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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

Malevil (74 page)

BOOK: Malevil
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Nous glissons sur la fourrure blanche qui trouve là son utilité, sans qu’affleure à aucun moment ma tendresse pour elle. On dirait que je l’ai enfermée, cette tendresse, dans un coin de ma conscience pour qu’elle cesse de me gêner. Et je prends Agnès avec rudesse, avec violence.

Pourtant, ce saccage fini, j’en paye aussi ma part. S’il est vrai qu’on peut être heureux à différents niveaux, je le suis au niveau le plus humble. Mais après tous ces combats et tout ce sang, y a-t-il encore place pour un autre bonheur que la survie du groupe ? Je ne suis plus à moi : voilà ce que je lui dis en lui disant au revoir, peiné aussi de ce qu’elle me quitte avec un peu de froideur, comme a fait Meyssonnier il y a une heure.

Meyssonnier, pourtant, quand je le revois dans la chapelle crépusculaire, la séance finie, je le trouve plus détendu, plus amical. Il vient à moi et m’entraîne à l’écart.

— Où tu étais ? On t’a cherché partout. Enfin, reprend-il avec sa discrétion habituelle, peu importe. Écoute, j’ai de bonnes nouvelles. Ça n’a pas fait un pli. Ils ont élu toute la liste, puis, sur proposition de Judith, ils ont élu Gazel curé, à une assez faible majorité. Et enfin, dans la foulée, ils t’ont élu évêque de La Roque.

Je suis stupéfait. Un comble, cette promotion épiscopale concomitante avec l’entretien qui vient de s’achever. Il est vrai que les absents ont des grâces. Mais si je dois voir là le doigt de Dieu, c’est qu’il a une indulgence pour les faiblesses de la chair qu’on ne lui a jamais reconnue.

Sur le moment, pourtant, ce n’est pas l’ironie qui me frappe. Je me récrie avec vivacité :

— Moi, évêque de La Roque ? Mais ma place est à Malevil ! Tu le leur as pas dit ?

— Attends donc, ils savent bien que tu vas pas quitter Malevil. Mais si j’ai bien compris, ils veulent quelqu’un au-dessus de Gazel pour le modérer. Ils se méfient de son zèle.

Il se met à rire.

— L’idée, c’est Judith qui l’a eue, et moi j’ai beaucoup poussé à la roue.

— Tu as poussé à la roue !

— Mais bien sûr. D’abord, je crois qu’il vaut mieux, en effet, que tu coiffes Gazel. Et puis, je me suis dit que je te verrais plus souvent.

Il ajoute à mi-voix :

— Parce que, quand même, quitter Malevil...

Je le regarde. Il me regarde aussi. Au bout d’un moment, il détourne la tête. Je ne sais que dire. Je sais bien ce qu’il ressent. Depuis l’école, Peyssou, Colin, Meyssonnier et moi, on ne s’est jamais quitté. A preuve Colin, qui, installant son magasin de plomberie à La Roque, continuait à loger à Malejac. Et maintenant, c’est fini. Le
Cercle
s’écorne. Je m’en rends compte à cette minute. Pour nous aussi, à Malevil, ne plus voir Meyssonnier, ça va être un arrachement.

Je lui serre l’épaule droite et je lui dis assez gauchement :

— Tu verras, va, tu vas faire ici du bon boulot.

Je lui dis ça, comme si le boulot avait jamais consolé personne.

Thomas se joint à nous et me félicite avec un petit air. Puis c’est le tour de Jacquet. Je ne vois pas Peyssou. Meyssonnier me le montre à quelques mètres, très occupé. La Judith l’a arrimé ferme à son côté, heureuse de trouver enfin un homme qui la dépasse de toute une tête. Tout en lui parlant, elle promène son regard sur ses amples proportions. Admiration bien réciproque, car de retour à Malevil, Peyssou me dira : tu as vu ce morceau ? Je te parie qu’une femme pareille, dans un plume, ça doit faire du bruit ! Ils n’en sont pas encore là. Pour l’instant, elle lui palpe le biceps. Et je vois mon Peyssou, qui bien entendu, le gonfle. Turgescence qui doit faire plaisir à Judith.

