Read Malevil Online

Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

Malevil (66 page)

BOOK: Malevil
3.23Mb size Format: txt, pdf, ePub
ads

Colin, lui, est placé admirablement. Il fait face à Malevil, il voit le chemin monter devant lui jusqu’à la palissade. Il distingue très bien les assaillants à plat ventre le long de la falaise. Et quand Vilmain, après mon coup de sifflet, se soulève sur son coude pour hurler :
Vous tirez sur quoi, bande de cons ?,
Colin reconnaît la description qu’Hervé a faite de son crâne blond rasé.

Colin imagine donc de tuer Vilmain. L’idée est bonne en soi. Mais quand Colin, avec son sourire mutin, nous raconte comment il l’a mise à exécution, nous sommes tous horrifiés.

Pas question, en effet, pour Colin, d’employer son fusil. Pour produire cet « effet de terreur » sans bruit ni fumée qui lui tient tant à coeur, il décide d’utiliser son arc.

Colin est petit, l’emplacement de tir est étroit, l’arc est grand. Colin s’aperçoit qu’il ne va pas réussir à le bander dans ce « trou de rat ». Qu’à cela ne tienne ! Il abandonne son trou (en y laissant son fusil !) Il rampe, son arc à la main et gagne à trois mètres un gros tronc noirci de châtaignier derrière lequel, pour plus de commodité, il se dresse ! Tout debout ! Et vise avec calme le dos de Vilmain.

Par malheur, Vilmain se retourne pour donner un ordre, et la flèche le ratant de peu, va se ficher dans le dos de l’homme à côté de lui, qui doit être le pourvoyeur du bazooka, car Colin voit s’échapper de ses mains deux ou trois petits obus qui roulent plusieurs mètres sur la pente du chemin avant de s’arrêter. Le blessé pousse un cri affreux, se dresse de toute sa hauteur (il devient visible, à ce moment-là, aussi pour ceux de la casemate) et zigzague sur la route en se contorsionnant pour arracher la flèche de son dos. Il tombe au bout de quelques mètres et se débat sur le ventre, les deux mains crispées dans la terre.

L’effet de terreur est à coup sûr atteint, mais il n’est pas décisif. Et Vilmain a eu le temps de voir d’où le coup est parti. Il crie un ordre. Et douze fusils, le sien compris, crachent en même temps sur le châtaignier derrière lequel Colin s’est plaqué contre le sol, incapable de riposter, son fusil étant à trois mètres de lui, et son arc, inutilisable puisqu’il ne peut le bander en position couchée.

Du rempart, j’entends cette intense fusillade, mais sans rien voir, sans même pouvoir dire qui tire sur qui, car le commando extérieur dispose des mêmes armes que l’adversaire. Je suis mortellement inquiet, car la lutte entre les trois fusils de nos amis et les douze fusils de Vilmain me paraît inégale. Vilmain, grâce à sa supériorité numérique, peut manoeuvrer pour tourner les nôtres. Et nous, nous ne pouvons rien faire pour les aider, sauf sortir de Malevil, ce qui serait folie.

Ceux de la casemate ne distinguent toujours pas l’ennemi. N’ayant pas vu non plus Colin sortir de son emplacement, ils se demandent pourquoi Vilmain s’acharne sur le sous-bois et ils ne comprennent pas pourquoi l’arme de Colin reste silencieuse, car ils savent — Hervé du moins le sait, pour l’avoir creusé avec Jacquet — que le trou individuel donne d’excellentes vues sur le chemin de Malevil.

Mais le plus inquiet de tous, bien sûr, c’est l’intéressé. Il se rend compte qu’il n’a aucune chance de s’en sortir. Il est tout à fait isolé derrière son tronc noirci de châtaignier, à soixante-dix mètres de l’adversaire, sans fusil et toute retraite coupée par le tir qui l’encadre. Il entend les balles de 36 adverses arriver avec un bruit sourd dans le tronc de l’arbre devant lui et détacher même, tout à côté de sa tête, des copeaux d’écorce. Il a pris sa décision. Il attend une accalmie pour bondir dans son trou qu’il voit, béant, à trois mètres de lui à peine, son fusil soigneusement appuyé contre les fascines. Mais l’accalmie ne vient pas, et quand elles ne frappent pas le châtaignier, les balles miaulent sur sa droite et sur sa gauche avec une précision effrayante. C’est la seule fois de ma vie, dira-t-il, que j’aurais voulu être encore plus petit que je ne suis.

