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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

Malevil (32 page)

BOOK: Malevil
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Tout s’éclaircit. À
l’Étang,
on s’en souvient, les Wahrwoorde croyaient que Birgitta était encore parmi nous. Cette erreur ne s’était pas dissipée dans l’esprit de Miette. Au contraire, elle avait interprété la réserve d’Emmanuel à son égard le soir du retour à Malevil comme la preuve que son coeur était attaché ailleurs. Comme elle ne voyait nulle part Birgitta dans le château, elle s’était imaginé qu’Emmanuel la séquestrait pour la soustraire à nos convoitises. Le fait que la chambre d’Emmanuel, où elle ne savait pas que je couchais aussi, fût la seule à être fermée à clef l’avait ancrée dans cette idée. Elle ne s’était pas arrêtée une seconde à toutes les impossibilités matérielles auxquelles se heurtait sa thèse. Dès lors, c’était bien sûr pour respecter chez Emmanuel cette passion jalouse qu’elle ne l’avait pas choisi.

Quoi qu’il en soit, Miette, le soir même, après la veillée, répara son erreur, et en plus du soulagement que nous en ressentîmes tous, j’éprouvai, moi, un malin et supplémentaire plaisir à voir Emmanuel quitter la grande salle, sa grosse Bible dans une main et Miette, si je puis dire, dans l’autre.

IX

Fulbert nous apprit deux bonnes nouvelles. Marcel Falvine, frère de notre Falvine, était vivant, ainsi que Catie, la soeur aînée de Miette. D’un autre côté, le magasin de plomberie et de serrurerie de Colin dans la
traverse
était intact.

Moins pour l’honorer que pour observer à loisir son étonnant visage, je plaçai notre hôte en face de moi à table, décalant Miette d’une place et la séparant de Peyssou, au vif déplaisir de ce dernier.

Il avait, ce nouveau venu, des cheveux noirs abondants et souples, sans la moindre trace de tonsure sur le sommet du crâne. Ils blanchissaient avec sérieux sur les tempes et retombaient en larges et nobles boucles sur le devant de la tête, lui faisant une sorte de casque ou de crinière qui mettait en valeur son vaste front, et des yeux magnifiques, luisants de vie et d’astuce. Par malheur, les prunelles un peu décentrées infligeaient à son regard une loucherie inquiétante. Dommage aussi que le bas de son visage se terminât en museau, accentuant encore cet air de fausseté que son strabisme donnait déjà à ses yeux.

Mais ce n’était pas là chez Fulbert le seul contraste. Ses mains, par exemple. Larges et fortes avec des doigts spatulés. Des mains de manuel, qui ne paraissaient pas appartenir à la même personne que sa belle voix onctueuse et sa diction étudiée.

Sa maigreur, aussi, si étonnamment distribuée. Au-dessous des yeux, ce renflement jumeau, délicieux à voir chez l’enfant, que nous appelons les joues, mais que les médecins désignent avec moins de poésie par les boules graisseuses de Bichat ces joues ou ces boules, comme on voudra, avaient fondu chez Fulbert en totalité, laissant de chaque côté du nez un creux dramatique qui évoquait l’idée d’une tuberculose à son dernier stade et lui donnait un visage trompeur de malade ou d’ascète. Je dis trompeur, voici pourquoi : au moment de quitter Malevil, Fulbert, en homme habitué à vivre sur les ressources du pays, me pria « 
fraternellement »
(au nom, je suppose, de notre père commun) de lui céder (ce fut son mot) une de mes chemises, la sienne étant usée. Un peu étonné quand même d’avoir à supporter seul les frais de cette fraternité, je m’exécutai. Et Fulbert, sur l’heure, fit l’échange, révélant à cette occasion un torse épanoui, musclé, bien en chair et même dodu, qui ne paraissait pas appartenir au même corps que sa tête décharnée.

Ascète et malade, au cours de son premier repas à notre table, Fulbert prétendit à la fois être les deux. Il nous confia dans un premier temps qu’il avait « 
toujours vécu de peu »,
qu’il n’avait pas de « 
besoin
 », et qu’il s’était bien
accommodé de la pauvreté ».
Quelques instants plus tard, il alla plus loin dans la confidence. Il était « 
miné par un mal sans espoir »
mais heureusement non contagieux (ceci je suppose pour nous rassurer). Il avait déjà, dit-il avec simplicité, « 
un pied dans la tombe ».
Cependant, il mangeait comme quatre, et discourait sans arrêt de sa belle voix de baryton, toute vibrante de vitalité. De temps à autre aussi, entre deux bouchées, il glissait quelques petits regards à sa voisine de gauche. Et son intérêt parut redoubler quand il apprit qu’elle était muette.

Et moi, je commençais à me poser sur Fulbert quelques petites questions. D’après ce qu’il disait de sa vie avant le jour de l’événement — et en apparence au moins il se confiait beaucoup, bien que toujours avec un certain vague — il avait parcouru tout le centre et tout le sud-ouest de la France, résidant tantôt chez M. le Curé Untel, tantôt chez Mme Unetelle, tantôt chez les Bons Pères à Z, et toujours en invité. Quand le jour J l’avait surpris, il vivait depuis huit jours chez le bon curé de La Roque, qui sous ses yeux avait rendu son âme à Dieu.

