— Mais reste donc assise, Falvine, c’est bien ton tour de te reposer.
— Non, non, dit-elle avec une ostentation qui m’agace. Tu penses si j’ai le temps à m’asseoir.
Elle reste donc debout, mais sans faire d’ailleurs plus de travail debout qu’assise. Elle se tait, c’est déjà ça. L’algarade de ce matin lui fait encore de l’effet.
Ce comportement irrite aussi Catie, d’autant que pour sortir sa litière, elle a dû, comme elle dit, « se taper » le plus gros du travail. Comme je la sens prête à becqueter sa mémé, j’interviens :
— Tu as fini avec Amarante ?
— Et c’est pas trop tôt ! Qu’est-ce que j’ai avalé comme poussière de crotte ! C’était bien la peine de me doucher ! Et c’est facile, tu crois, d’étriller avec un fusil en bandoulière ? (elle rit en prononçant ce mot). Et cette idiote qui pense qu’à tuer les poules ! À ce propos, je t’annonce ! Ça y est, encore une ! Que je lui ai mis une baffe sur les naseaux, à ton Amarante, qu’elle se souviendra.
Je demande à voir la victime. Par bonheur, c’est une vieille poule. Je la tends à la Falvine.
— Tiens, Falvine, tu vas la plumer et la vider et tu l’apporteras à la Menou.
La Falvine acquiesce, heureuse de ce petit travail assis, bien dans ses cordes.
Et voilà. On attend Meyssonnier. La vie à Malevil continue. Jacquet, les bras ballants, étonné d’être inoccupé, me regarde avec ses bons yeux de chien, plaintifs, demandeurs et humides d’affection. Hervé, élégamment posé sur un pied, frotte sa séduisante barbe en pointe et regarde Catie qui ne le regarde pas mais fait la belle, en partie pour lui, en partie pour moi, en remuant sans aucune utilité diverses parties de son corps. Colin, appuyé au mur, observe la scène de loin, avec son sourire en gondole. Et Falvine s’est rassise, la poule sur ses genoux. Elle n’a pas encore commencé à la plumer, mais ça va venir. Elle s’y prépare.
— Finalement, dit Catie en poursuivant ses déhanchements, ton Amarante, elle a que des défauts. Elle tique, elle se roule dans la crotte, elle tue les poules.
— C’est peut-être secondaire pour toi, Catie, mais Amarante c’est aussi un très bon cheval.
— Oh, bien sûr, tu l’adores ! dit-elle avec effronterie. Elle aussi ! (Elle rit.) N’empêche, tu devrais bien mettre un bout de grillage en bas de son box. C’est pas la peine d’avoir huit hommes dans la maison, s’il y en a même pas un pour nous faire ça ! (Elle rit, et regarde Hervé du coin de l’oeil.)
Je quitte le groupe, je me dirige à grands pas vers le magasin du donjon, j’y prends un rouleau de fil de fer et une pince, marque mon emprunt sur l’ardoise destinée à Thomas. Tandis que je fais ces gestes machinaux, je repense à Catie et a sa suggestion sur l’usage de notre cavalerie, et à Meyssonnier et à sa précieuse remarque sur les meurtrières des merlons. Je m’avise tout d’un coup d’une chose : ce que nous sommes tous en train de faire à Malevil, et vite, très vite, car la vitesse est ici la condition de notre survie, c’est apprendre l’art de la guerre. L’évidence est aveuglante : il n’y a plus d’état tutélaire. L’ordre, c’est nos fusils. Et pas seulement nos fusils : nos ruses. Nous qui à Pâques, n’avions que le paisible souci de gagner les élections de Malejac, nous sommes en train de nous inculquer, une à une, les lois implacables des tribus guerrières primitives.
Comme je ressors du magasin, je rencontre Meyssonnier portant ma pancarte. Je la lui prends. C’est parfait. C’est même artistique. Meyssonnier a laissé une marge de contre-plaqué tout autour de la feuille & dessin. En revenant avec lui dans la première enceinte, je relis ma proclamation. Je ressens aussi un petit creux dans le ventre, tout d’un coup. C’est sans importance. Ça va passer.
