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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

Malevil (59 page)

BOOK: Malevil
6.49Mb size Format: txt, pdf, ePub
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Qui disait que Catie n’était pas intelligente ? Les yeux fixés sur les miens, ces yeux où j’ai lu à l’instant tant de plaisir — tout le plaisir qu’elle a pris et celui qu’elle est si follement fière de m’avoir donné — suivent et pénètrent l’une après l’autre toutes mes pensées au fur et à mesure qu’elles se succèdent. Elle voit — ou elle sent, peu importe comment elle m’appréhende — que la sous-estime où je la tenais est bien dépassée, que je lui accorde maintenant beaucoup de prix. Elle baigne dans l’ivresse de cette promotion. Elle a la tête renversée en arrière, les lèvres entrouvertes, les
yeux
brillants. Le triomphe est un vin qu’elle fait ruisseler dans sa gorge.

Je dis d’une voix étouffée :

— Quand même, Catie, il va falloir raconter ça à Thomas.

Cette pensée me douche, mais pas elle. Elle dit avec un petit rire :

— T’en fais pas, va. Je m’en charge. Tu n’as pas à t’en occuper.

Tant d’effronterie me stupéfie.

— Mais voyons, Catie, il va être furieux, blessé...

Elle secoue la tête.

— Mais non. Pas du tout. Il t’aime trop.

— Je le lui rends bien, dis-je et je suis gêné, à la réflexion, de dire cela à un tel moment.

— Oh, je sais ! dit-elle avec un petit retour de son ancienne aigreur. Tu aimais bien tout le monde à Malevil, sauf moi !

Elle se reprend avec un petit rire de gorge :

— Mais c’est fini, ça !

Elle se relève et se rajuste. Elle me regarde, ce faisant, avec un air de possession, comme si elle venait de m’acheter au grand magasin du chef-lieu et s’en retournait chez elle, satisfaite, son emplette sous le bras. Chez elle, ou chez moi. Car son regard appropriateur fait maintenant le tour de ma chambre, s’attarde sur mon bureau (la photo de ta boche !) et plus longuement sur le canapé au-dessous de la fenêtre. Deux petites moues marquent ces deux étapes.

— Enfin, dit-elle, heureusement que je me suis occupée de toi ! Pauvre Emmanuel, on peut pas dire que tu aies beaucoup de satisfactions en ce moment !

Tout d’un coup, ses yeux recommencent à briller. Elle me regarde, les yeux tout luisants d’insolence.

— Pour Évelyne, tu t’es toujours pas décidé ?

Ma parole, elle se croit tout permis ! Je suis furieux. Mais non, pourquoi mentir, je ne suis pas furieux. Beaucoup moins, en tout cas que je l’aurais été, avant. C’est étonnant ce qu’elle m’a adouci ! Elle le voit bien, d’ailleurs, et elle insiste.

— Tu ne réponds pas ?

— Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Elle a treize ans !

— Quatorze. J’ai vu ses papiers.

— Enfin, c’est une gosse.

Elle lève les bras.

— Une gosse ? Une femme, oui ! Et qui sait bien ce qu’elle veut !

— Et qu’est-ce qu’elle veut ?

— Toi, pardi !

Elle éclate de rire, triomphante.

— Et elle t’aura ! Je t’ai bien eu, moi, abbé de Malevil !

C’est la flèche du Parthe, mais elle ne me la tire pas en fuyant : elle se jette à mon cou et me pourlèche le visage.

— Je te vois inquiet, Emmanuel. Tu te dis : la discipline, maintenant, c’est foutu ! Avec cette folle ! Eh bien, détrompe-toi ! C’est tout le contraire. Tu verras ! Au doigt et à l’oeil, maintenant ! Un vrai petit soldat ! Allez, je te quitte !

C’est du feu, cette fille. La porte claque. Je suis abasourdi, honteux, ravi. Je jette ma serviette de bain autour du cou et je descends d’un étage prendre une douche pour m’éclaircir les idées. Mais la douche finie, mes idées ne sont pas plus claires. Et au fond, ça m’est bien égal. Une chose est sûre : pendant une heure, je n’ai pas pensé à Vilmain et je me sens tout regonflé, confiant, plein d’optimisme.