D’après les prisonniers, Vilmain a trahi d’abord beaucoup d’anxiété quand la flèche de Colin lui tuant son pourvoyeur, il s’est rendu compte qu’il avait un ennemi dans le dos. Mais cet ennemi ne ripostant pas à sa fusillade, il a compris qu’il était désarmé et a décidé de le déloger de son arbre. Il charge deux anciens de ramper jusqu’à la colline et de tourner l’adversaire sur sa droite, tandis que quatre de ses meilleurs tireurs continuent à le clouer au sol par leur tir. Mais à peine les deux anciens se sont-ils éloignés en rampant de quelques mètres qu’il les rappelle.
Au temps pour moi,
dit-il.
Ce gonzier, je vais me le farcir moi-même.
Et il se lève. Sans doute cherche-t-il par un succès facile, à rétablir son ascendant sur les anciens, la prise de Malevil ne s’annonçant pas si bien.

Il se lève, et du fait que tous ses hommes sont couchés, sa silhouette debout devient aussitôt héroïque. D’un pas désinvolte et balancé, son fusil à la main et son pistolet à la ceinture, il se porte vers le bas de la route afin de tourner Colin. Il ne lui faut pas beaucoup d’audace, Colin ne ripostant pas, et l’avancée de la falaise le dérobant à nos coups.

Pas plus qu’ils ne voyaient ses hommes, Hervé et Maurice n’avaient pu voir Vilmain jusque-là, mais dès qu’il se dresse et commence à se dandiner sur le chemin en affectant la souplesse féline du vieux baroudeur, il devient pour eux une cible parfaite. Hervé, qui attend toujours le signal de Colin, l’observe (il nous fera plus tard une excellente imitation de sa démarche) et ne bouge pas. Mais Maurice, qu’une haine froide anime contre Vilmain, le met aussitôt en joue, le suit au bout de son canon dans sa nonchalante progression sur la route, et quand il le voit s’immobiliser et porter son arme à l’épaule, il centre sa ligne de mire sur sa tempe et fait feu.

Vilmain, le crâne défoncé, s’écroule, tué par la recrue à qui il a, un mois plus tôt, inculqué les principes du tir debout avec appui. La fusillade contre Colin s’arrête et Colin bondit dans son trou. Il y retrouve son fusil 36. Et là, bien camouflé et bien protégé, il tire. C’est un excellent tireur, rapide et précis, il tue deux hommes coup sur coup.

En quelques secondes, la situation s’est retournée. Jean Feyrac, qui de toute façon, diront les prisonniers, n’était pas chaud pour l’expédition contre Malevil, donne le signal de la retraite. C’est une retraite, ce n’est pas une déroute. Une gerbe de balles s’abat aux abords du trou de Colin, le forçant à baisser la tête, et quand il la relève, l’adversaire a disparu. Mais il a pris le temps, quand même, d’emporter le bazooka, les obus et les fusils des tués.

Colin pousse un ululement triomphal. Jamais chouette ne m’a tant fait plaisir. Elle m’annonce que l’ennemi a fui, et que Colin au moins est indemne.

Je dis à Thomas d’ouvrir le portail et descends si vite l’escalier du rempart que je manque tomber et dois sauter les cinq dernières marches. J’atterris lourdement et je cours vers la Maternité, Meyssonnier derrière moi. Je lui crie par-dessus mon épaule :

— Prends Mélusine !

Tout en courant, je rabats le cran de sûreté de mon arme et je la mets en bandoulière. Évelyne, qui a entendu ma voix, émerge, Morgane à la main, de la Maternité. Je saisis moi-même Amarante par la rêne et je la trouve si énervée que je domine mon énervement. Je prends le temps de lui parler et de la caresser. Elle ne fait pas d’abord de difficultés. Mais parvenue aux débris de la palissade, elle les hume et s’arrête net, arc-boutée sur ses deux pattes de devant, l’encolure rétive, la tête haute, la crinière blonde secouée. La sueur inonde mon visage. Je connais Amarante et ses refus !

