Le livre des Baltimore (27 page)

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Authors: Joël Dicker

BOOK: Le livre des Baltimore
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Jane nous ouvrit la porte, la mine déconfite. Dans le salon, Seth était sur une chaise roulante. Il avait fait une attaque et était très diminué. Il n'était plus capable de rien. Et la maison, avec ses marches et ses escaliers, n'était plus adaptée pour lui. Jane voulait la vendre au plus vite. Elle savait qu'elle n'aurait ni le temps ni l'énergie de continuer à l'entretenir et elle voulait s'en séparer en bon état. Elle était prête à la céder pour un très bon prix: c'était une opportunité à ne pas manquer. Certains parlaient de l'affaire du siècle.

La maison était déjà sur les lèvres de tous les courtiers de la région lorsque Oncle Saul et Tante Anita envisagèrent son achat. Jane Clark, par amitié pour eux, leur donna même la priorité sur la vente. Nous en parlions sans cesse. À chaque repas nous demandions à Oncle Saul s'il avait avancé dans ses réflexions.

— Allez-vous acheter
Le Paradis sur terre?

— Nous ne savons pas encore, répondait Oncle Saul, un sourire au coin des lèvres.

Il ne quittait plus son bureau estival installé sous le kiosque. Je le voyais passer de ses dossiers juridiques à des plans financiers pour la maison, jonglant sans difficulté entre les appels de son cabinet de Baltimore et les coups de fil à la banque. Les années passaient et je ne cessais de le trouver de plus en plus impressionnant.

 

*

 

Nos journées dans les Hamptons passées à pêcher et à nager depuis le ponton des Clark nous firent du bien. La réunion du Gang des Goldman chassait notre vague à l'âme. Nous nous étions mis au service de Jane Clark, pour qui nous éprouvions beaucoup d'affection : nous l'aidions à faire ses courses ou à descendre Seth sur sa chaise pour qu'il puisse profiter de la terrasse à l'ombre d'un parasol.

Tous les matins, Woody partait courir. Je l'accompagnais presque à chaque fois. J'aimais bien ce moment seul à seul avec lui, où nous discutions tout au long du parcours.

Je compris qu'il avait du mal à supporter la séparation d'avec Hillel. Il avait désormais un statut de fils unique chez les Baltimore. Il se levait seul, prenait le bus seul, et déjeunait seul. Nostalgique, il allait parfois traîner son ennui dans la chambre d'Hillel et se vautrait sur son lit en lançant une balle de base-ball en l'air. Oncle Saul lui avait appris à conduire. Il avait obtenu rapidement son permis. Le mardi, il était désormais seul avec Tante Anita pour leur traditionnelle soirée pizza. Ils commandaient leur repas et s'installaient devant la télévision, côte à côte sur le canapé.

Pour le motiver dans sa pratique du football, Oncle Saul avait pris un abonnement pour assister aux matchs des Washington Redskins. Ils y allaient tous les trois, en famille, la tête couverte de la même casquette aux couleurs de leur équipe. Tante Anita s'asseyait entre ses deux hommes et ils dévoraient du pop-corn et des hot-dogs. Mais, malgré les efforts de mon oncle et ma tante, Woody était redevenu un peu sauvage, je crois qu'il évitait de passer trop de temps à la maison. Au lycée, après les cours, il s'entraînait avec d'autres membres de l'équipe dans l'enceinte du stade pour être à son meilleur niveau lorsque la saison de football reprendrait à l'automne suivant. Tante Anita venait souvent l'observer. Elle s'inquiétait un peu pour lui. Elle s'asseyait dans les travées du stade et l'encourageait. L'entraînement terminé, elle l'attendait à la sortie des vestiaires. Il apparaissait enfin, douché, les muscles gonflés, magnifique.

— Saul a réservé au
Steak House
que tu aimes. Tu nous rejoins là-bas? proposait-elle en l'enlaçant.

