Les Poisons de la couronne (7 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: Les Poisons de la couronne
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— Mes nobles sires, mes nobles
sires, dit-il, d’abord la guerre du roi, dont nous sommes les loyaux sujets et
qui, pour l’heure, je vous l’assure, est tout acquis à vos justes doléances.
Mais une fois la guerre achevée, alors, mes seigneurs, je vous donne conseil de
ne point vous désarmer. C’est une bonne occasion que vous avez là d’être en
troupe, avec vos gens réunis. Rentrez ainsi en Artois, et parcourez le pays
pour chasser les agents de Mahaut et les fesser au cul sur la place des bourgs.
Et moi je vous appuierai à la Chambre du roi, et reprendrai s’il le faut mon
procès en appel du jugement qui m’a lésé ; et je m’engage à restaurer vos
coutumes, comme elles étaient au temps de mes pères.

— Ainsi ferons-nous, messire
Robert, ainsi ferons-nous !

Souastre ouvrit les bras.

— Jurons, s’écria-t-il, de ne
point nous séparer avant qu’il n’ait été fait droit à nos requêtes, et que
notre bon sire Robert ne nous ait été rendu pour être notre comte.

— Nous le jurons !
répondirent les barons.

Il y eut force embrassades et encore
de grandes rasades versées ; et l’on alluma les flambeaux parce que le
jour baissait. Robert se réjouissait de voir la ligue d’Artois, qu’il avait
fomentée, si bien prête à l’action. C’eût été sottise, vraiment, que de mourir
le lendemain…

À ce moment, un écuyer pénétra dans
la tente en disant :

— Monseigneur Robert, les chefs
de bannière sont requis au tref du roi !

Quand d’Artois entra, sans hâte,
chez le roi, la plupart des grands seigneurs déjà s’y trouvaient, assis en
cercle pour ouïr le connétable.

Beaucoup ne s’étaient lavés ni rasés
depuis six jours. Ordinairement, ils n’auraient jamais passé temps si long sans
aller aux étuves. Mais la crasse faisait partie de la guerre.

Lassé de devoir répéter les mêmes
évidences, Gaucher de Châtillon fut bref, et presque impertinent à l’égard du
souverain. Ce roitelet décidément ne lui convenait guère, qui tranchait seul
sur les sujets qui eussent mérité Conseil et tenait assemblée lorsqu’il eût dû
ordonner. Gaucher avait été habitué à d’autres méthodes, où le commandement des
troupes ne constituait pas matière à délibérer.

Étalant sa cotte de soie bleue sur
ses genoux, Valois commença de pérorer.

— Il est vrai, Sire mon neveu,
comme Gaucher vient de le confirmer, qu’on ne peut davantage rester en ce lieu
où tout s’abîme à la fois, l’âme des hommes et le poil des chevaux. L’inaction
nous gâche autant que la pluie…

Il s’interrompit parce que le roi
s’était retourné et parlait à Mathieu de Trye, son chambellan. Le Hutin
réclamait seulement qu’on lui passât son drageoir ; les difficultés lui
inspiraient le besoin de sucer ou de croquer quelque sucrerie…

— Poursuivez, mon oncle, je
vous prie, dit-il.

— Il faut déloger demain tôt le
matin, reprit Valois, trouver un passage à la rivière, en amont, et courir sus
aux Flamands pour les culbuter avant le soir.

— Avec des hommes sans vivres,
des montures sans fourrage ? dit le connétable.

— La victoire leur remplira le
ventre. Ils peuvent tenir encore une journée ; c’est le jour d’après qu’il
sera trop tard.

— Et moi, je vous réponds que
vous allez vous faire tailler ou vous faire noyer. Il faut, si vous m’en
croyez, retirer l’armée sur une hauteur vers Tournai ou Saint-Amand, laisser
les viandes nous parvenir, les eaux s’écouler…

— On voit bien, cousin, dit
Valois, que vous touchez cent livres la journée quand le roi chevauche avec
l’ost, et que vous vous souciez peu de voir finir la guerre.

Le ton voulait être celui de la
boutade ; mais le connétable, blessé au vif, répliqua :

— Je suis au devoir de vous
rappeler, cousin, que même le roi ne peut marcher sus à l’ennemi sans que le
connétable en ait donné l’ordre. Et cet ordre, en l’état présent, je ne le
donnerai point. Ce faisant, le roi peut toujours changer de connétable.

Un pénible silence s’ensuivit.
L’affaire prenait un mauvais tour. Pour complaire à Valois, Louis X
allait-il révoquer le chef des armées, comme il avait destitué Marigny et tous
les légistes de Philippe le Bel ?

Le comte de Poitiers immédiatement
intervint.

— Mon frère, je partage
entièrement le conseil de Gaucher. Nos troupes ne sont point en mesure de
combattre sans s’être restaurées une bonne semaine.