À ma grande surprise, à mon grand soulagement, celui-ci cède avec quelques tractions douces et deux ou trois claquements de langue. Amarante passée, les deux autres juments suivent sans résistance.

J’ai à peine le temps de compter quatre morts et de constater que l’ennemi a emporté leurs armes, quand débouchent en même temps sur le chemin les trois du commando extérieur. Les voilà, rouges, soufflants, excités. Je les embrasse, mais il n’y a pas de temps pour les récits et les attendrissements. J’aide Maurice à se mettre en croupe derrière Meysonnier, j’aide Hervé, qui me paraît beaucoup plus lourd, à monter derrière Colin, et je m’aperçois que Colin, en plus de son fusil 36, porte son arc en bandoulière. Il paraît immense au travers de son petit corps et dépasse de beaucoup sa tête.

— Laisse donc ton arc ! Il va te gêner dans le sous-bois !

— Non, non, dit Colin, écarlate de fierté.

Au moment où je m’apprête à monter, je m’aperçois qu’on a oublié les longes. Quel temps perdu pour les quérir !

— Évelyne, tu viens avec nous !

— Moi ?

— Tu garderas les chevaux.

Elle est si ravie qu’elle se change en pierre. Je l’empoigne par les hanches, je la jette presque sur le dos d’Amarante, je santé en selle derrière elle. Dès qu’on atteint le sentier forestier, je me retourne, et la main appuyée sur la croupe d’Amarante, je dis à voix basse à Colin :

— Fais attention à ton arc. On va galoper !

— Tu penses, dit-il, l’air on ne peut plus viril et victorieux.

À cet instant, je ne sais pas encore la part qu’il a prise au combat, mais rien qu’à son air je me doute qu’elle est considérable.

Il y a deux jours qu’Amarante n’est pas sortie. Elle ne se fait pas prier pour allonger ses longues pattes. Je sens entre mes jambes la force magnifique de son démarrage, et sur mon front l’air frais de la course. Évelyne, serrée entre mes deux bras, est plongée dans le ravissement. Son assiette est excellente, elle se tient à peine au pommeau de la selle et quand, pour éviter une branche, je me penche en avant, die se courbe sous mon poids, déplace ses deux mains et les pose avec légèreté sur l’encolure d’Amarante. La crinière de la jument vole et presque dans la même nuance de blond, volent aussi dans mon cou les longs cheveux d’Évelyne. Pas d’autre bruit que le rythme sourd des sabots sur l’humus et les feuilles que le poitrail d’Amarante écarte et qui me cinglent. Amarante galope et derrière elle plus lourdement, car elles sont chargées davantage, Morgane et Mélusine. Celles-ci, c’est la parfaite mécanique. Mais Amarante, c’est le feu, le sang, l’ivresse de l’espace. Je ne fais qu’un avec elle, je deviens cheval à mon tour, ses mouvements sont les miens, je me lève et je m’abaisse au même rythme que son dos, Évelyne suivant la cadence avec une légèreté de plume. Et j’éprouve un sentiment inouï de rapidité, de plénitude et de force. Je galope, sentant contre mon corps le petit corps d’Évelyne, je galope droit sur l’anéantissement de l’ennemi, la sécurité de Malevil, la conquête de La Roque. À cette seconde où je suis, ni l’âge ni la mort ne peuvent m’atteindre. Je galope. J’ai envie de crier de joie.

