faudrait pour que je sois aussi fort que toi?

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