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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

Malevil (61 page)

BOOK: Malevil
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— Eh bien, tu vois, dis-je, tu es venu te confesser, et c’est moi qui me confesse.

— Mais moi, dit Peyssou, je peux pas te donner l’absolution.

Je dis vivement :

— C’est pas ça qui compte. Ce qui compte, c’est de dire ce qui te gêne à un copain et d’accepter que le copain te juge.

Silence.

— Je te juge pas, dit Peyssou. À ta place, j’aurais fait pareil.

— Eh bien, dis-je, te voilà confessé. Et moi aussi.

Je ne lui dis pas qu’ « à ma place », comme il dit il ne va pas tarder à s’y trouver. Cette pensée me rend jaloux. Eh bien, je serai jaloux, voilà tout, et je dominerai ma jalousie, comme Thomas. Il faudra bien dépasser un jour ou l’autre cette possessivité, si nous voulons vivre en paix à Malevil.

— Eh bé, tu vois, dit Peyssou. Catie et toi, j’aurais pas cru, je croyais qu’y avait qu’Évelyne.

Et comme je me tais, il reprend :

— C’est pas que j’insinue rien du tout.

— Et tu fais bien.

— Non, non, dit Peyssou, à mon avis, ce serait plutôt Papa-Fifille.

— Non plus, dis-je d’un ton sec.

Il se tait, horrifié, lui si vraiment poli, de s’être risqué en terrain si peu sûr. Je le prends par le bras qu’il gonfle aussitôt pour me faire sentir son biceps. Ce vieux Peyssou. C’est une habitude qui lui est restée du temps du
Cercle.

— Rentrons, dis-je. Ils doivent nous attendre.

Je sais bien que Peyseou préférerait une absolution en bonne et due forme. Je la donne le moins possible. Chaque fois que la Menou, par exemple, l’exige de moi, je me sens mal à l’aise. Mais je me suis déjà expliqué là-dessus.

La table est débarrassée, essuyée de ses miettes et astiquée. Son beau noyer sombre reluit. Devant moi, un grand verre plein de vin. Et sur une assiette, des petits morceaux de pain que Menou achève de couper. Machinalement, je les dénombre. Il y en a douze. Elle a compté Momo.

La table, au châtelet d’entrée, est bien plus petite que celle du logis. Personne ne dit mot. Nous sommes très serrés, les coudes se touchent. Nous nous sommes tons aperçus de l’erreur de la Menou, et à chacun d’entre nous elle rappelle que demain peut-être les compagnons, au repas du soir, devront ôter son couvert. Cette pensée pèse sur nous. Ce n’est pas tant l’idée de mourir que l’idée qu’on ne sera plus avec les autres.

Avant de donner la communion, je dis quelques mots, dont toute rhétorique et à plus forte raison, toute onction, sont bannies. Je prends soin au contraire, de les prononcer sur le ton le plus uni. Je ne cherche pas l’éloquence. Je cherche même son contraire : traduire sans effet aucun ce que j’ai dans l’esprit.

— À mon avis, dis-je, le sens de ce que nous faisons à Malevil c’est que nous essayons de survivre en tirant notre nourriture de la terre et des bêtes. À l’inverse, des gens comme Vilmain et Bébelle ont de l’existence une conception entièrement négative. Ils n’essayent pas de construire. Ils tuent, ils pillent, ils incendient. Pour Vilmain, conquérir Malevil, ça veut dire avoir une base pour ses rapines. Si l’espèce humaine doit continuer, elle le devra à des noyaux de gens comme nous qui essayent de réorganiser un embryon de société. Les individus comme Vilmain et Bébelle sont des parasites et des bêtes de proie. Ils doivent être éliminés.

Je reprends :

— Cependant, ce n’est pas parce que notre cause est bonne que nous allons nécessairement gagner. Ce n’est pas non plus parce que je dirais « je prie Dieu qu’il nous apporte la victoire » que nous aurons la victoire.