Dès qu’on arrive au niveau du groupe, Catie me demande ce qu’il y a sur ma planchette et je la tends à bout de bras pour que tous puissent lire. Colin, à son tour, s’approche.
— Comment ? vous êtes abbé ? dit Hervé avec stupéfaction, son subit vouvoiement provoquant des sourires.
— J’ai été élu abbé de Malevil, mais tu peux continuer à me dire tu.
— Eh bien, dit Hervé en reprenant son aplomb, tu as eu raison de le mettre sur le papelard, y a des gars de la bande sur qui ça va faire de l’effet. Et tu as eu raison, aussi, d’appeler Vilmain « hors-la-loi ». C’est tout juste si ce salaud-là présente pas ses exactions comme légales, vu le grade qu’il avait dans l’armée.
Ces deux remarques me font plaisir. Elles confirment ce que je pensais : que dans les temps anarchiques où nous vivons, il n’y a pas que des rapports de force. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, un grade, un titre, une fonction, continuent à compter. Dans le chaos général, les hommes se raccrochent à ce qui subsiste de l’ordre disparu. Le plus petit semblant de légalité les fascine. J’ai donc porté à Vilmain un coup sensible en lui arrachant, sur le papier du moins, ses galons d’officier.
— Catie, c’est toi qui vas nous faire sortir tous les cinq par la chatière. Et tu resteras à proximité du châtelet d’entrée tout le temps que nous serons dehors. Toi, Falvine, tu vas prévenir Peyssou que nous sortons, il est dans la cave, avec Maurice.
— Tout de suite ? dit la Falvine sans se lever, la poule encore intacte sur ses genoux.
— Tout de suite, dis-je d’un ton sec. Et remue-toi.
Catie rit et pivotant avec arrogance son jeune buste sur sa taille mince, elle regarde la mémé partir, tremblotante comme une gelée.
Quand nous sommes tous dehors sur le chemin, je prends vivement les devants avec Meyssonnier, et je lui donne à voix basse mes instructions. Il s’agit pour lui de faire creuser un trou individuel sur la colline qui jouxte celle des
Sept Fayards,
avec de bonnes vues sur la palissade.
Il acquiesce. Je le laisse avec Hervé et Jacquet et m’engage avec Colin dans le raccourci forestier. Je marche devant Colin et je lui recommande de mettre ses pas dans les miens, ceci parce que si je retrouve mes branches ligaturées, je ferai un détour dans les fourrés pour éviter de les briser.
Je les retrouve toutes. L’adversaire n’a donc pas découvert le raccourci forestier qui mène à La Roque. Je le supposais, pour toutes les raisons que j’ai dites. Je suis content de l’avoir vérifié.
Reste la deuxième partie de ma mission. La dernière fois que je suis allé à cheval à La Roque par la route, j’ai remarqué un passage très resserré entre deux collines avec, de chaque côté du chemin, face à face, deux troncs d’arbres calcinés. J’ai l’intention de tendre le fil de fer que j’ai apporté entre ces deux troncs, et d’y suspendre la proclamation destinée à Vilmain. Malheureusement, à pied, même par le raccourci, c’est assez loin. J’entends Colin qui peine et souffle derrière moi et je me souviens tout d’un coup avec remords qu’il a peu dormi la nuit dernière, l’ayant passée dans la casemate. Je me retourne.
— C’est le coup de pompe ?
— Un peu.
— Encore une demi-heure, ça va ? Dès que j’aurai fixé ma pancarte, on fera la pause.
— T’inquiète donc pas, dit Colin en fronçant les sourcils et en avançant la mâchoire.
Bien qu’il ait dépassé quarante ans, je le trouve très enfantin quand il fait ce genre de gueule. Je me garde bien de le lui dire. Il attache un grand prix à sa virilité, peut-être pas dans le style flamboyant de Peyssou, mais, au fond, tout autant.
