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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

Malevil (68 page)

BOOK: Malevil
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— Oh, pour ça, oui ! dit Jeannet sans hésitation. J’ai bien vu le coup !

— Exemple ?

— Toujours à lui répéter que Malevil était une forteresse comme ça et que Malevil était riche à crever.

« À crever » est bien dit. Et pour Fulbert, double avantage : il se débarrassait de la tutelle de Vilmain à La Roque et il nous extirpait de Malevil. Par malheur, sa complicité active avec le massacreur Vilmain reste difficile à prouver, aucun La Roquais n’assistant aux repas où ils « copinaient ».

Une détonation claque, qui me paraît très forte et qui, bizarrement, me soulage. Je lis le même soulagement chez Meyssonnier, chez Colin, chez Maurice et même chez les prisonniers. Se peut-il qu’ils se sentent davantage en sécurité maintenant que le dernier des Feyrac est mort ?

Hervé revient. Il porte à la main une ceinture à laquelle est attaché un revolver dans son étui.

— C’est celui de Vilmain, dit Burg. Feyrac l’a récupéré avant de donner le signal de la retraite.

Je saisis l’arme de ce reître. Je n’ai aucune envie de la porter. Meyssonnier non plus, que je consulte du regard. Par contre, je sais quelqu’un que ce pistolet va combler de joie.

— Il te revient, Colin. C’est toi qui as tué Feyrac.

Le sang aux joues, Colin boucle virilement autour de sa taille mince la ceinture de pistolet. Je remarque que Maurice sourit et que ses yeux de jais brillent avec malice. À cet instant, je ne sais pas encore que c’est lui qui a tué Vilmain. Et quand je l’apprendrai, je lui saurai gré de son silence et de sa gentillesse.

Je dis d’une voix brève :

— Les prisonniers vont fouiller les morts et rassembler les munitions. Je retourne à Malevil. Je vais chercher la charrette. Colin vient avec moi. Et Meyssonnier reste pour commander la fouille.

Sans attendre Colin, je grimpe le talus et dès que je suis hors de vue, englouti par le sous-bois, je me mets à courir. J’atteins la clairière. Évelyne est là, sa tête à peine au niveau de l’épaule d’Amarante. Ses yeux bleus se fixent sur moi avec un bonheur qui me bouleverse. Elle se jette dans mes bras et je la serre fort, très fort, contre moi. Nous ne disons rien. Nous savons qu’aucun de nous deux ne serait capable de survivre à l’autre.

Des craquements de branchettes et des froissements de feuilles. C’est Colin. Je me dégage et je dis à Évelyne : tu montes Morgane. Je la regarde encore et je lui souris. Brefs, mais intenses, sont nos instants de joie.

Je me mets en selle et je la laisse seule en faire autant, ce que, malgré sa petite taille, elle fait très vite et très bien, avec une agilité que j’admire, dédaignant de se percher sur une souche proche pour diminuer la distance à l’étrier, et sans même profiter de la pente, comme fait Colin. Il est vrai qu’il est bardé d’armes, le fusil 36, l’arc, un carquois qu’il s’est fabriqué, à la ceinture le pistolet de Vilmain et en sautoir mes jumelles qu’il a « oublié » de me rendre. Comme le sous-bois est touffu à cet endroit, je mets d’abord au pas pour ménager l’arc de Colin, Morgane marche derrière moi, sa tête presque sur la croupe d’Amarante, mais Amarante, cruelle aux poules, ne botte pas ses compagnes. Tout au plus les mordille-t-elle un peu à l’épaule pour marquer sa domination. Je sens sur mon dos les yeux d’Évelyne. Je me retourne sur ma selle et je lis dans son regard une interrogation. Je dis :

— Nous avons fait deux prisonniers.