Il n’avait donc pas de cure, notre ami Fulbert, ni de chez soi ? Et de quoi vivait-il ? Il n’était question, dans ses dires, que de dames charitables, qui subvenaient à ses « 
besoins »
(ces besoins qu’il n’avait pas) et lui faisaient mille présents en se disputant sa compagnie. Là, me sembla-t-il, le beau Fulbert ne parlait pas sans coquetterie et paraissait conscient de ses charmes.

Il était habillé d’un costume anthracite assez usé, mais dès qu’il l’eut dépoussiéré, fort propre, d’une chemise dont le col, nullement ecclésiastique, montrait en effet la trame, et d’une cravate en tricot gris foncé. Et surtout, pendant en sautoir au bout d’un cordon noir, il arborait une superbe croix pectorale en argent qu’à mon avis aucun prêtre, à moins d’être évêque, ne se fût permis de porter.

— Si tu es originaire de Cahors, dis-je (j’avais pris le parti, malgré sa majesté, de continuer à le tutoyer) tu as dû faire tes études au grand séminaire ?

— Mais oui, dit Fulbert, ses lourdes paupières voilant ses yeux louches.

— Et en quelle année y es-tu entré ?

— Tu me demandes là des choses ! dit Fulbert, les yeux toujours baissés, avec un petit rire bon enfant. Il y a si longtemps de cela ! C’est que je ne suis plus un jeune homme, ajouta-t-il avec coquetterie.

— Voyons, dis-je, fais un effort pour te souvenir. Quand même, l’année où il entre au grand séminaire, pour un prêtre, ça doit compter.

— En effet, dit Fulbert de sa belle voix grave. C’est une date.

Et comme je me taisais, poussé à bout dans ses retranchements par mon silence, il reprit :

— Voyons... Ça doit être en 56... Oui, confirma-t-il après un nouvel effort mental, en 56...

— C’est bien ce que je pensais, dis-je aussitôt d’un air de bonheur. Tu es entré au grand séminaire de Cahors en même temps que mon ami Serrurier.

— C’est que... nous étions nombreux au grand séminaire, dit Fulbert avec un petit sourire. Je ne connaissais pas tout le monde.

— Mais pas en première année, repris-je. Et puis, un type comme Serrurier, ça ne passe pas inaperçu. Un mètre quatre-vingt-quatorze et roux comme du feu.

— Ah oui, bien sûr, maintenant que tu le décris, dit Fulbert.

Il avait parlé avec réticence et parut très soulagé quand je lui demandai de nous parler de La Roque.

— Après la bombe, dit-il avec tristesse, nous avons dû faire face à une situation très douloureuse.

Je notai, au passage, ce mot
« douloureux
 ». Je ne l’ai jamais entendu que dans la bouche des prêtres ou de ceux qui les singent. Chez eux, c’est presque un terme de métier. Et malgré sa connotation désagréable, il paraît leur donner une sorte de contentement. J’ai entendu dire que les jeunes prêtres ne l’employaient pas. Dans ce cas, tant mieux. C’est un mot qui me répugne par sa complaisance. La douleur — surtout celle des autres — n’est quand même pas quelque chose qui se déguste ou qui peut servir d’ornement aux belles âmes.

Fulbert, lui, s’en délectait, de sa « 
situation très douloureuse
 ». Elle avait consisté, pour les survivants, à enterrer ce qui restait des morts. Nous aussi, nous avions connu cela, et nous n’en parlions jamais.

Comme il ne nous épargnait aucun détail, je lui demandai, pour changer de sujet, comment les gens vivaient à La Roque.

— Bien et mal, dit-il en hochant la tête et en promenant ses beaux yeux mélancoliques autour de la table. Bien au point de vue spirituel, assez mal au point de vue matériel. Du point de vue spirituel, reprit-il en fermant à demi les yeux et en mettant dans sa bouche un gros morceau de jambon, je dois dire que j’ai de grandes satisfactions. L’assiduité aux offices est remarquable.

Notant chez Meyssonnier et moi un certain étonnement (car à La Roque ils avaient une mairie socialo-communiste), il reprit :

— Je vais peut-être vous surprendre, mais à La Roque, tout le monde assiste à la messe et tout le monde communie.

— Et à quoi attribues-tu ça ? dit Meysonnier d’une voix contrariée en fronçant le sourcil.

Comme il était assis à ma gauche, je tournai la tête pour le regarder. Je fus frappé par la sévérité de son long profil.

De toute évidence, il était bouleversé par ce qu’il venait d’apprendre. Bien que le jour de l’événement eût réduit à néant ses espoirs, Meyssonnier pensait encore le monde en termes de mairies à conquérir par l’union des forces de gauche. Je lui donnai sous la table un petit coup de pied. Il y a un moment pour être franc et un moment pour l’être moins. Ma méfiance à l’égard de Fulbert grandissait de minute en minute. Je ne doutais pas de son emprise sur les survivants de La Roque et je la trouvais inquiétante.