Il fait très chaud. Je transpire abondamment. J’ouvre mon col et remonte mes manches de chemise. Je me détourne, de temps en temps, et je retiens une branche pour qu’elle ne fouette pas Colin en retour. Je lui vois le teint pâle, les yeux un peu creux, les lèvres serrées. Je suis soulagé pour lui quand on arrive.
Du sentier forestier à la route, le cheminement est d’abord en pente douce, mais se termine par une vingtaine de mètres abrupts et rocheux. Pour descendre, on peut à la rigueur se laisser glisser. C’est pour remonter que je vais avoir du mal. La configuration du terrain est la même de l’autre côté de la route, ce qui donne, d’ailleurs, quelque chose d’oppressant à la route elle-même à cet endroit. Elle paraît étranglée entre deux escarpements.
Je descends, propulsé plus vite que je ne voudrais. J’atterris assez brutalement sur la route. Je passe le fil de fer par les deux trous de la pancarte, et je le fixe à un tronc avant de le tendre au travers du chemin et de le fixer en vis-à-vis à l’autre tronc. Je ne m’attarde pas. Colin, que je ne vois pas, est couché à l’extrémité du sous-bois sur le rebord de l’à-pic, le fusil devant lui, me couvrant dans la direction de La Roque. Bonne couverture, si nous avons affaire à un individu isolé. Mais si c’est une bande ? Je serais alors très vulnérable, n’ayant derrière moi qu’un terrain absolument nu, sans fossé ni buisson, jusqu’au tournant prochain, et la perspective, si je veux gagner le sous-bois, de grimper d’un côté ou de l’autre, vingt mètres de talus très en pente et en pleine vue de l’adversaire.
Je note que l’arme en bandoulière, c’est-à-dire non immédiatement utilisable, et avec l’aide de mes deux mains, c’est à grand-peine si j’arrive à remonter, au prix d’efforts répétés, de glissades, de demi-chutes, et tout cela avec une extrême lenteur.
Parvenu au faîte, Colin est si bien camouflé dans le sous-bois que je ne le vois nulle part. Il me voit, lui, sans doute, mais n’ose m’appeler, de peur de faire du bruit. J’entende une chouette pousser un ululement. Je m’arrête, stupéfait. Car depuis le jour de l’événement, tout est silence : ni vrombissement d’insecte, ni cri d’oiseau. Le ululement recommence, tout proche. Je me dirige vers lui et je bute sur les jambes de Colin.
— Eh, attention ! je suis là ! dit-il à voix basse.
— Tu as entendu la chouette ?
— C’est moi, dit Colin en riant sans bruit. C’est pour t’appeler.
Et d’un coup sec, triomphalement, il remet le cran de sûreté à son arme.
— C’est toi ? C’est rudement bien, dis-donc ! Je m’y suis trompé.
— Tu te rappelles pas les imitations, du temps du Cercle ? J’étais le meilleur.
Il en est fier, même aujourd’hui. Il excellait, Colin, dans tout ce qui n’exigeait pas de la force : l’arc, la fronde, les billes, les tours de prestidigitation. Et bien sûr aussi, jongler avec trois balles, fabriquer une flûte avec un roseau, constraire une guillotine en papier pour mouches, ouvrir une serrure avec un fil de fer, et simuler une chute spectaculaire en montant sur l’estrade du maître.
Je lui souris.
— Dix minutes de pause. Tu peux roupiller.
— Tu sais pas ce que je pensais en te couvrant, Emmanuel ? Que ce coin de route, c’est le coin rêvé pour une embuscade. À quatre types, deux de chaque côté de la route, on te nettoierait toute une bande.
— Allez, dors, dors ! tu feras de la stratégie après !