Par les hommes, sur le chantier, je suis accueilli avec un parfait naturel, mais pas par les femmes. Elles ont compris, elles. Et Dieu sait ! Peut-être me soupçonnent-elles, pour faciliter les choses, d’avoir envoyé Thomas en avant-poste sur la route, alors que, justement, je n’y suis pour rien : c’est Meyssonnier qui l’a désigné.

Le premier regard que je rencontre est celui d’Évelyne. Il est noir, tout bleu que soit son oeil. Puis Falvine, allumée et complice. Menou, hochant la tête et poursuivant un monologue s
otto voce,
très désobligeant, mais qu’elle ne peut malheureusement pas me laisser entendre car il serait alors entendu d’Évelyne. Le seul regard que je ne rencontre pas est celui de Miette et cette absence me fait de la peine.

Catie tient ouvert un sac en plastique et Miette y jette du sable avec une petite pelle à ordures. Catie a une façon triomphante et nonchalante de tenir ce sac large ouvert, tandis que Miette travaille comme une esclave, une esclave muette et par surcroît aveugle, car je passe à deux pas d’elle sans qu’elle lève les yeux et sans que je reçoive, comme d’habitude, son délicieux sourire.

— Tu as bien dormi, Emmanuel ? dit Catie avec une impudence tranquille.

Elle le fait exprès ! Je voudrais lui répondre avec sécheresse. Je voudrais lui montrer qu’elle n’a pas à faire parade devant les autres de m’« avoir eu », comme elle dit. Je voudrais marquer aussi que je conserve ma préférence, au moins partielle, pour sa soeur. Mais l’oeil de Catie me gêne par ses rappels insistants et qui ne me font que trop d’effet. Je détourne la tête et je dis plutôt gauchement :

— Bonjour, vous deux.

Catie rit, et Miette ne bronche pas. Elle était muette et aveugle. La voilà sourde, par surcroît. Et moi, je me sens aussi coupable que si je l’avais trahie. Le prix nouveau que j’attache à sa soeur, on dirait que je le lui ai enlevé.

Je franchis le portail du châtelet d’entrée et je me retrouve côté hommes. Là, c’est un monde plus simple. On fait les choses en ne pensant qu’à elles. On ne médite que sur de l’objectif. Je les regarde, avec gratitude, tout occupés de leur travail.

Il est arrivé à son stade final, le plus long, le plus laborieux. Le mur a trois mètres de hauteur, le dernier mètre est en cours de construction. Cela veut dire que deux échelles sont appuyées sur lui et que Peyssou et Jacquet, chargeant chacun un bloc sur leurs larges épaules, le portent en équilibre, le pied pesant sur chaque barreau, jusqu’au faîte. Seuls Peyssou et Jacquet sont capables de cet exploit. Colin aide à tour de rôle l’un de nos deux hercules à poser une pierre sur la nuque de l’autre. Quand à Meyssonnier, qui, dans cette tâche, n’a pas semble-t-il, le tour de main de Colin, il est réduit au chômage, car il y a maintenant à pied d’oeuvre assez de blocs épars pour achever le mur.

Je lui propose de l’emmener avec moi en patrouille ; Il accepte. Mais auparavant, je vais demander à la Menou de me donner un ou deux mètres de fil à coudre.

— C’est que j’en ai peu, me dit-elle, son oeil creux encore tout chargé de reproches. Et quand c’est que j’en aurai plus, comment c’est que tu me le remplaceras ?

— Allons, Menou, il m’en faut un mètre on deux, et c’est pas pour m’amuser, non plus !

Elle se dirige, plus que jamais murmurante, vers la cuisine du châtelet d’entrée, et fort imprudemment, je l’y suis, car une fois là, hors de portée des oreilles, en plus du fil noir qu’elle n’en finit plus de me chercher, je reçois mon paquet.