Je m’aperçois que j’ai distancé les deux autres juments. Je crains que si elles perdent de vue leur chef de file elles trahissent notre présence en se mettant à hennir. Dans une montée, je remets Amarante au trot. J’ai du mal, elle ne demande qu’à continuer à piocher dans l’humus de ses quatre pattes vigoureuses. Parvenu au faîte, le sentier tourne à angle droit et toujours pour que les juments suiveuses ne voient pas disparaître Amarante, je m’arrête. Sur ma droite, des fougères géantes s’élèvent au-dessus de ma tête et à travers leurs feuilles dentelées j’aperçois tout d’abord, très en contrebas, les lacets gris de la route de La Roque, et surgissant tout d’un coup dans le tournant le plus lointain, s’égrenant sur le chemin, marchant d’un pas rapide, mais distancés déjà, les hommes de Vilmain. Certains d’entre eux portent deux fusils.

Colin et Meyssonnier arrivent, je leur fais signe de rester silencieux et de la main je leur montre le groupe. Nous retenons notre souffle et à travers les fougères, nous regardons quelques secondes en silence les hommes que nous allons tuer.

Meyssonnier porte Mélusine à côté d’Amarante et se penchant, il me dit d’une voix à peine perceptible :

— Mais ils ne sont que sept. Où est passé le huitième ?

C’est vrai. Je compte, ils ne sont que sept.

— À la traîne, probablement.

Je remets Amarante au galop, au petit galop cette fois. Je l’y maintiens un bon moment, j’ai remarqué à la pause que les juments blanches soufflaient. D’ailleurs, la griserie de la course est bien finie pour moi. La victoire n’a plus le caractère d’exaltation abstraite qui en faisait le charme. Elle a maintenant le visage de ces pauvres types suant et peinant sur la route.

Voici dans le sentier forestier mon dernier repère. Je l’aperçois au moment où je le brise. Nous y sommes.

— Évelyne, tu vois cette petite clairière ? C’est là que tu vas les garder.

— Toutes les trois ? On peut pas attacher les rênes ?

Je fais non de la tête. Les deux juments nous rejoignent, les quatre cavaliers démontent et je montre à Colin et à Meyssonnier comment nouer les rênes sur l’encolure pour que les bêtes ne s’y prennent pas les pieds.

— Tu les laisses divaguer ? dit Meyssonnier.

— Elles n’iront pas loin. Elles ne s’éloigneront pas d’Amarante, et Évelyne tiendra Amarante. Colin, tu vas leur montrer où c’est.

Ils partent et je m’attarde pour conseiller à Évelyne, au cas où Amarante deviendrait incontrôlable, de la monter et de la faire marcher au pas et en rond.

— Je peux te faire la bise, Emmanuel ?

Je me penche et Amarante au même moment, c’est sa facétie favorite, me pousse dans le dos de sa tête. Je tombe sur Évelyne, plus exactement sur mes coudes. Nous sommes l’un et l’autre si tendus que nous ne pensons même pas à rire. Je me relève. Évelyne aussi. Elle n’a pas lâché la rêne. Son visage est vieilli par l’angoisse.

— Ne les tue pas, Emmanuel, dit-elle à voix basse. Tu leur a promis la vie sauve sur ton affiche.

— Écoute-moi, Évelyne, dis-je d’une voix que je contrôle avec peine, ils sont huit et ils ont d’excellents fusils. Quand je les vois, si je crie : rendez-vous ! Ils peuvent très bien préférer se battre. Et s’ils se battent, il y a des chances pour que quelqu’un de Malevil soit blessé ou tué. Tu veux que je coure ce risque ?

Elle baisse la tête et ne répond pas. Je la quitte sans l’embrasser, mais quelques mètres plus loin, je me retourne et je lui fais un signe auquel elle répond aussitôt. Elle est debout dans la clairière, une petite tache de soleil sur ses cheveux, son « poignard » pendant à la ceinture, petite et frêle au milieu de ces énormes bêtes dont je vois fumer les croupes. C’est un tableau paisible et qui me serre le coeur au moment où moi, je vais commander cette boucherie.

BOOK: Malevil
3.23Mb size Format: txt, pdf, ePub
ads

Other books

Diary by Chuck Palahniuk
A Headstrong Woman by Maness, Michelle
Parque Jurásico by Michael Crichton
LycanPrince by Anastasia Maltezos
Take This Man by Kelli Maine
The Long Room by Francesca Kay
The Butterfly Storm by Frost, Kate