Et pour qu’il s’endorme plus vite, je m’éloigne, mais cette fois-ci, pour ne pas le perdre à nouveau, je prends des repères dans le sous-bois. Je regarde Colin en m’éloignant. À peine étendu, il s’éteint, écrasant sous son dos deux ou trois petites fougères, son fusil dans le creux du bras, comme une femme bien-aimée.
Je regarde ma montre. Je marche de long en large. Mes demi-bottes ne font aucun bruit. Ce versant est au nord et avec les pluies que nous avons eues, la mousse a tout envahi. Je suis frappé de nouveau par l’exubérance tropicale du sous-bois. Mais il est peu diversifié. J’ai l’impression que les fougères, par leur écrasante vitalité, sont en train de tout conquérir. Le silence, l’absence de vie, sont oppressants. La moindre toile d’araignée, le moindre fil d’une branche à l’autre me ferait plaisir. Mais j’en ai peur, à moins qu’ils n’immigrent chez nous de régions moins touchées, nous ne reverrons plus d’insectes. Et les oiseaux ? À supposer qu’ils aient survécu ailleurs, comment pourraient-ils vivre ici sans insectes ? La forêt en moins d’un quart de siècle se reconstituera, mais la nature restera mutilée.
D’être entouré par ce silence étouffant, dans la moiteur du sous-bois, sans un souffle de vent pour faire bouger les feuilles, je me sens seul, et je passe un mauvais moment. Ce n’est pas l’appréhension du combat. Les tripes secouées, le creux dans le ventre, le coeur qui cogne, je connais, merci. Non, ce que j’éprouve, c’est bien pis. C’est une autre sorte d’angoisse. Colin dort et sans lui, sans mes compagnons, loin de Malevil, j’ai l’impression que je ne suis plus rien du tout. Je flotte comme un vêtement vide.
Je trouve ce vide si insupportable que je réveille Colin.
Quel égoïsme. Je le réveille cinq bonnes minutes avant l’heure que je m’étais fixée. Il ouvre les yeux, il s’étire, il me parle et sa première parole, c’est pour m’engueuler. N’empêche, dès qu’il me parle, je me retrouve. Avec mes liens d’affection, mes responsabilités, le rôle que mes compagnons m’ont confié et le caractère qu’ils me reconnaissent. Je rentre dans ma peau, bien soulagé d’en avoir une.
— Tu pouvais pas me foutre la paix ! dit Colin à voix basse. Je faisais un de ces rêves !
Il brûle de me le raconter, mais je lui fais signe de se taire. À cet endroit-là, nous sommes trop près de la route. Nous nous enfonçons dans le sous-bois et quand enfin, nous sommes dans le sentier, il a oublié son rêve, mais non sa préoccupation sous-jacente. Curieux que le danger n’arrive pas à refouler tout à fait nos pensées quotidiennes.
Il me regarde, le sourcil en circonflexe, avec un demi-sourire.
— Catie te court pas un peu après ?
— Si.
— Et elle court pas après Peyssou ?
— Tu l’as remarqué ?
— Et après Hervé ?
— Peut-être.
Un silence.
— Eh bé, dis-donc, et Thomas ?
— Thomas se dit qu’à Malevil il y a deux femmes pour six.
— Et alors ?
— Il se demande s’il a été sage d’épouser Catie.
Un silence, et Colin reprend :
— A ton avis, pourquoi qu’il y a si peu de femmes ?
— Pour les bandes errantes, ça va de soi. Ou bien les chefs de bande n’en veulent pas, ou bien, physiquement, elles ont été éliminées. Quand il y a presque rien à manger, c’est les plus forts qui mangent.
— Mais pour les gens comme nous ?
— Tu veux dire les sédentaires ?
— Oui.
— C’est un autre phénomène, je crois. Avant le jour de l’événement, les filles désertaient la campagne pour la ville dans la proportion de 80 %.
— Et tu crois que toutes les villes ont été détruites ?
— Je peux pas dire. Mais jusqu’ici, les bandes avec lesquelles nous avons affaire n’étaient pas composées de citadins.