Après cela, je mets au galop. Aux abords de Malevil, Peyssou, que je ne vois pas d’abord parce qu’il est planqué sur le bas-côté de la route, au poste avancé, surgit, le visage anxieux. Je crie : Tous indemnes ! Là-dessus, il hurle de joie en brandissant son fusil. Amarante, surprise, fait un écart, Morgane l’imite et Mélusine donne un petit saut qui décolle Colin de la selle et le met à califourchon sur l’encolure, où il se cramponne des deux mains à la crinière. Fort heureusement, Mélusine s’arrête en voyant les deux autres juments à l’arrêt, et Colin peut rétrograder, ce qu’il fait d’une façon très comique, ses fesses tâtant derrière elles le pommeau pour s’y hisser et retomber sur la selle. Nous rions.

— Grand con ! dit Colin, tu vois ce que tu as failli faire !

— Ben, quand même ! dit Peyssou la bouille fendue, je croyais que tu savais monter, moi !

Je ris tant que je préfère mettre pied à terre. C’est un rire puéril, qui me ramène trente ans en arrière, comme m’y ramènent les bourrades et coups de poing de Peyssou qui, dès que je suis à sa portée, s’abat sur moi comme un gros dogue qui ne connaît pas sa force. Je l’engueule aussi, car il me fait mal, le salaud, avec ses énormes paluches. Par bonheur, je suis arraché à son affection par Catie et Miette qui sont accourues vers moi sur le chemin. J’ai reconnu ton rire, dit Catie. Du rempart, je l’ai reconnu ! Elle m’accole. Voilà qui est plus doux, velouté même. Quant à Miette, fondant. Mon pauvre Emmanuel, dit la Menou quelques instants plus tard en me frottant ses lèvres sèches sur la joue. Elle dit « pauvre » comme si j’étais déjà mort. Jacquet me regarde sans un mot, la pioche au bout de son bras avec laquelle il creuse une fosse pour les quatre ennemis tués, et Thomas, apparemment impassible, me dit : J’ai récupéré les chaussures, elles sont encore bonnes. J’ai ouvert un rayon spécial au magasin.

Falvine est en eau. Elle pleure de toutes parts, comme saindoux au soleil. Elle n’ose s’approcher, se souvenant de ma rebuffade de la veille. Et moi, allant vers elle, je lui fais une courte et généreuse bise, tant je me sens heureux de me retrouver à Malevil, au sein de la communauté, dans notre cocon familial.

— Six
de
descendus, et deux
de
prisonniers, dit le petit Colin en marchant à grands pas, la main sur son étui.

— Raconte, Emmanuel ! dit Peyssou.

Je lève les deux bras tout en marchant.

Pas le temps ! Nous repartons immédiatement. Avec toi, justement, avec Thomas et avec Jacquet. Colin reste et prend le commandement de Malevil. Vous avez mangé ?, dis-je en me tournant vers Peyssou.

— L’a bien fallu, dit Peyssou comme si je le lui reprochais.

— Vous avez bien fait. Menou, prépare sept sandwiches.

— Sept ? Pourquoi sept ? dit la Menou, déjà hérissée.

— Colin, moi, Hervé, Maurice, Meyssonnier, et les deux prisonniers.

— Les prisonniers, dit Menou, tu vas pas encore nourrir cette engeance !

Jacquet rougit, comme chaque fois qu’il est fait allusion à la condition qui fut la sienne.

— Fais ce que je te dis. Jacquet, tu attelles Malabar à la charrette. Pas de chevaux, seulement la charrette. Évelyne, tu desselles les juments avec Catie. Moi, je vais me mettre un peu d’eau sur la figure.

