Le livre des Baltimore (23 page)

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Authors: Joël Dicker

BOOK: Le livre des Baltimore
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— Quoi? Mais enfin, pourquoi aurais-je fait ça?

— Je ne sais pas. Pour que je rompe avec Kevin, peut-être?

— Enfin, Alexandra ! Ne me dis pas que tu penses ça !

— T'as eu ta chance, Marcus. C'était il y a huit ans. Ne viens pas saccager ma vie. Laisse-moi tranquille. Mes avocats vont te contacter pour que tu fasses un démenti.

 

*

 

Baltimore, Maryland.

Printemps-été 1995.

 

Je me sentais de plus en plus isolé à Montclair.

Pendant que j'étais coincé dans le New Jersey, une existence paradisiaque me tendait les bras à Oak Park. Il n'y avait pas une mais deux familles merveilleuses, les Baltimore et les Neville, qui, de surcroît, tissèrent des liens d'amitié. Oncle Saul et Patrick Neville devinrent partenaires de tennis. Tante Anita proposa à Gillian Neville de participer à des activités bénévoles dans le foyer pour enfants d'Artie Crawford. Hillel, Woody et Scott étaient tout le temps fourrés ensemble.

Un jour de début avril, Hillel, qui lisait tous les jours le
Baltimore Sun,
tomba sur un article à propos d'un concours musical organisé par une radio nationale. Les participants étaient invités à envoyer leur candidature sous la forme de deux compositions interprétées par eux, enregistrées ou filmées. Le gagnant pourrait enregistrer cinq titres dans un studio professionnel, dont l'un serait diffusé durant six mois par la station de radio. Bien évidemment, Oncle Saul possédait une formidable caméra dernier cri, et bien évidemment il accepta de la prêter à Hillel et Woody. Et depuis ma prison du New Jersey, je recevais tous les jours des appels excités de mes cousins pour me raconter que le projet allait bon train. Durant une semaine, Alexandra passa toutes ses fins d'après-midi à répéter chez les Goldman et, durant le week-end, Hillel et Woody la filmèrent. Je crevais de jalousie.

Mais concours ou pas, nous nous fimes tous les trois, Woody, Hillel et moi, coiffer au poteau car Alexandra arriva bientôt chez les Baltimore avec Austin, son petit ami. Il fallait bien que ça arrive : Alexandra, dix-sept ans, belle comme le jour, n'allait pas jeter son dévolu sur des jardiniers de quinze ans dont la pousse des poils pubiens avait affiché un retard lamentable. Elle nous préféra un type de son lycée, un fils à papa beau comme un dieu et fort comme Hercule, mais bête comme un baudet. Il venait dans le sous-sol, se vautrait sur le canapé, n'écoutait pas les compositions d'Alexandra. Il se fichait de sa musique comme de l'an quarante, alors que sa musique, c'était toute sa vie, ce que cet imbécile d'Austin n'avait pas compris.

Il s'écoula deux mois jusqu'à la proclamation des résultats du concours. Alexandra passa entre-temps son permis de conduire, et les soirs de week-end, quand Austin la laissait tomber pour sortir avec ses copains, elle passait nous prendre chez les Baltimore. Nous allions nous chercher des milk-shakes au
Dairy Shack,
nous allions nous garer dans une ruelle tranquille et nous nous étendions sur une pelouse, face à la nuit, à écouter la musique que diffusait l'autoradio par les portières ouvertes de la voiture. Alexandra chantait par-dessus et nous, nous imaginions sa chanson diffusée en boucle à la radio.

Dans ces moments-là, nous avions l'impression qu'elle était à nous. Nous discutions pendant des heures. Il arrivait fréquemment qu'Austin soit le sujet de notre conversation. Hillel osait les questions qui nous brûlaient à tous les trois les lèvres :

— Qu'est-ce que tu fais avec un con pareil? demandait-il.

— Il est très loin d'être un con. Il est parfois un peu abrupt, mais c'est un chouette garçon.

— C'est vrai, se moquait Woody, ce doit être sa décapotable qui lui fait passer de l'air dans la tête.

— Non, sérieusement, le défendait Alexandra, il gagne à être connu.

— N'empêche, c'est un con, tranchait Hillel. Elle finissait par dire :

— Je l'aime. C'est comme ça.

Quand elle disait « je l'aime », nos cœurs se déchiraient.

 

Alexandra ne remporta pas le concours. Elle reçut pour toute réponse une lettre sèche qui lui disait que sa candidature n'était pas retenue. Austin lui dit que si elle avait perdu, c'est parce qu'elle était nulle.

Pour être tout à fait franc avec vous, lorsque Woody et Hillel me téléphonèrent pour m'annoncer la nouvelle, une partie de moi fut soulagée : il m'aurait été pénible que sa carrière soit lancée grâce à un concours déniché par Hillel et une vidéo qui ait été une fabrication intégrale des Baltimore.

J'eus néanmoins beaucoup de peine pour elle, car je savais combien elle tenait à ce concours. Après avoir obtenu par l'opérateur son numéro de téléphone, je pris mon courage à deux mains et lui téléphonai, ce que je n'avais jamais osé faire malgré l'envie qui me dévorait depuis des mois. À mon grand soulagement, ce fut elle qui répondit, mais le coup de fil commença très mal :

— Salut, Alexandra, c'est Marcus.