— Après la bombe, dit Fulbert de sa belle voix grave qui paraissait jouir d’elle-même, les gens sont rentrés en eux-mêmes et ont fait leur examen de conscience. Leurs souffrances physiques et surtout leurs souffrances morales ont été telles qu’ils se sont demandés si une malédiction ne pesait pas sur eux du fait de leurs erreurs, de leurs péchés, de leur indifférence envers Dieu, de l’oubli de leurs devoirs — et en particulier de leurs devoirs religieux. Et puis, il faut bien dire que notre existence à tous est devenue si précaire que notre instinct est de nous tourner vers le Seigneur pour lui demander sa protection.

À écouter ce discours, je soupçonnai Fulbert d’avoir fait de son mieux pour intensifier le sentiment de culpabilité de ses paroissiens afin de le canaliser ensuite vers les roues de son moulin. Je sentis Thomas s’agiter sur ma droite. Je craignis une explosion et à lui aussi, sous la table, j’adressai un avertissement. Sur un point j’étais ferme : pas de bagarre avec Fulbert sur la question religieuse. D’autant qu’avec ses yeux veloutés, quoiqu’un peu louches, sa belle tête d’ascète et la voix profonde d’un homme dont « 
un pied est déjà dans la tombe
 » (mais l’autre, certes, bien accroché à la terre de tous ses orteils), Fulbert, en moins de deux heures, avait séduit les trois femmes et produit une impression profonde sur Jacquet, Peyssou et même Colin.

Après le repas, les convives assis en cercle autour du feu, Fulbert revint de lui-même sur les difficultés matérielles de La Roque.

Au début, les La Roquais avaient envisagé l’avenir avec optimisme parce que la grande épicerie et la charcuterie qui jouxtait la petite boutique de Colin avaient échappé à l’incendie qui, le jour de l’événement, avait ravagé la ville basse. Mais on s’était aperçu que ces réserves s’épuiseraient un jour et que La Roque ne pourrait pas les renouveler, car toutes les fermes autour du bourg avaient été détruites avec leur cheptel vif. Au château, dont les propriétaires, habitant Paris, pouvaient être considérés comme morts, restaient quelques cochons, un taureau et cinq chevaux de selle, outre le fourrage pour les nourrir. À Courcejac, petit hameau entre La Roque et Malevil, qui avait été, lui aussi, épargné et qui comptait six personnes, toutes les vaches, sauf une qui nourrissait une velle, avaient péri. Cette perte était d’autant plus malheureuse qu’il y avait à La Roque deux bébés et une orpheline d’une douzaine d’années, mais dont la santé demandait des soins. Jusqu’ici, pour les nourrir, on avait puisé dans le lait condensé de l’épicerie, mais ce fonds touchait maintenant à sa fin.

Fulbert laissa ce discours sans conclusion. On se regarda. Et comme personne ne pipait mot, je posai quelques questions à notre hôte. J’appris ainsi que les La Roquais se doutaient depuis le début qu’il y avait des survivants à Malevil, puisque Malevil, comme La Roque et Courcejac, était protégé par sa falaise. Ils s’étaient confirmés dans cette idée, il y avait un mois environ, quand un matin ils avaient cru entendre notre cloche. J’appris aussi qu’ils disposaient pour se défendre d’une dizaine de fusils de chasse, de « cartouches en quantité » et de carabines.

Je dressai les oreilles quand Fulbert parla à nouveau des chevaux de selle, mais je ne m’enquis pas d’eux. Je les connaissais bien. C’est moi qui les avais vendus aux Lormiaux. Les Lormiaux étaient des industriels parisiens qui avaient acheté très cher un château historique délabré, dépensé des sommes folles pour le restaurer, et y venaient un mois par au. Pendant ce mois, ils s’étaient mis en tête de jouer aux châtelains et de monter à cheval. Ils montaient mal tous les trois, mais il leur avait fallu, à eux trois, rien moins que trois anglo-arabes, malgré mes efforts, somme toute méritoires, pour leur vendre des montures un peu moins brillantes. D’un autre côté, avant le jour J, je ne pouvais quand même pas empêcher les snobs de me faire gagner de l’argent. Outre les trois hongres anglo-arabes, les Lormiaux m’avaient acheté aussi deux juments blanches, mais de celles-ci, je parlerai plus loin.

Je remarquai que Fulbert, si volontiers éloquent, répondait avec brièveté à mes questions. J’en conclus que sa description des conditions matérielles de La Roque comportait une conclusion, mais que malgré son considérable aplomb, il n’avait pas osé ou réussi encore à la formuler. Je me tus, les yeux fixés sur le feu.

Fulbert eut au bout d’un moment une petite toux qui trahissait non pas son embarras, mais le fait qu’ayant déjà un pied dans l’au-delà, il éprouvait un certain mal à revenir dans ce monde-ci pour s’occuper des affaires des hommes.

— Je dois dire, reprit-il, que je suis très préoccupé par le sort de ces deux bébés et de notre pauvre petite orpheline. Il y a là une situation très douloureuse et dont je ne vois pas l’issue. Sans lait, je ne vois pas comment nous allons réussir à les élever.

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