Je fais mieux que me mettre un peu d’eau. Je me douche, je me lave la tête et je me rase. Tout cela très vite. Et tant que j’y suis, en prévision de mon entrée à La Roque, je fais quelques frais. Je quitte la vieille culotte de cheval et les bottes défraîchies que je n’ai pas quittées depuis le jour de l’événement, et je les remplace par ma culotte blanche de concours hippique, des bottes neuves ou presque et une chemise blanche à col roulé. Je suis immaculé et étincelant quand je reparais dans la première enceinte. La commotion est telle qu’Évelyne et Catie sortent de la Maternité, étrilles et bouchons à la main. Miette accourt et manifeste par des signes son admiration. Elle se pince d’abord une mèche et la joue (j’ai le cheveu propre et le cuir bien rasé). Elle pince sa propre chemisette d’une main, elle ouvre et ferme l’autre main plusieurs fois (quelle belle chemise, étincelante de blancheur). Elle pose ses deux mains sur sa taille et la serre (ma culotte de cheval me mincit) et même (geste viril indescriptible) elle m’avantage. Quant aux bottes, elle ouvre et ferme la main plusieurs fois : ce geste, qui symbolise les rayons du soleil, veut dire que mes bottes brillent, comme d’ailleurs (voir plus haut) ma chemise. Enfin, elle rassemble les doigts de la main droite contre le pouce et les porte à ses lèvres plusieurs fois (que tu es beau, Emmanuel !) et enfin, elle m’embrasse.

Je suis aussi, côté mâle, accablé par les quolibets. Je presse le pas. J’en essuie quand même quelques-uns. En particulier Peyssou, le paquet de sandwiches sous le bras, me suit en me disant que sapé comme je suis, j’ai tout l’air d’aller faire ma première communion.

— Vrai, dit Catie, si je t’avais vu comme ça à La Roque, c’est pas Thomas que j’aurais épousé, c’est toi !

— Je l’ai échappé belle ! dis-je avec bonne humeur en sautant sur la charrette et en me préparant à m’asseoir.

— Attends ! Attends ! dit Jacquet en accourant un vieux sac sous le bras. Il le plie en deux et le dispose à ma place pour que je ne me salisse pas au contact du plateau. La gaieté devient alors générale et je souris à Jacquet pour lui redonner une contenance.

Colin, qui s’est d’abord mêlé aux rires, se tient maintenant à l’écart, et fait une bien pauvre gueule. Je me souviens tout d’un coup, tandis que Malabar s’ébranle dans la ZDA que j’étais habillé comme je le suis aujourd’hui quand, une semaine avant le jour de l’événement, à l’issue d’un concours hippique je l’ai invité au restaurant avec sa femme. Très proches l’un de l’autre après quinze ans de mariage, ils se tenaient la main sous la table pendant que je commandais le menu. C’est pendant ce repas qu’il me confia son souci pour Nicole (10 ans) qui avait une angine par mois et pour Didier (12 ans) qui mettait mal l’orthographe. Et maintenant, tout cela est à l’état de cendres, enfermé dans une petite boîte, avec ce qui reste de la famille Peyssou et de la famille Meyssonnier.

— Colin, dis-je d’une voix forte, ce n’est pas la peine de m’attendre. Tu leur raconteras. Une seule consigne : ne pas sortir de Malevil en notre absence. Le reste, à ton commandement.

Il a l’air de se réveiller, et il me fait un signe de la main, mais il reste sur place tandis que courent, à côté de la charrette, Évelyne, Catie et Miette sur le chemin de Malevil, passé les vantaux éventrés de la palissade. Dans le bruit des sabots de Malabar et le grincement des roues, je crie à Miette de prendre bien soin de Colin qui a le cafard.

Jacquet, debout, a les rênes en main. Thomas est assis à côté de moi. Peyssou en face, ses longues jambes touchant presque les miennes.

— Je vais t’apprendre quelque chose qui va t’épater, dit Thomas. J’ai examiné les papiers de Vilmain. Il n’était pas officier du tout, il était comptable !

Je ris, mais Thomas reste impassible. Il ne voit pas là matière à plaisanterie. Que Vilmain ait menti sur son identité lui paraît ajouter à ses crimes. Pas moi. Je ne suis même pas très étonné. Il m’a semblé, à plusieurs reprises, d’après les récits d’Hervé, que Vilmain en mettait trop, son langage forçait la note. Mais quand j’y songe ! Un faux prêtre, un faux para. Que d’imposteurs ! Est-ce la nouvelle époque qui nous vaut ça ?

Thomas me tend la carte professionnelle, j’y jette un coup d’oeil, je la glisse dans mon portefeuille et à mon tour je raconte la part que Fulbert a prise aux dangers que nous avons courus. Peyssou s’exclame. Et Thomas serre les dents sang dire un mot.