— Pour tout à l’heure, me dit Meyssonnier, ne fais pas attention, le moral était un peu bas.

Je suis très touché qu’il pense à s’excuser de sa froideur mais à nouveau je ne sais que dire, et je me tais.

— Tu comprends, reprend-il, sur la route, après l’embuscade, quand tu m’as quitté pour aller chercher les autres à Malevil, je suis resté un bon moment au milieu des cadavres et je roulais pas des pensées bien gaies.

— Quelles pensées ?

— Eh bien, par exemple, ce Feyrac qu’on a dû achever... Une supposition que ce soit l’un de nous qui écope une blessure grave. Qu’est-ce qu’on fait ? Sans médecin, sans médicaments, sans bloc opératoire. Ça serait moche de le laisser crever sans l’aider.

Je me tais. J’y ai pensé. Thomas aussi, je le vois à son air. Meyssonnier reprend :

— On est en plein Moyen Âge.

Je secoue la tête.

— Non. Pas tout à fait. Il y a une analogie de situation, c’est vrai, au Moyen Âge on a connu des moments comme ceux-ci. Mais tu oublies une chose. Notre niveau de connaissances est infiniment supérieur, je parle même pas de la somme considérable de savoir enfermé dans ma petite bibliothèque de Malevil. Ça, ça reste. Et c’est très important, vois-tu. Parce qu’un jour, ça va nous permettre de tout reconstruire.

— Mais quand ? dit Thomas avec dégoût. Pour l’instant, nous passons notre vie à essayer de survivre. Les pillards, la famine. Demain les épidémies. Meyssonnier a raison, nous sommes revenus au temps de Jeanne d’Arc.

— Mais non dis-je avec vivacité. Comment un matheux comme toi peut-il faire une erreur pareille ? Mentalement, nous sommes beaucoup mieux équipés que les hommes du temps de Jeanne d’Arc. Il ne nous faudra pas des siècles pour retrouver notre niveau technologique.

— Et tout recommencer ? dit Meyssonnier en levant les sourcils d’un air de doute.

Il me regarde. Il parpalège. Et moi, je suis saisi par sa question. Parce que c’est lui — l’homme de progrès —, qui la pose. Et parce que je vois fort bien ce qu’il aperçoit dans l’avenir au bout de ce recommencement.

Note de Thomas

C’est à moi qu’il appartient de terminer ce récit.

Un mot personnel, d’abord. Après le lynchage de Fulbert, Emmanuel écrit que dans mon regard il lut « ce
mélange d’amour et d’antipathie
 » que je lui ai toujours témoigné.

« Amour » n’est pas exact. « Antipathie » non plus, il vaudrait mieux parler d’admiration et de réticences.

Je veux expliquer ces réticences. J’avais vingt-cinq ans lorsque ces événements survinrent, j’avais pour mes vingt-cinq ans, peu d’expérience de la vie, et l’habileté d’Emmanuel me choquait. Je la trouvais cynique.

J’ai mûri. J’ai assumé depuis des responsabilités, et je ne pense plus ainsi. Je crois, au contraire, qu’une bonne dose de machiavélisme est nécessaire à quiconque entend diriger ses semblables
même s’il les aime.

Comme il apparût souvent dans les pages qui précèdent, Emmanuel était toujours assez content de lui et toujours assez sûr d’avoir raison. Je ne m’irrite plus de ces défauts. Il ne sont que l’envers de la confiance en soi dont il avait besoin pour nous commander.