— Marcus qui?

— Marcus Goldman.

— Qui?

— Marcus, le cousin de Woody et Hillel.

— Oh, Marcus, le cousin ! Bonjour, Marcus, comment vas-tu?

Je lui dis que je téléphonais à propos du concours, que j'étais désolé qu'elle n'ait pas gagné et, à mesure que nous parlâmes, elle éclata en sanglots.

— Personne ne croit en moi, dit-elle. Je me sens si seule. Tout le monde s'en fout.

— Moi, je m'en fous pas, dis-je. S'ils ne t'ont pas prise, c'est que c'est un concours de nuls. Ils ne te méritent pas ! Ne te laisse pas abattre ! Fonce ! Enregistre une autre démo !

Après avoir raccroché, je rassemblai les économies que j'avais, les mis dans une enveloppe et les lui envoyai pour qu'elle puisse enregistrer une maquette professionnelle.

Quelques jours plus tard, je reçus un avis de retrait d'un envoi postal. Ma mère, inquiète, m'interrogea longuement pour savoir si j'avais acheté des vidéos pornographiques.

— Non, Maman.

— Promets-le moi.

— Je te le promets. Si c'était le cas, je les aurais fait envoyer ailleurs.

— Où ça?

— Maman, c'était une plaisanterie. Je n'ai pas commandé de vidéos pornographiques.

— Alors, qu'est-ce que c'est?

— Je ne sais pas.

Malgré mes protestations, elle tint à m'accompagner au bureau de poste pour aller chercher l'envoi et se tint derrière moi au guichet.

— D'où vient l'envoi? demanda-t-elle à l'employé de poste.

— Baltimore, répondit-il en me remettant une enveloppe.

— Est-ce que tu attends quelque chose de tes cousins? demanda ma mère.

— Non, Maman.

Elle me somma d'ouvrir et je finis par lui dire :

— Maman, je crois que c'est personnel.

La terreur de la pornographie passée, son visage s'éclaira.

— Tu as une petite amie à Baltimore?

Je la regardai sans répondre et elle me fit la grâce d'aller attendre dans la voiture. Je m'isolai dans un coin du bureau de poste et décachetai l'enveloppe avec précaution.

 

Cher Markikette,

 

Je m'en veux : je ne t'ai jamais remercié de m'avoir écrit pour me dire que tu aurais voulu vivre à Baltimore. J'ai été très touchée. Peut-être qu'un jour tu déménageras ici, qui sait?

Je te remercie de ta lettre et de l'argent. Je ne peux pas accepter cet argent mais tu m'as convaincue d'utiliser mes économies pour enregistrer une maquette et persévérer.

Tu es une personne très spéciale. J'ai de la chance de te connaître. Merci de m'encourager à devenir musicienne, tu es le seul à croire en moi. Je ne l'oublierai jamais.

 

J’espère te revoir bientôt à Baltimore.

Tendrement,

 

Alexandra

 

PS : Il vaut mieux que tu ne dises pas à tes cousins que je t'ai écrit.

 

Je relus la lettre dix fois. Je la serrai contre mon cceur. Je dansai sur le sol en béton du bureau de poste. Alexandra m'avait écrit. À moi. Je sentais mon ventre serré par l'émotion. Je rejoignis ma mère dans la voiture et je ne dis pas un mot de tout le trajet. Puis, alors que nous arrivions dans notre allée, je lui dis :

— Je suis content de ne pas avoir la mucoviscidose, Maman.

— Tant mieux, mon chéri. Tant mieux.

15.

Ce 26 mars 2012, jour de la parution du journal, je restai enfermé chez moi.

Mon téléphone sonnait sans arrêt. Je ne répondais plus. C'était inutile : tout le monde voulait savoir si c'était vrai. Est-ce que j'étais en couple avec Alexandra Neville?

Je savais qu'il n'allait pas falloir longtemps pour que des paparazzis s'installent devant ma porte. Je décidai d'aller faire suffisamment de courses pour n'avoir plus besoin de bouger de chez moi pour un bout de temps. En revenant du supermarché, le coffre de ma voiture rempli de sacs de nourriture, Leo, qui jardinait devant sa maison, me demanda si j'avais prévu de tenir un siège.

— Alors, vous n'êtes pas au courant?

— Non.

Je lui montrai un exemplaire du magazine.

— Qui a pris ces photos? demanda-t-il.

— Le type du van. C'était un paparazzi.

— Vous avez voulu devenir célèbre, Marcus. Et à présent votre vie ne vous appartient plus. Vous avez besoin d'un coup de main?

— Non, merci, Leo.

Nous entendîmes soudain un aboiement derrière nous. C'était Duke.

— Qu'est-ce que tu fais là, Duke? lui demandai-je. Il me fixa de ses yeux noirs.

— Va-t'en, lui ordonnai-je.

J'allai déposer une partie de mes sacs sous mon porche et le chien me suivit.

— Va-t'en ! m'écriai-je. Il me regarda sans broncher.