Ce propos, dans la bouche de l’abbé de Malevil, étonne certains d’entre nous. Mais je sais bien pourquoi je le tiens et je poursuis :

— Pour vaincre, il faut une énorme somme de vigilance. Il faut aussi beaucoup d’imagination. Vous avez fait de moi votre chef en cas de danger ; ça ne vous dispense pas de faire vous-mêmes un effort d’invention. Si vous pensez à des ruses, à des stratagèmes, à une tactique ou à des pièges auxquels nous n’avons pas pensé jusqu’ici, dites-le-moi. Et si l’adversaire nous en laisse le temps, nous en discuterons.

J’aurais voulu rester dans ce ton objectif. Mais je me ravise. Debout, les deux mains appuyées sur la table, je regarde mes compagnons assis sous la lampe. Ils sont si serrés qu’ils paraissent soudés l’un à l’autre. On dirait un seul corps. Les visages sont tendus et un peu angoissés, mais le bonheur que nous avons tous à être ensemble me frappe et je veux aussi l’exprimer.

— Vous connaissez le dicton du pays : les uns font les autres. (Je le dis d’abord en patois et je le répète ensuite en français pour Thomas.) À Malevil, il se trouve que de ce point de vue, nous avons beaucoup de chance. Je ne crois pas me tromper en disant que l’affection entre nous est telle que personne ici n’aimerait survivre s’il devait se retrouver sans les autres. Voici donc ce que je demande à Dieu : que la victoire acquise, nous nous retrouvions tous sains et saufs à Malevil.

Je consacre le pain et le vin. Le verre où j’ai bu circule, ainsi que l’assiette. Cela se fait dans un profond silence. Pour moi, je mesure toute la distance entre les paroles que je viens de prononcer et l’intense émotion que je ressens. Il me semble, pourtant, que cette émotion, d’une manière ou d’une autre, a réussi à se propager. Je le vois à la pesanteur des regards, à la lenteur des gestes. Dans mon allocution, j’ai mis l’accent sur l’avenir de l’homme, afin que des athées aussi résolus que Meyssonnier et Thomas puissent participer à l’espoir commun. Après tout, il n’est pas nécessaire de croire en Dieu pour avoir le sentiment du divin. Celui-ci peut se définir aussi par les liens d’homme à homme à Malevil. Meyssonnier parpalège en buvant sa part de vin et comme je me penche vers lui pour lui demander ce qu’il pense de tout cela, il me dit avec son sérieux habituel : « C’est notre veillée d’armes. »

Je n’aurais pas employé cette expression, la trouvant trop dramatique, mais au fond, elle est exacte. Un prêtre de métier, lui, parlerait de recueillement. Bien que le rabâchage l’ait terni, c’est un beau mot. On peut presque voir ce qu’il décrit : Après s’être dispersé, chacun rentre en soi et se rassemble. Catie, par exemple, d’ordinaire si pétulante, ne pense pas pour le moment à tout ce qu’elle peut tirer de son corps et de celui des autres. Elle pense. Point. Et comme elle n’en a pas l’habitude, elle a l’air assez fatigué.

Il y a autour de cette table de la gravité et le souci des autres. Du courage, aussi. Et d’abord celui de nous taire et de regarder en face notre invitée de ce soir. Personne n’a envie de la nommer, mais elle est là.

Thomas, qui avait toutes ses couleurs quand il nous a fait son récit, est maintenant un peu pâle. Tuer Bébelle l’a secoué. Peut-être pense-t-il aussi qu’à quelques centimètres près, la pointe d’un couteau aurait pu le bannir de cette table autour de laquelle nous sommes assis, si fragiles et si mortels, et n’ayant d’autre force que notre amitié.

Dès que la Menou a communié, je l’envoie chercher Jacquet sur le rempart. Elle est très étonnée, car il n’est pas question pour elle de le relever. Elle obtempère cependant et dès qu’elle est sortie je prie Thomas, qui tient à ce moment-là l’assiette dans ses mains, de prendre un morceau de pain de plus. Je lui demande aussi, dès que Jacquet sera là, d’aller le remplacer.