Enfin, je voudrais dire ceci : je ne crois pas du tout qu’à petite ou à grande échelle, un groupe sécrète toujours le grand homme dont il a besoin. Bien au contraire, il est des moments de l’Histoire on l’on sent un creux terrible : le chef nécessaire n’est pas apparu et tout échoue lamentablement.

À notre petite échelle, le problème est le même. À Malevil, nous avons en beaucoup de chance d’avoir Emmanuel. Il a maintenu l’union et il nous a appris à nous défendre. Et Meyssonnier, sous sa direction, a rendu La Roque moins vulnérable.

Même si Emmanuel en l’installant à La Roque, a sacrifié Meyssonnier à l’intérêt commun, il faut convenir que Meyssonnier fit, en effet, du très bon travail à la « mairie ». Il exhaussa les remparts de la ville, et surtout, il fit construire à mi-chemin des deux portes fortifiées une grosse tour carrée dont le deuxième étage, organisé en poste de garde habitable, disposait d’une cheminée et sur l’extérieur, de meurtrières coudées donnant des vues très étendues sur la campagne. Un chemin de ronde en bois, à flanc de rempart, reliait cette tour carrée, de part et d’autre, aux deux portes. Les matériaux pour cette construction furent pris dans les démolitions de la ville basse et le ciment remplacé par de la glaise.

Autour des remparts, Meyssonnier organisa une ZDA avec tout un système de pièges et de chausse-trapes imité de Malevil. Le terrain, très dégagé quoique assez montueux, ne rendait pas possible la construction d’une barricade, mais Meyssonnier trouva dans les communs du château des rouleaux de barbelés destinés sans doute a de futures clôtures, et il s’en servit pour barrer les deux routes d’accès — le chemin goudronné de Malevil et la départementale menant au chef-lieu — par tout un jeu de chicanes (ouvertes le jour et fermées la nuit) qui devait prémunir contre les surprises.

Si Meyssonnier, grâce en partie à Judith, qui l’appréciait beaucoup, s’entendit bien avec son conseil et ses administrés, il eut avec Gazel un différend d’ordre religieux. Meyssonnier, fidèle à la promesse faite à Emmanuel, continuait à assister à la messe et à communier, mais il se refusait à toute confession. Gazel, reprenant le flambeau de l’orthodoxie la plus stricte, entendait, comme Fulbert, lier la communion à la confession. Non sans courage, il vint s’en expliquer avec Meyssonnier devant le conseil municipal et la querelle alla très loin, Meyssonnier se refusant à toute concession. Je veux bien, dit Meyssonnier d’un ton rude, faire un autocritique publique si j’ai fait des bêtises, mais je ne vois pas pourquoi j’irais réserver à vous seul ma petite confession.

On en appela, en fin de compte, à Emmanuel, en sa qualité d’évêque de La Roque. Il intervint avec prudence et adresse, entendit tout le monde, et institua un système de confession publique communautaire, une fois par semaine, le dimanche matin. Chacun devait dire à tour de rôle ce qu’il avait à se reprocher et à reprocher aux autres, étant entendu que les personnes incriminées avaient à leur tour le droit de réponse, soit pour protester, soit pour admettre leurs fautes. Emmanuel assista, en qualité d’observateur, à la première de ces séances de La Roque, et il en fut si content qu’il persuada Malevil d’adopter le même système.

Emmanuel appelait cela le
lavage de linge sale en famille :
institution saine, me dit-il, et même divertissante.

Il me raconta qu’à La Roque, une La Roquaise s’était levée pour reprocher à Judith de ne pouvoir parler aux hommes sans leur peloter le bras. Ça, déjà, c’était drôle, dit Emmanuel, mais le plus drôle, ce fut la réponse, sincèrement stupéfaite, de Judith : je n’ai pas conscience d’agir ainsi, dit-elle de sa voix bien articulée, y a-t-il ici des personnes qui pourraient corroborer ce témoignage ?

Preuve, ajouta en riant Emmanuel, qu’il est bon que les autres nous disent comment ils nous voient, puisqu’on ne se voit pas soi-même.