— Non, merci. C'est très gentil, mais on va aller manger avec l'équipe.

— D'accord, amuse-toi bien alors, et sois prudent en rentrant. Tu as tes clés?

— Oui, merci.

— Tu as de l'argent? Il sourit.

— Oui, merci beaucoup.

Il la regardait s'éloigner jusqu'à sa voiture. Ses coéquipiers sortaient des vestiaires tour à tour. Il y en avait toujours un pour le gratifier d'une tape amicale dans le dos.

— Dis donc, mec, elle est sacrément canon ta mère.

— La ferme, Danny, ou je te pète la gueule.

— Ça va, je disais ça pour rigoler. Tu viens dîner avec l'équipe?

— Non, merci, j'ai déjà quelque chose. On se voit demain à la même heure?

— Ça marche, à demain.

Il quittait le stade, seul, et se dirigeait vers le parking. Il s'assurait que Tante Anita était partie puis montait à bord de la voiture que lui prêtait Oncle Saul et s'en allait.

 

Il y avait quarante-cinq minutes de route jusqu'à Blueberry Hill. Il alluma l'autoradio et poussa le volume aussi fort que ses oreilles pouvaient le supporter. Comme il le faisait toujours, il quitta l'autoroute une sortie trop tôt pour s'arrêter au fast-food d'une aire de services. Il passa sa commande directement au volant : deux cheeseburgers, des frites, des rondelles d'oignons, deux Cocas, des beignets glacés à la vanille, à emporter. Puis, lorsqu'il fut servi, il reprit l'autoroute, en direction de l'école de Blueberry.

Pour être certain de ne pas être repéré, il éteignit ses phares avant d'arriver sur le parking désert de l'école. Il se gara le plus loin possible du premier bâtiment. Comme toujours, Hillel l'attendait déjà. Il se précipita vers la voiture et ouvrit la portière côté passager.

— Enfin, vieux, dit-il en s'installant sur le siège, j'ai cru que t'arriverais jamais.

— Désolé, on a prolongé l'entraînement.

— Tu te sens en forme?

— Oh oui !

Hillel éclata de rire.

— T'es pas possible, Wood'. Tu vas finir en NFL, tu verras. Il plongea la main dans le sac en papier que lui présentait Woody et en sortit un cheeseburger. Il tâta l'intérieur du sac et sourit.

— T'as même pensé aux oignons frits? T'es le meilleur ! Qu'est-ce que je ferais sans toi...

Ils dévoraient leur repas.

Après avoir mangé, sans se concerter mais d'un commun accord, ils sortirent de la voiture et s'assirent sur le capot. Woody sortit un paquet de cigarettes de sa poche, en prit une, tendit le paquet à Hillel, qui se servit. Les deux points incandescents dans la nuit étaient les seuls signes de leur présence.

— Je peux pas croire que vous alliez voir les matchs des Redskins. Papa n'a jamais voulu qu'on prenne un abonnement aux Bullets !

— Ben, p't'être que c'est parce que t'étais trop petit à l'époque. Tu devrais lui redemander maintenant.

— Nan, je m'en fous maintenant.

— Tiens, je t'ai pris une casquette de l'équipe. Tu manges pas tes rondelles d'oignons?

— J'ai plus faim.

— Oh, fais pas la tête, Hill'. C'est vraiment rien que quelques stupides matchs de football. La prochaine fois que t'es là, on ira tous voir un match ensemble.

— Nan, je m'en fous, je te dis.

Les cigarettes terminées, il fut temps de se séparer. Hillel allait retourner dans sa chambre comme il en était sorti : par la fenêtre de la cuisine, puis une fois dans le bâtiment, il se faufilerait discrètement. Avant de se quitter, ils se donnèrent une accolade.

— Prends soin de toi, vieux.

— Toi aussi. Tu me manques. La vie c'est pas pareil sans toi.