— C’est aussi mon avis, dit le
comte Louis d’Évreux.

— Alors, on ne châtiera donc
jamais ces Flamands ! s’écria Charles de la Marche qui se plaisait à
copier Valois.

Le connétable eut pour le plus jeune
frère du roi un regard de mépris. « L’oison », comme l’appelait sa
propre mère la reine Jeanne, avait parlé.

Sur quoi le comte de Champagne
annonça qu’il s’en irait si on ne livrait pas bataille le lendemain ; ses
chevaliers s’agitaient trop, et, de toute manière, il ne les avait levés que
pour deux semaines. Valois écarta ses mains chargées de bagues, comme pour
dire : « Vous voyez ! » Mais il semblait déjà moins
convaincu, et seul l’amour-propre l’empêchait de revenir sur ses opinions belliqueuses.

— Retraite ou défaite, Sire,
voilà le choix, dit Gaucher.

Le roi ne donnait toujours pas signe
de savoir à quel parti se résoudre. Toute cette équipée ne faisait de sens pour
lui que rapidement menée. Prendre la décision de la sagesse, se regrouper
ailleurs, attendre, c’était repousser d’autant l’heure de son mariage, et
obérer un peu plus ses finances. Quant à prétendre franchir une rivière en crue
et charger au galop dans la boue…

Au vrai, il avait pensé qu’il ne
serait pas obligé de charger, et que les Flamands céderaient devant le seul
déploiement d’un ost si formidable.

Robert d’Artois, qui se tenait assis
derrière Valois, se pencha vers celui-ci et lui murmura quelques mots. Valois
approuva de la tête, d’un air indifférent. Qu’on fît ce qu’on voudrait ;
il se retirait du débat.

Robert alors se leva et, s’avançant
de trois pas pour mieux dominer l’assemblée :

— Sire mon cousin, dit-il, je
devine votre souci. Vous n’avez point assez de moyens d’argent pour maintenir
ce grand ost à ne rien faire. En outre, votre nouvelle épouse vous attend, que
nous avons tous hâte à voir reine, comme nous avons hâte à vous voir sacré. Mon
conseil est qu’il ne faut point s’obstiner. Ce n’est pas l’ennemi qui nous
oblige à rebrousser ; c’est cette pluie où je vois la volonté de Dieu
devant laquelle tout un chacun, si puissant qu’il soit, doit s’incliner. Notre
Seigneur sans doute vous signifie ainsi de ne pas combattre avant d’avoir été
oint des Saintes Huiles. Vous tirerez autant de gloire, mon cousin, d’un beau
sacre que d’une bataille aventureuse. Renoncez donc pour le moment à châtier
ces mauvais Flamands, et, si la peur que vous leur avez inspirée ne suffit
point, revenons en même nombre au prochain printemps.

Dans l’embarras où l’on piétinait,
cette solution radicale, celle du renoncement, proposée par un homme dont on ne
pouvait suspecter le courage aux armes, reçut l’assentiment d’une grande partie
des barons, et tout d’abord celui du roi. Montrant une fois de plus son manque
de pondération, Louis X se rua avec empressement et reconnaissance dans
l’échappée que d’Artois lui découvrait.

— Mon cousin, vous avez parlé
sagement, déclara-t-il. Le ciel nous manifeste son avertissement. Que l’armée
reparte donc, puisqu’elle ne peut poursuivre.

Puis, enflant la voix pour se donner
de la majesté, il ajouta :

— Mais je jure Dieu que si je
suis encore en vie l’an prochain, j’irai envahir les Flamands et n’aurai avec
eux nulle accordance qu’ils ne s’abandonnent en tout à ma volonté.

Il n’eut plus alors d’autre souci
que de déloger. Il fallut au connétable et à Philippe de Poitiers beaucoup
d’insistance pour le convaincre de mesures indispensables, comme de maintenir
au moins quelques garnisons le long de la frontière de Flandre ; il ne les
entendait plus ; il était déjà parti.

Dans cette dispersion, Valois
trouvait son compte. Il avait maintenu à peu de frais sa réputation héroïque.
D’Artois y trouvait le sien mieux encore ; la guerre manquée profitait à
sa ligue.

Telle était la hâte du roi qu’elle
se fit contagieuse et que le lendemain matin, faute de charrois et de pouvoir
extraire de la boue tout le matériel, on mit le feu aux tentes, aux meubles, à
l’équipement. L’appétit de destruction se soulageait ainsi.

Laissant derrière elle, sur de
vastes espaces, des embrasements fumeux qui luttaient contre l’éternelle pluie,
l’armée, fourbue et affamée, se présenta au soir devant Tournai ; les
habitants effrayés fermèrent les portes de la ville ; on n’exigea pas
qu’ils les ouvrissent. Le roi alla demander asile dans un monastère.