Quand tout est fini, nous décidons qu’à part les non-combattants, — Falvine, Évelyne et la Menou — qui iront dormir cette nuit au premier étage du logis, nous resterons tous cette nuit au châtelet d’entrée. Il y a cinq lits : nous n’avons pas besoin de plus, car Colin et Peyssou vont partir — par nuit noire — rejoindre leur poste de la casemate et je ne juge pas utile d’avoir plus d’une sentinelle sur le rempart. Évelyne trouve très amer d’être séparée de moi, mais elle obéit sans un mot.

Ce double départ, des deux hommes vers la casemate, et des trois non-combattants vers le logis, s’effectue vite, dans l’ordre, avec un minimum de bruit. Quand nous restons tous les cinq, Miette, Catie, Jacquet, Meyssonnier et moi, Thomas étant déjà sur les remparts, je confie l’ordre des relèves à un bout de papier que je place sous le socle de la lampe après avoir baissé la flamme. Je me suis réservé la garde de quatre heures du matin et j’ai exigé aussi qu’à chaque relève, celui qui rentre me réveille. Cette obligation me sera pénible, mais je compte qu’elle tiendra éveillée la sentinelle. J’ai prié Jacquet de me descendre un matelas et je m’étends dans un coin de la cuisine. Les quatre autres se distribuent dans les deux étages du châtelet, chacun gardant son aime à la tête de son lit et dormant tout habillé.

Quant à moi, je dors peu cette nuit-là, ou je crois peu dormir, ce qui revient au même. J’ai des rêves du type Bébelle. Je me défends contre des individus qui me traquent et la crosse de mon fusil passe à nouveau à travers leur crâne sans leur faire mal. Dans mes instants de veille, où au début du moins j’ai l’impression de mieux me reposer, je m’avise que j’ai commis de graves omissions : en cas de branle-bas général, je n’ai pas assigné à chacun sa place sur les remparts ou au châtelet. Ni défini les objectifs.

Autre problème que je n’ai pas envisagé : la communication entre la casemate des Sept Fayards et les remparts. Il est indispensable que la casemate qui voit approcher une troupe de la palissade puisse nous prévenir par un signal qui ne pourrait être saisi par les assaillants : nous gagnerions ainsi de précieuses secondes pour la mise en place des combattants.

J’agite ce problème dans ma tête dans la deuxième partie de la nuit, sans lui trouver de solution. Je sais que c’est la deuxième, parce que Miette, selon les consignes, m’a réveillé, puis Meyssonnier à la fin de la sienne, et pendant tout ce temps j’échafaude des projets absurdes de fil de fer coulissant à travers des anneaux et reliant la casemate aux remparts. Je dois sommeiller aussi, et même rêver, car l’absurdité continue. Je m’avise avec joie, dans un premier temps, qu’un talkie-walkie serait la solution, mais avec déception, dans un second temps, que je n’en ai jamais possédé.

Je dois pourtant tomber dans le sommeil, car je sursaute quand Catie, penchée vers moi, me secoue aux épaules et me dit à voix basse que c’est mon tour et me mordille un peu l’oreille où elle vient de parler.

Catie a laissé ouverte une des embrasures du rempart et je ne sais qui, Meyssonnier peut-être, a apporté ici un de nos petits bancs. Fort heureusement, car l’ouverture est trop basse pour qu’on puisse s’y poster commodément sans être assis. Je prends quelques inspirations profondes, l’air a une délicieuse fraicheur et après cette nuit agitée, j’ai une impression bien étonnante de jeunesse et de force. Je suis certain que Vilmain va attaquer. On lui a tué son Bébelle, il va vouloir nous punir. Mais je ne suis pas sûr du tout qu’il nous donne l’assaut sans faire une dernière tentative pour tâter notre dispositif. Connaissant par Hervé l’existence de la palissade, il doit se demander, non sans anxiété, ce qu’elle dissimule. Si je saisis bien la mentalité de ce baroudeur, l’honneur lui ordonne de venger Bébelle, mais le métier lui commande de ne pas attaquer en aveugle.

