L’affaire était connue du public depuis maintenant trois jours. Vingt-quatre heures pour laisser New York digérer la nouvelle ; vingt-quatre autres pour le retour de bâton instinctif contre la police et l’équipe municipale en place ; et vingt-quatre autres encore pour que la psychose générale s’installe chez les New-Yorkais. La population se montrait soit sévère, soit cynique, soit terrorisée.
Ce matin-là, Irving ne répondit presque pas au téléphone. Il lisait les tout derniers rapports qui s’étaient accumulés en son absence. Deux messages avaient été laissés par la même personne, une femme qui semblait avoir peur ; à deux opérateurs différents, elle avait expliqué qu’elle avait peut-être vu quelque chose concernant l’assassinat de la famille Allen. Elle vivait à deux rues plus à l’est, et une de ses amies habitait juste en face des Allen. Le soir du drame, elle était restée chez cette amie jusque tard, puis, remontant vers le bout de la rue, avait vu un pick-up de couleur sombre arriver au coin et ralentir. Elle avait pressé le pas, inquiète, consciente de se retrouver seule dans une rue obscure et déserte à une heure tardive. Et bien que la distance qui la séparait de chez elle fût réduite, le conducteur pouvait toujours sortir de son véhicule en un éclair…
Elle avait retenu trois des chiffres qui figuraient sur la plaque d’immatriculation. Pourquoi ? Parce que c’était la date d’anniversaire de sa sœur : 161. Le 16 janvier. Un pick-up sombre – noir, peut-être bleu marine, sans doute de marque Ford – avec un 161 sur la plaque.
Là-dessus, le téléphone sonna. Irving tendit le bras pour décrocher mais se ravisa. Les lignes supplémentaires qui avaient été installées dans la salle des opérations avaient saturé le système, si bien qu’il avait reçu ce matin des tas d’appels destinés à d’autres bureaux.
Au bout de la quatrième sonnerie, il sentit quand même comme une insistance. Il tendit de nouveau le bras, souleva le téléphone et le colla à son oreille. C’était l’agent de faction. « Ray… J’ai un appel de quelqu’un qui dit que vous le cherchez. » Il n’en fallut pas davantage.
Il savait que c’était John Costello. « Allo, oui… » Il attendait la voix familière et se préparait déjà à se confondre en plates excuses, à faire tout ce qu’il fallait pour le ramener dans le jeu et l’inciter à se présenter au commissariat.
Mais la voix qui lui répondit, et le mot qui fut prononcé, ne ressemblaient tellement
pas
à Costello qu’un frisson glacé le parcourut des pieds à la tête.
« Inspecteur ?
— Oui… Bonjour… Qui est à l’appareil ?
— J’ai cru comprendre que vous me cherchiez.
— Que je vous cherchais ? »
Irving sentit ses narines se dégager d’un seul coup, comme s’il avait reniflé de l’ammoniac. Tous les poils de son corps se hérissèrent. Il frémit, d’une façon imperceptible à quiconque l’aurait regardé, mais la sensation fut tellement puissante qu’il se demanda s’il allait encore pouvoir parler.
« J’ai peur, inspecteur… J’ai vraiment peur… Ça fait un petit moment que je me cache…
— Peur ? Mais qui êtes-vous ?
— Je suis la personne que vous cherchez. J’ai entendu des choses par des gens que je connais…
— Qui ça ? Qu’avez-vous entendu ?
— Je suis le détective privé, dit la voix. Karl Roberts. »
Irving sentit un soulagement immense.
Il se dit qu’il n’avait jamais, de sa vie, éprouvé autant d’émotions contradictoires.
D’un côté, la peur paralysante d’avoir cru, un instant, discuter avec le Commémorateur, la possibilité très réelle que cet enfoiré de mégalomane l’ait appelé pour le narguer, le défier… Et de l’autre côté, la déception – non, quelque chose de beaucoup plus profond que la déception – de constater que
ce n’était pas
lui, que les éventuelles découvertes de Roberts ne mèneraient nulle part.
Irving resta un moment immobile, presque comme s’il avait oublié de respirer, puis dit : « Oui, monsieur Roberts, on vous cherchait. » Avec la réponse de Roberts, Irving sentit que tout remontait à la surface.
« Je crois… Mon Dieu, je crois savoir qui c’est. »
Irving ne dit rien.
« Et je crois qu’il sait qui je suis… Et à mon avis, si je fais quoi que ce soit qui lui permette de savoir où je me trouve…
— Où êtes-vous, monsieur Roberts ? »
Le cœur d’Irving battait la chamade. Il sentit la sueur perler sur son cuir chevelu, cette sensation insidieuse, cette démangeaison.
« Je ne vous le dirai pas. Pas au téléphone.
— Vous devez venir ici, monsieur Roberts. On peut vous protéger… »
Roberts eut un rire nerveux. « Je suis désolé, inspecteur. Je suis détective privé depuis trop longtemps pour croire à ce que vous me dites. N’oubliez pas qu’avant ça, j’étais l’un des vôtres.
— Vous étiez dans la police ?