— Mon pauvre Emmanuel, dit-elle avec un assortiment de soupirs, tous hypocrites, car, en fait, elle s’apprête à se donner bien du plaisir. Tu seras donc toujours le même. Toujours à courir après ta queue ! Comme ton oncle Samuel ! Tu n’as pas honte ! une garce que tu as toi-même célébré son mariage avec un ami ! Ah, tu me fais un beau curé ! Dire que tu m’écoutes en confesse ! Je sais pas lequel des deux devrait écouter l’autre ! Sûrement que tu en aurais plus à dire ! Sûrement aussi que le Bon Dieu, il doit pas être bien content ! Remarque, je dis rien de cette, oh, je dis rien, je suis polie. Mais quand même, je me pense. Y a plus à se faire du souci, maintenant, on peut laisser éteindre le feu ! On pourra toujours le rallumer ou tu sais. Et qu’elle a, en plus, une langue de vipère, toute jeune qu’elle est ! En tout cas, y a une chose que tu peux être sûr, c’est qu’elle est pas pour s’arrêter à toi. Oh, non ! Qu’après toi, ce sera Peyssou, et après Peyssou, Jacquet, et les autres ! Qu’elle va pouvoir faire des comparaisons ! (ceci, me semble-t-il, non sans envie).

Comme l’oncle, j’écoute et je me tais. Comme l’oncle aussi, j’écoute en jouant mon rôle dans cette petite comédie. Je fronce les sourcils, je hausse les épaules, je secoue la tête, bref, je donne tous les signes extérieurs d’un mécontentement que je suis loin de ressentir. Après l’engueulade à Pougès, c’est la deuxième grande algarade depuis la mort de Momo. Équilibre, force, agressivité, tout est là de nouveau. Jamais ce petit squelette n’aura été plus vivant. En outre, dans l’instant même où elle me dénonce, il s’en faut que la Menou me condamne. Pisse-froid, elle me mépriserait. Ses vues sont simples : un taureau, c’est fait pour saillir. La dévergondée, c’est la vache. Du moins quand elle recherche le taureau, au lieu, comme c’est son devoir, de le subir.

L’algarade est cyclique. J’ai droit une deuxième fois à l’image du feu éteint rallumé où je sais. Quand l’invention laisse place à la répétition, j’interviens. Je dis, car c’est mon rôle aussi d’avoir le dernier mot, d’un ton bourru et coléreux :

— Ça vient, ce fil ?

Ce coup de gueule produit le fil à coudre, on ne sait comment. Il est là, sur la table. Elle me le mesure chichement, la grogne s’apaisant par degrés dans un murmure de plus en plus inaudible. Je ressors de la cuisine, les oreilles bourdonnantes, et assez étonné, à la réflexion, que la vie à Malevil reste si quotidienne alors que nous sommes menacés, à tout instant, d’extermination.

— Tu sais ce que je pense, me dit Peyssou du haut de son échelle, maniant un énorme bloc comme je manipulerais un pavé : les sacs, il faudra les entasser de façon que non pas laisser voir le mur, pour que le Vilmain, il s’imagine qu’il ait affaire à du sable. Il l’aura dans l’os, Vilmain.

J’acquiesce et en mon absence et celle de Meyssonnier, je confie le commandement à Colin qui nous accompagnera jusqu’à la palissade pour refermer la chatière quand nous serons passés. C’est une façon bien peu digne de sortir d’un château que de ramper à quatre pattes, mais je donne l’exemple, je voudrais que l’habitude s’en prenne. Toute une bande peut s’engouffrer en un clin d’oeil par le portail qu’on vient d’ouvrir, mais non pas par ce trou à ras de terre dont la coulisse porte encore à sa partie inférieure, j’ai oublié de préciser ce détail, une lame de faux.

Nous prenons d’abord la route de La Roque, et Thomas doit être vigilant et bien planqué, car nous entendons de lui un bref : où allez-vous ? sans distinguer où il se cache. Il apparaît enfin, plus statue grecque que jamais, en raison de son torse nu et de son air attentif et serein.

— Nous allons reconnaître le raccourci forestier. En revenant je te relèverai, si tu veux.

— Oh, tu sais, dit Thomas, je suis couché et je regarde. C’est moins fatigant que ce que tu viens de faire.