— Je sais. Et c'est pareil pour moi. C'est juste un moment de merde, on sera de nouveau réunis. Rien ne peut nous séparer, Wood', rien.

— T'es mon frère pour toujours, Hill'.

— Toi aussi. Sois prudent sur la route.

— La fille qui jouait de la guitare, demandai-je à chacun, vous vous souvenez?

Hillel disparut dans la nuit et Woody repartit. Sur la route du retour vers Baltimore, dans l'habitacle balayé par les lumières de la route, il constata que ses biceps avaient gonflé encore plus. Ils éclataient dans les manches de son pull. Il s'entraînait à en perdre la raison. Il survolait le reste de sa vie : il ne s'intéressait ni vraiment à ses cours, ni aux filles, ni à se faire des amis. Il consacrait tout son temps et toute son énergie au football. Il était sur le terrain une heure avant le début de l'entraînement pour travailler ses coups de pied et la longueur de ses passes, seul. Il courait deux fois par jour, cinq jours par semaine. Sept miles le matin et quatre le soir. Il lui arrivait de partir courir en pleine nuit, à des heures où Oncle Saul et Tante Anita dormaient déjà.

 

Ce n'est que vers la fin de notre séjour, après presque un mois de réflexion, qu'Oncle Saul et Tante Anita durent renoncer à l'achat du
Paradis sur Terre.
Pour une maison de ce standing avec plage privée, et au vu de la flambée des prix de l'immobilier dans la région, « l'affaire du siècle » valait tout de même plusieurs millions de dollars.

Ce fut la première fois que je vis mon oncle Saul face à une limite qu'il ne pouvait franchir. Malgré son aisance financière, il ne pouvait pas réunir les six millions de dollars réclamés pour la maison. Même en vendant leur maison de vacances, il se serait retrouvé avec un deuxième emprunt important alors qu'il n'avait pas encore fini de rembourser l'achat de la Buenavista. À cela s'ajoutaient des frais d'entretien pour
Le Paradis
très largement supérieurs à ce qu'il dépensait jusqu'à présent. Ce n'était pas raisonnable et il préféra renoncer.

Je sais tout cela car j'interceptai une conversation qu'il avait eue avec Tante Anita après une visite du courtier en charge de la vente de la maison, au terme de laquelle Tante Anita lui dit, le serrant tendrement contre lui : « Tu es un homme sage et prudent, c'est pour ça que je t'aime. Nous sommes bien dans cette maison. Surtout, nous sommes heureux. Nous n'avons besoin de rien de plus. »

Lorsque nous quittâmes les Hamptons,
Le Paradis sur Terre
n'avait pas encore trouvé preneur. Nous étions loin de nous imaginer la surprise qui nous attendrait l'été suivant.

 

*

 

Durant l'année qui s'écoula, j'eus beaucoup de peine à digérer ma rupture avec Alexandra. Je ne parvenais pas à accepter qu'elle ne veuille pas de moi et que l'année passée ensemble n'ait pas compté pour elle autant qu'elle avait compté pour moi. Pendant plusieurs mois, je hantai New York et les lieux où nous nous étions aimés. J'errais près de son lycée, près du café où nous avions si souvent flâné, je retournais dans les magasins de musique que nous avions écumés et dans ce bar où elle venait jouer. Ni le propriétaire du magasin de musique ni le gérant du bar ne l'avaient revue.

— La fille qui jouait de la guitare, demandai-je à chacun, vous vous souvenez?

— Je me souviens bien, me répondirent-ils chacun, mais ça fait très longtemps que je ne l'ai pas revue.

Je fis le pied de grue devant les immeubles de ses parents.

Je réalisai rapidement que ni Patrick ni Gillian n'habitaient plus dans leurs appartements respectifs.