— J’étais inspecteur. Aux Mœurs, aux Stups… J’ai passé un paquet d’années en première ligne.
— On a cherché… On n’a trouvé personne à votre nom dans nos archives.
— Vous avez cherché où ? À New York ? Dans le New Jersey ?
— Oui, bien sûr…
— Seattle, coupa Roberts. C’est de là que je viens, au départ. Mais ce n’est pas le problème.
— Vous dites savoir qui pourrait être cette personne ?
— Oui.
— Vous souhaitez nous raconter ce que vous avez découvert ?
— Évidemment. Sinon, pourquoi est-ce que je vous aurais appelé, bordel ? Vous croyez que c’est un putain de jeu ou quoi ?
— Fixons un rendez-vous quelque part, alors. Je viendrai en personne. Je peux vous garantir…
— Rien. Vous ne pouvez rien me garantir, inspecteur. Vous avez des lignes sécurisées chez vous, dans votre commissariat, n’est-ce pas ?
— Bien sûr.
— Foutaises. Pas quand il s’agit de parler de ce que je sais. »
Irving observa un silence. « Quelqu’un au sein de…
— Ça suffit. Encore une fois, on en reparlera plus tard. Et non, je ne viendrai pas dans votre commissariat. On doit se rencontrer ailleurs.
— Oui, c’est sûr… On doit se rencontrer.
— Et je veux un lieu public. Un lieu où il y a du monde…
— Très bien, répondit Irving. Où ça ?
— Qu’est-ce que j’en sais, nom de Dieu ? Un grand magasin, un restaurant…
— Une cafétéria ? On pourrait se retrouver dans une cafétéria.
— Parfait. Une cafétéria, ça me va… Et venez accompagné.
— Pardon ?
— Oui, amenez quelqu’un. Pas un policier. Quelqu’un de neutre.
— Comme qui ?
— N’importe. Je m’en fous. Tout sauf un policier.
— Qu’est-ce que vous diriez de Karen Langley ?
— Qui est-ce ?
— Elle est journaliste au
City Herald
.
— Oui, ça fera l’affaire. Amenez-la.
— Vous connaissez le Carnegie’s, sur la 7
e
Avenue, au croisement avec la 55
e
Rue ?
— Non, mais je trouverai. Ce soir, d’accord ? Et donnez-moi votre numéro de portable. »
Irving le lui donna.
« Je vous retéléphonerai plus tard. Je vous indiquerai un numéro de cabine. Vous sortirez du commissariat, vous irez dans une autre cabine et vous me rappellerez. J’attendrai. Je vous dirai alors à quelle heure on se retrouve. Vous viendrez avec la journaliste, mais je vous en supplie, personne d’autre. Si je vois quelqu’un d’autre, je me tire. Compris ?
— Oui, compris. Bien compris.
— OK. Alors on en a terminé. Attendez mon coup de fil et n’essayez pas de me retrouver d’ici là. Ne faites rien qui attire l’attention, d’accord ? Ce que j’ai à vous dire… Mon vieux, ce serait vraiment dommage que la police de New York aide ce type à mettre la main sur moi.
— Quelqu’un à l’intérieur de la police… C’est ce que vous êtes en train de me dire, oui ? Vous êtes en train de me dire qu’il s’agit d’une personne à l’intérieur de la police…
— À tout à l’heure », dit Roberts. Et il raccrocha.
76
I
rving retrouva le dossier de Karl Roberts dans la base de données de la police de Seattle. Promu inspecteur en 1987, il avait passé trois ans aux Mœurs, huit ans aux Stups et prit une retraite anticipée début 1999. Installé à New York en 2001, détective privé agréé en juillet 2003. Il n’y avait rien à redire. Le visage sur sa fiche de police correspondait à celui de sa carte d’identité. Cet homme existait bel et bien. Ce n’était pas un fantôme. Il avait fait carrière comme inspecteur de police, avait eu de bons états de service et avait travaillé sur l’assassinat de Mia Grant en tant que détective privé. Et ce même Karl Roberts affirmait aujourd’hui connaître l’identité du tueur. Il avait laissé entendre que ce dernier appartenait à la police de New York. Même si cet élément précis était sans doute le plus dur à avaler pour Irving et Farraday, ça n’avait rien d’exceptionnel. Farraday autorisa l’annulation de l’avis de recherche pour Roberts, mais, avec l’accord d’Irving, maintint celui qui concernait Costello.
« Et vous allez emmener Langley avec vous ?
— Je n’ai pas le choix, répondit Irving. Je vais aller la voir directement. Je veux éviter le téléphone au maximum. »
Farraday secoua la tête, l’air résigné. « Vous pensez vraiment que ça pourrait être quelqu’un de la maison ? » Il ajouta : « Simple question rhétorique… Pas la peine de me répondre. »
Irving se rendit en voiture au siège du
City Herald
. Il échangea quelques mots avec Emma Scott à l’accueil ; elle prévint Karen Langley.
Celle-ci – pensant qu’Irving avait peut-être des nouvelles de John Costello – dit à Emma de faire monter l’inspecteur sans attendre.