Le surlendemain 7 août, il était à
Soissons, d’où il signa les ordonnances qui mettaient fin à la campagne. Il
chargea Valois des préparatifs du sacre, et envoya Philippe de Poitiers à
Saint-Denis afin d’y rendre l’oriflamme et d’y prendre l’épée et la couronne.
Les princes se retrouveraient entre Reims et Troyes pour se porter au-devant de
Clémence de Hongrie.

Quatorze jours avaient suffi à Louis
Hutin, pour déposer dans la corbeille de ses secondes noces l’inoubliable
ridicule de l’expédition par lui conduite et qu’on ne désignait déjà plus que
sous le nom d’
ost
boueux
.

 

VII
LE PHILTRE

Une litière légère, portée par deux
mules à la tête desquelles couraient des valets, pénétra dans la grande cour de
l’hôtel d’Artois, rue Mauconseil. Béatrice d’Hirson, nièce du chancelier
d’Artois et demoiselle de parage de la comtesse Mahaut, en descendit. Nul
n’aurait pu penser que cette belle fille brune venait de parcourir près de
quarante lieues en deux jours. Sa robe était à peine fripée ; son visage
était lisse et frais comme au sortir du sommeil. D’ailleurs, elle avait dormi
une partie de la route sous de bonnes couvertures, au balancement de la
litière. La poitrine haute, la jambe longue, avançant d’un pas qui paraissait
lent parce qu’il était allongé et toujours égal, elle se rendit directement
auprès de sa maîtresse. La comtesse était attablée devant son second repas,
qu’elle prenait vers tierce.

— C’est fait, Madame, dit
Béatrice en tendant à la comtesse une minuscule boîte de corne.

— Comment va ma fille Jeanne ?

D’une voix traînante, nasale, et
toujours vaguement ironique, même quand il n’y avait aucun motif à ironiser, la
demoiselle de parage répondit, marquant des pauses inattendues :

— La comtesse de Poitiers va
bien, Madame… aussi bien qu’il se peut. Le séjour de Dourdan ne lui est point
trop pénible… elle a mis de son côté les gardiens. Elle a le teint clair et n’a
que peu maigri ; elle est soutenue par l’espérance… et le soin que vous
prenez d’elle.

— Ses cheveux ? demanda la
comtesse.

— Ce sont des cheveux d’un an,
Madame… pas aussi longs encore que des cheveux d’homme ; mais ils semblent
pousser plus drus qu’ils n’étaient avant.

— Enfin, est-elle
présentable ?

— Avec une guimpe autour du
visage, assurément… Et puis, elle peut s’orner de fausses nattes.

— Les faux cheveux ne se
gardent pas au lit, dit Mahaut.

Elle avala, par grandes cuillerées,
la fin d’un potage aux pois et au lard et, pour s’alléger le palais, but un
gobelet de vin d’Arbois. Puis elle ouvrit la boîte de corne, considéra la
poudre grise qui en formait le contenu.

— Combien cela me
coûte-t-il ?

— Vingt-deux livres.

— Peste, les magiciennes font
bien payer leur science.

— Elles risquent gros.

— Combien, là-dessus, as-tu
gardé pour toi ?

— Presque rien, Madame… Juste
de quoi m’acheter cette robe d’écarlate que vous m’aviez promise… et que vous
ne m’avez point donnée.

La comtesse Mahaut ne put s’empêcher
de sourire ; cette fille savait comment la prendre.

— Tu dois avoir le ventre
creux ; goûte un peu à ce pâté de canard, dit-elle en se servant à
elle-même une épaisse tranche.

Puis, revenant à la boîte de corne,
elle ajouta :

— Je crois à la vertu des
poisons pour se débarrasser d’un ennemi, mais guère aux philtres pour se gagner
un adversaire. Ce sont tes idées, pas les miennes.

— Et pourtant, je vous assure,
Madame, qu’il faut y croire, répondit Béatrice. Celui-ci est fort bon ; il
n’est pas fait à la cervelle de mouton… mais seulement aux herbes, et préparé
devant moi. Je suis donc allée à Dourdan, et j’ai tiré un peu de sang du bras droit
de Madame Jeanne. Puis, j’ai porté ce sang à la personne que je vous ai dit,
Isabelle de Fériennes… qui l’a mélangé avec de la verveine, de l’amourette et
de la livèche ; et cette Fériennes a prononcé la formule de
conjuration ; elle a déposé le mélange sur une brique neuve, et l’a brûlé
avec du bois de frêne pour obtenir la poudre que je vous apporte. Il n’est plus
maintenant qu’à mettre cette poudre dans une boisson, la faire avaler au comte
de Poitiers, et avant peu vous le verrez repris d’amour pour son épouse… avec
une force que rien ne pourrait entraver. Doit-il toujours venir vous visiter ce
matin ?

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