Troublé, je me lançai à leur recherche. Je ne trouvai aucune trace de Gillian. En revanche, je découvris que Patrick Neville avait connu à New York une ascension fulgurante. Son fonds connaissait des rendements très importants. Je n'avais jamais réalisé qu'il était connu dans le monde de la finance : il avait écrit plusieurs livres d'économie et j'appris qu'il l'enseignait même à l'université de Madison, dans le Connecticut. Je finis par trouver sa nouvelle adresse : une tour chic de la 65e, à quelques blocs de Central Park, avec portier, avant-toit en toile et tapis sur le trottoir.

Je m'y rendis plusieurs fois, surtout les week-ends, espérant croiser Alexandra à sa sortie de l'immeuble. Mais cela ne se produisit jamais.

J'aperçus en revanche plusieurs fois son père. Je finis par l'interpeller un jour qu'il rentrait chez lui.

— Marcus? me dit-il. Quel plaisir de te voir ! Comment vas-tu?

— Ça va.

— Que fais-tu dans le quartier?

— Je passais par là et je vous ai vu sortir du taxi.

— Eh bien, le monde est petit.

— Comment va Alexandra?

— Elle va bien.

— Est-ce qu'elle joue encore de la musique?

— Je ne sais pas. C'est une drôle de question...

— Elle n'est plus retournée au magasin de musique, ni au bar où elle chantait.

— Elle ne vit plus à New York, tu sais.

— Je sais, mais elle ne revient jamais ici?

— Si, régulièrement.

— Alors pourquoi ne va-t-elle plus chanter dans ce bar? Ni au magasin de guitares. Je pense qu'elle a arrêté la musique. Il haussa les épaules.

— Elle est occupée avec ses études.

— Ses études ne lui serviront à rien. Elle est une musicienne dans l'âme.

— Tu sais, elle a connu une période difficile. Il y a eu la perte de son frère. Et puis, sa mère et moi sommes en train de divorcer. J'imagine qu'elle n'a pas la tête à chantonner.

— Elle ne chantonnait pas, Patrick. La musique est son rêve.

— Elle y reviendra peut-être.

Il me serra gentiment la main pour prendre congé.

— Elle n'aurait jamais dû aller à l'université.

— Ah bon? Et où aurait-elle dû aller?

— À Nashville, Tennessee, répondis-je du tac au tac.

— À Nashville, Tennessee? Et pourquoi?

— Parce que c'est la ville des vrais musiciens. Elle serait devenue une vedette de la musique. C'est une musicienne formidable et vous n'êtes pas capable de le voir.

Je ne sais pas pourquoi j'avais parlé de Nashville. Peut-être parce que je rêvais de partir loin avec Alexandra. Longtemps, j'ai rêvé qu'elle n'était pas allée à l'université de Madison. Longtemps, j'ai rêvé que le jour où elle était venue à Montclair pour rompre avec moi, elle était en fait venue pour que je l'emmène à Nashville, Tennessee. Elle klaxonne et je sors de la maison, mon sac à la main. Elle conduit une vieille décapotable, des lunettes de soleil sur les yeux et, sur les lèvres, le rouge à lèvres foncé qu'elle met lorsqu'elle est heureuse. Je saute dans la voiture sans prendre la peine d'ouvrir la porte, elle démarre et nous partons. Nous partons pour un monde meilleur, celui de ses rêves. Nous roulons pendant deux jours. Nous traversons le New Jersey, la Pennsylvanie, le Maryland, la Virginie. Nous passons la nuit à Roanoke en Virginie. Dans la matinée du lendemain nous entrons enfin dans le Tennessee.

19.

En ce début de printemps 2012, après le premier article sur Alexandra et moi, d'autres magazines suivirent. C'était le sujet du moment dont tout le monde parlait. Hormis les quelques photos volées, que les magazines se revendaient, les tabloïds n'avaient aucune matière concrète pour nourrir les articles que réclamaient les lecteurs. Ils trouvèrent la parade en interrogeant des anciens camarades de classe à la recherche d'un quart d'heure de gloire, qui acceptaient de donner des témoignages sur nous sans aucun lien avec le sujet.

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