Irving la trouva debout devant la fenêtre de son bureau. Elle paraissait agitée, démoralisée ; il savait que ce qu’il s’apprêtait à lui dire n’arrangerait pas les choses.
« Pourquoi moi ? » Telle fut sa réaction. Avant qu’Irving ait eu le temps de lui répondre, elle lui décocha une salve de questions. Est-ce qu’il pensait que Costello était mort, qu’il s’était suicidé, qu’il avait pu être assassiné ? Costello pouvait-il être ce fameux infiltré dans la police dont parlait Karl Roberts ? Depuis qu’il travaillait avec Irving, Costello n’était-il pas en effet « dans » la police ? L’hypothèse n’était pas absurde. Cela pouvait expliquer pourquoi Roberts avait exigé d’Irving qu’il vienne accompagné d’une personne qui ne fût pas directement liée à la police. Mais si c’était le cas, Roberts aurait sûrement su où et pour qui travaillait Costello. Il aurait donc certainement refusé la présence de Karen Langley à ce fameux rendez-vous. N’était-ce pas la preuve même que John Costello ne pouvait pas être impliqué ?
« Karen, Karen, Karen. » Irving s’approcha d’elle et, d’une main ferme, lui prit les épaules. Il la guida jusqu’à son siège et la fit s’asseoir. Il resta un long moment à la regarder. Elle semblait totalement perdue. Terrorisée. Comme si le moindre grain de sable pouvait la faire sombrer dans un tel état de désolation morale qu’elle risquait bien de ne pas en ressortir indemne.
« La réponse à tout ça, c’est que je ne sais pas, Karen. En tout cas, pas de manière certaine. Il sera beaucoup plus aisé de répondre à vos questions une fois qu’on aura vu Karl Roberts et entendu ce qu’il a à nous dire.
— Mais pourquoi moi ? insista-t-elle. Pourquoi veut-il que je vous accompagne ?
— Ce n’est pas lui qui l’a demandé. Il voulait quelqu’un qui soit hors de la police. Ce type a peur, Karen. Il a peut-être travaillé dans la police, mais ça reste un être humain, et il pense que sa vie est en danger. Il sait des choses et il estime qu’il a besoin de voir quelqu’un de neutre… Peut-être pense-t-il même que
je
suis impliqué… Allez savoir. Ou alors il croit qu’on savait déjà que le tueur était de la maison et que j’ai été envoyé pour laver le linge sale en famille et empêcher que ça sorte dans la presse. Je pense qu’à sa place, j’aurais fait la même chose…
— Je ne peux pas refuser, si ? Cette histoire me fout les jetons. Et je vais vous dire une bonne chose : si seulement je savais où se trouve John, ça irait déjà beaucoup mieux.
— On fait ce qu’on peut. J’ai mis tous mes hommes sur le coup, et maintenant qu’on a annulé l’avis de recherche pour Roberts, ça va améliorer nos chances. »
Après un long silence, Karen se pencha vers Irving. « Dites-moi la vérité, Ray. Dites-moi honnêtement, du plus profond de votre cœur, si vous pensez que John a pu commettre ces crimes.
— Je ne crois pas. Et je ne
veux
pas le croire. Mais ça reste une possibilité. Même si elle est infime, je ne peux pas l’exclure entièrement.
— Et s’il l’a fait… Et si on a vécu à ses côtés pendant tout ce temps-là, et si vous l’avez laissé entrer dans votre commissariat, travailler avec vous, vous dire où chercher…
— Alors je perds mon boulot, Karen. Et je vais devoir venir en chercher un ici. »
Karen Langley sourit timidement. Irving essayait de faire entrer un peu de lumière dans leur discussion, mais l’heure était sombre, au point d’en devenir étouffante, et elle le resterait tant qu’ils n’auraient pas découvert la vérité.
« Alors ? insista Irving.
— Alors ? répéta Karen. Alors, rien, Ray… Bien sûr que je vais venir. Je n’ai pas le choix, je crois. »
Irving s’assit face à elle. La fatigue, l’épuisement absolu qui le rongeaient soulignaient chaque ombre, chaque pli, chaque ride de son visage. « Non, répondit-il calmement. Vous n’avez pas le choix. »
Les heures s’étiraient, comme l’avait prévu Irving. Il retourna au n
o
4, s’entretint avec Farraday, et ce dernier – comprenant l’énorme poids que représentait cette enquête pour Irving et sentant sans doute qu’il devait faire preuve d’un peu de compassion à son égard – le laissa tranquille. Il n’exigea rien de lui. Irving s’installa dans la salle des opérations et passa presque une heure à la cantine du commissariat, méditant sur tout ce qui s’était passé, essayant surtout de ne pas trop s’emballer à propos des révélations de Roberts. Ancien flic ou non, ce dernier pouvait toujours se tromper. Et même s’il disait vrai, y aurait-il autre chose que des éléments circonstanciels ? Y aurait-il de quoi ouvrir une enquête ? Ou serait-ce un énième pas de plus dans une impasse ?
À 17 heures, Irving voulut joindre Karen Langley et tomba sur sa messagerie.