La nuit ne blanchit pas vite et c’est à peine si je distingue devant moi, à quarante mètres, la présence de la barricade, d’autant que le bois vieilli dont elle est faite tend à se confondre avec l’environnement. Cette tension des yeux par mauvaise visibilité est fatigante à l’extrême et plusieurs fois je passe les doigts de ma main gauche sur mes paupières et je grimace.

Comme j’ai tendance à m’endormir, je me lève, je fais quelques pas sur les remparts et je me récite à voix basse toutes les fables de La Fontaine que je connais. Je bâille. Je me rassieds. Un éclair illumine le ciel dans la direction des Sept Fayards. J’en suis surpris, car le temps n’est pas à l’orage et il me faut deux ou trois secondes pour comprendre que Peyssou et Colin m’ont fait de la casemate un signal optique avec la torche. Au même instant, la cloche de la palissade sonne deux coups.

Je me dresse, le coeur cognant contre les côtes, les tempes battantes, les paumes humides. Faut-il y aller ? Est-ce une ruse ? Un piège de Vilmain ? Va-t-il tirer son coup de bazooka au moment où j’ouvrirai le judas de la palissade ?

Meyssonnier apparaît à la porte du châtelet d’entrée, l’arme à la main. Il me regarde et son regard, qui attend de moi que j’agisse, me redonne tout mon sang-froid. Je dis à voix basse :

— Tout le monde est réveillé ?

— Oui.

— Appelle-les.

Il n’a pas besoin de les appeler. Je m’aperçois qu’ils sont tous là, amenés par la cloche, l’arme à la main. Je suis content de leur silence, de leur calme, de la rapidité de leur réaction. Je dis d’une voix très basse :

— Miette et Catie aux deux meurtrières du châtelet. Meyssonnier, Thomas et Jacquet, sur le rempart, derrière les merlons. Le tir au commandement de Meyssonnier. Jacquet, tu ouvres le portail du châtelet et tu le refermes derrière moi.

— Tu y vas seul ? dit Meyssonnier.

— Oui, dis-je d’un ton coupant.

Il se tait. J’aide Jacquet à déverrouiller sans bruit le portail. Meyssonnier me touche l’épaule. Dans le demi-jour il me tend un objet, je le prends, c’est la clef du cadenas de la chatière. Il me regarde. S’il osait, il me proposerait d’aller à ma place.

— Doucement, Jacquet.

Malgré toute l’huile du monde, les gonds du portail ont toujours grincé, dès que le vantail dans sa révolution dépasse quarante-cinq degrés. Je l’entrouvre à peine et me faufile, en rentrant le ventre, par l’entrebâillement.

Bien que la nuit soit fraîche, la sueur coule le long de mes joues. Je traverse le petit pont, je passe entre le mur et les douves, et je m’arrête pour enlever mes demi-bottes. Je parcours avec lenteur sur mes chaussettes la distance qui me sépare de la palissade, en essayant, au fur et à mesure que j’approche, d’étouffer le bruit de ma respiration. Au dernier moment, au lieu de soulever le judas, je regarde, le souffle retenu, par l’oeilleton de sécurité que Colin nous a installé. C’est Hervé, et un antre garçon plus petit. Il n’y a personne d’autre. J’ouvre le judas.

— Hervé ?

— C’est moi.

— Qui est avec toi ?

— Maurice.

— Bien. Écoutez-moi. Je vais ouvrir la chatière. Vous passez d’abord les fusils. Puis Hervé entrera seul. Je dis seul. Maurice attendra.

— D’accord, dit Hervé.

Je décadenasse la chatière, je soulève la coulisse et je l’accroche. Les deux fusils apparaissent. Je dis d’un ton bref :

BOOK: Malevil
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