— Va-t'en !

Il resta immobile.

À cet instant, j'entendis un bruit de moteur. Une voiture freina. C'était Kevin. Il était dans tous ses états. Il sauta hors de sa voiture et se dirigea vers moi, décidé à en découdre.

— Fils de pute ! me hurla-t-il au visage. Je reculai.

— Il ne s'est rien passé, Kevin ! Ces photos sont un mensonge ! Alexandra tient à toi. Il resta à distance.

— Tu t'es bien foutu de moi...

— Je ne me suis foutu de personne, Kevin.

— Pourquoi ne m'as-tu jamais dit ce qui s'était passé entre Alexandra et toi?

— Ce n'était pas à moi de t'en parler. Il pointa un doigt menaçant dans ma direction.

— Tire-toi de nos vies, Marcus.

Il attrapa Duke par le collier pour le traîner à la voiture. Celui-ci essaya de se dégager. « Viens ici ! » hurla-t-il en le secouant.

Duke gémit et essaya de se débattre. Kevin lui cria de se taire et le fit monter de force dans le coffre de son 4 x 4. En remontant dans sa voiture il me dit d'un ton menaçant :

— Ne t'approche plus jamais d'elle, Goldman. Ni d'elle, ni de ce chien, ni de personne. Vends cette maison, tire-toi loin. Tu n'existes plus à ses yeux. Tu m'entends? Tu n'existes plus !

Il démarra en trombe.

Par la vitre, Duke me lança un regard plein de tendresse et aboya des mots que je ne compris pas.

 

*

 

Baltimore.

Automne 1995.

 

L'automne qui suivit, la rentrée scolaire marqua la reprise de la saison de football. Les Chats Sauvages de Buckerey High firent rapidement parler d'eux. Leur début de championnat fut triomphal. Le lycée tout entier se prit d'une passion dévorante pour cette équipe bientôt réputée invincible. Qu'avait-il bien pu se passer en quelques mois pour que les Chats Sauvages soient ainsi transformés?

Le stade de Buckerey affichait complet à chaque rencontre. Et s'il s'agissait d'un match à l'extérieur, des cohortes de fans dévoués et bruyants faisaient le déplacement. Il n'en fallut pas plus pour que la presse locale rebaptise l'équipe « Les Invincibles Chats Sauvages de Buckerey ».

La réussite de l'équipe remplissait Hillel d'un immense sentiment de fierté. En devenant l'assistant du coach, il s'était trouvé une place à part entière parmi les Chats Sauvages.

L'état de santé de Scott s'était dégradé. Il y avait eu plusieurs alertes à la fin de l'été. Il avait mauvaise mine et se déplaçait désormais régulièrement avec une bouteille d'oxygène. Ses parents étaient inquiets. Il ne pouvait plus que suivre les matchs depuis les gradins. Chaque fois qu'il se levait pour célébrer un
touchdown,
il était envahi par la tristesse de ne pouvoir être sur le terrain. Son moral était en chute libre.

Un dimanche matin froid de septembre, au lendemain d'un match que les Chats Sauvages avaient brillamment remporté, il sortit de chez lui en cachette et se rendit au stade de Buckerey. Tout était désert. Il faisait très humide; la pelouse était envahie par une brume opaque. Il se plaça à une extrémité du terrain et se mit à le traverser en courant, s'imaginant porteur du ballon. Il ferma les yeux et se vit en ailier puissant, un Invincible lui aussi. Rien ne pouvait l'arrêter. Il lui semblait entendre les vivats de la foule qui scandait son nom. Il était un joueur des Chats Sauvages et il allait marquer le point final. Grâce à lui ils allaient remporter le championnat. Il courut encore et encore, il sentait entre ses mains le ballon qu'il n'avait pas. Il courut jusqu'à en perdre la respiration, jusqu'à s'effondrer dans l'herbe mouillée, inerte.

C'est grâce à l'intervention d'un homme qui promenait son chien que Scott fut sauvé. Il fut emmené en ambulance à l'hôpital Johns Hopkins, où il subit une batterie d'examens. Son état s'était soudainement aggravé.

Ce fut Tante Anita qui informa Hillel et Woody de l'accident de Scott.

— Pourquoi était-il sur le terrain? demanda Hillel.

— On n'en sait rien. Il est sorti sans prévenir ses parents.

— Et jusqu'à quand restera-t-il à l'hôpital?

— En tout cas deux semaines.

Ils allèrent régulièrement rendre visite à Scott.

— Je voudrais faire comme vous, dit-il à Woody. Je voudrais être sur un terrain de football, je voudrais que la foule m'acclame. Je veux plus être malade.

Scott put finalement rentrer chez lui. Il dut rester au repos total. Tous les jours, après l'entraînement, Woody et Hillel passaient le voir. Parfois l'équipe tout entière venait. Les Chats Sauvages s'entassaient dans la chambre de Scott, lui narrant leurs exploits du jour. Tout le monde disait qu'ils allaient remporter la coupe. Jusqu'à aujourd'hui encore, aucune équipe de la Ligue des lycées n'a battu les records établis par eux durant la saison 1995-1996.

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