Je rougis et je me sens cousu tout vivant dans la peau d’un traître.

— De toute façon, dis-je, j’ai à te parler.

J’ai pris cette décision sans l’avoir mûrie, mais j’en suis content. Je ne vais pas m’abriter derrière Catie. S’il doit y avoir un choc, je préfère être le premier à le subir. Je fais à Thomas un petit signe avec la main, et je continue, Meyssonnier sur ma gauche. Si les troncs, en majorité calcinés, ne portent pas de feuilles, le sous-bois, par contre, a profité avec une exubérance tropicale de l’alternance de pluie et de soleil que nous avons depuis deux mois. Je n’ai jamais vu, en hauteur, en largeur, et en quantité, une telle prolifération de plantes. J’aperçois des fougères qui culminent à trois mètres et dont les troncs sont gros comme mes avant-bras, des ronciers comme des murailles, des aubépines sauvages qui sont déjà des arbres, des rejets de châtaigniers et d’ormeaux qui forment d’énormes touffes bien au-dessus de ma tête.

Le débouché du raccourci forestier qui mène à La Roque, est en cette saison invisible de la route, mais j’ai pris, de longue date, mes repères et je le retrouve sans aucune peine. Ce sentier, je l’ai souvent utilisé pour exercer mes chevaux avant le jour de l’événement. Car il est riche d’un humus noir, doux aux sabots, et il comporte aussi une bonne proportion de descentes, de montées et de plat. Je l’ai même entretenu chaque année en coupant les ronces et les branches les plus gênantes, bien que le bois ne m’appartienne pas. J’ai pris soin aussi de n’en jamais parler à personne à La Roque, de peur que les Lormiaux s’avisent de s’y promener avec leurs hongres. Et enfin, récemment, je l’ai débarrassé des troncs noircis qui l’encombraient et qui avaient tant gêné mon retour de La Roque quand, en compagnie de Colin, j’avais été prévenir Fulbert du mariage de Catie.

Seules ont dû survivre au jour J les bêtes à terrier. Mais à part Craâ, que nous n’avons plus revu depuis le coup de feu de ce matin, il n’y a plus d’oiseaux et c’est une expérience glaçante de se promener dans un sous-bois sans entendre le moindre chant, et sans voir ni entendre non plus d’insectes.

Je marche en tête, attentif à la plus petite trace sur le sol mou, mais je ne vois rien. Je ne crois pas non plus que personne parmi les survivants de La Roque connaisse ce sentier et aurait pu l’indiquer à Vilmain, car les cultivateurs, à La Roque, sont gens de riches plaines et ne mettent jamais la botte ni leurs tracteurs, le pneu, dans les collines de Malejac. Ce chemin ne figure pas davantage sur les cartes d’état-major, déjà anciennes, alors qu’il est, lui, de création relativement récente, ayant été tracé par un forestier qui évacuait du bois, n est donc peu probable que Vilmain l’emprunte jamais. Mais je tiens à en être sûr, c’est ce que j’explique à voix basse à Meyssonnier, après une heure de marche dans le silence oppressant du sous-bois.

Je n’ai rien vu de suspect, ni trace de pas, ni plante foulée, ni branchette cassée, ou celles que j’ai vues sont flétries déjà et ont été brisées par nos chevaux quand Colin et moi-même sommes revenus de La Roque.

Au retour, derrière moi, je dispose quelques repères pour m’assurer quand nous repasserons par le sentier, que personne d’autre que nous ne l’a pris. Pour cela, je recourbe au travers du chemin, à hauteur de hanche, une mince tige flexible et je la lie avec un bout de fil noir à une branche de l’autre côté. Obstacle qui doit résister au vent, mais non pas à un homme marchant un peu vite et qui doit le rompre sans même s’en apercevoir. Quand j’ai la chance de trouver une ronce, je me passe de fil et profite de ses aptitudes exaspérantes à l’enroulement et à la capture pour défaire la liane porte-épine la plus longue et lui faire traverser le chemin, où aussitôt elle se fixe avec avidité sur le rameau le plus frêle.

BOOK: Malevil
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