Sur les lieux de l’embuscade, nous retrouvons Meyssonnier, Hervé, Maurice, les prisonniers. Nous les chargeons, ainsi que les fusils, le bazooka, les munitions et le vélo. Neuf hommes, c’est bien du poids, même pour notre Malabar, et dans les montées un peu rudes, à part Jacquet, nous descendons tous pour le soulager. J’en profite pour expliquer mon plan.

— D’abord, une question, Burg. Est-ce que toi ou Jeannet, les gens de La Roque ont quelque chose à vous reprocher ?

— Et quoi qu’ils auraient à nous reprocher ? dit Burg avec un soupçon d’indignation.

— Je ne sais pas, moi. Des brutalités, des « dépassements ».

— Je vais te dire, fait Burg, reluisant de vertu. Brutal, c’est pas mon genre, ni celui de Jeannet non plus. Et pour le reste, je vais te dire aussi, ajoute-t-il avec une brusque explosion de franchise, j’ai pas seulement eu l’occasion. Chez Vilmain, un nouveau, ça n’avait aucun droit. Une supposition que j’aurais voulu « dépasser », je me serais fait corriger par les anciens.

D’une oreille, j’entends Peyssou derrière mon dos, demander à Meyssonnier ce que ça veut dire, « dépasser ».

Je poursuis :

— Autre question : à La Roque, est-ce que la porte Sud est gardée ?

— Oui, dit Jeannet. Vilmain a foutu de garde un gars de La Roque, un nommé Fabre, Fabremachin.

— Fabrelâtre ?

— Oui.

— Quoi ? Quoi ? dit Peyssou qui se rapproche en m’entendant rire.

Je répète. Il rit à son tour.

— Et on lui a donné un fusil, à Fabrelâtre ?

— Oui.

Les rires redoublent. Je reprends :

— Pas de problème. En arrivant à La Roque, seuls se montrent Burg et Jeannet Ils se font ouvrir. Nous désarmons Fabrelâtre et Jacquet le garde en même temps que Malabar.

Je fais une pause.

— Et c’est ici que la farce commence, dis-je en clignant de l’oeil d’un air rieur à Burg.

Il me rend mon sourire. Il est ravi de cette complicité que j’établis entre lui et moi. Il en augure bien pour l’avenir. D’autant que je m’interromps pour ouvrir le paquet apporté par Peyssou et que je distribue les sandwiches. Burg et Jeannet sont éblouis par la tourte, surtout Burg en sa qualité de cuistot.

— C’est vous qui cuisez ce pain ? dit Burg avec respect.

— Et alors ! dit Peyssou. On sait tout faire, à Malevil, le boulanger, le maçon, le menuisier, le plombier. Y a même Emmanuel qui te fait très bien le curé. C’est moi, le maçon, ajoute-t-il avec modestie.

Il ne va pas parler, bien sûr, de l’exhaussement du rempart, mais je vois bien qu’il y songe et que ça lui fait chaud au coeur de laisser ce chef-d’oeuvre aux siècles à venir.

— Ce qu’il y a, c’est la levure, dit Jacquet en se mêlant à la conversation du haut de sa charrette. On en a bientôt plus.

— Y en a plein au château de La Roque, dit Burg, heureux de nous rendre service.

Il mord de ses fortes dents Manches dans le sandwich et il est en train de penser que la maison est bonne.

— Voilà le plan, dis-je. Une fois Fabrelâtre neutralisé, Burg et Hervé entrent seuls dans La Roque, l’arme à la bretelle. Ils vont trouver Fulbert et ils lui disent : Vilmain a pris Malevil. Ils ont capturé Emmanuel Comte et ils te l’envoient. Tu dois le juger immédiatement en présence de tous les La Roquais réunis à la chapelle.

Les réactions sont « diverses : Peyssou, Hervé, Maurice et les deux prisonniers s’ébaudissent. Meyssonnier m’interroge du regard. Thomas désapprouve. Jacquet se retourne sur sa charrette et me regarde, il a peur pour moi.

BOOK: Malevil
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