Par contre, de confession particulière, plus question. Et Gazel dut renoncer au privilège auquel il tenait teint, de « remettre » ou de « retenir » les péchés des autres, privilège qu’Emmanuel, on s’en souvient, trouvait « exorbitant » et qu’il n’avait jamais exercé sans malaise.

Avant de trouver la solution astucieuse qui devait mettre fin à l’« inquisition » du curé de La Roque, Emmanuel, pendant des jours, se montra très soucieux du différend entre Gazel et Meyssonnier. Je me souviens qu’il m’en parla à plusieurs reprises, et en particulier dans sa chambre, tous deux assis de part et d’autre du bureau, Évelyne couchée dans le grand lit, pâle et exténuée, et relevant d’une crise d’asthme très violente (due, à mon avis, à l’installation d’Agnès Pimont à Malevil).

— Tu vois, Thomas, il ne faut pas deux chefs dans une communauté : un chef spirituel et un chef temporel. Il n’en faut qu’un. Sans cela, on a des tensions et des conflits à n’en plus finir. Celui qui commande à Malevil doit être aussi l’abbé de Malevil. Si un jour, après ma mort, tu es élu chef militaire, tu devras, toi aussi...

Je me récriai :

— Tu n’y penses pas ! C’est contraire à mes opinions !

Il m’interrompit avec véhémence :

— On se fout de tes opinions personnelles ! Elles ne comptent absolument pas ! Ce qui compte, c’est Malevil et l’unité de Malevil ! Tu devrais comprendre cela : pas d’unité, pas de survie !

— Mais voyons, Emmanuel, tu ne me vois pas me lever, faire face aux compagnons et commencer à réciter des prières !

— Et pourquoi pas ?

— Je me sentirais ridicule !

— Et pourquoi tu te sentirais ridicule ?

Sa question fut articulée avec tant de violence que je fus pris de court. Et au bout d’un instant, il reprit d’une façon beaucoup plus détendue, et comme s’il se parlait à lui-même autant qu’à moi :

— Est-ce que c’est si idiot que ça de prier ? Nous sommes entourés d’inconnu. Comme nous avons besoin d’être optimistes pour survivre, nous supposons que cet inconnu est bienveillant et nous le prions de nous aider.

Pour apprécier la « foi » d’Emmanuel, faute de textes vraiment « engagés » de sa main, on a le choix entre une hypothèse maxima et une hypothèse minima. Je n’éprouve pas, en ce qui me concerne, le besoin de choisir entre les deux, mais je cite les propos qu’on vient de lire comme corroborant davantage l’hypothèse minima.

Ce qui suit me peine tant à écrire que je vais le dire très vite et très sèchement et avec un minimum de détails. La magie, malheureusement, n’existe pas, car si je pouvais, en taisant l’événement, le supprimer, je me tairais jusqu’à la fin des temps.

Pendant le printemps et l’été 1978 et 1979, Malevil et La Roque, en conjuguant leurs forces, anéantirent deux bandes de pillards. Nous avions établi avec notre voisine un système de télécommunication visuelle et auditive qui nous permettait de nous avertir mutuellement des attaques, chacun des deux volants aussitôt au secours de l’autre.

C’est le 17 mars 1979 qu’eut lieu l’alerte la plus sérieuse.

La cloche de la chapelle de La Roque se mit à sonner à tonte volée à l’aube et par la durée exceptionnelle de son glas, nous avertit de l’importance du danger. Emmanuel laissa Jacquet et les deux femmes assurer la défense de Malevil et en trois quarts d’heure de folle galopade par le sentier forestier, on atteignit la lisière du bois à cent mètres des remparts de l’ennemi. Ce qu’on vit nous cloua de stupeur. Malgré les pièges, malgré les barbelés, malgré le feu nourri des défenseurs, cinq ou six échelles étaient déjà appliquées de place en place contre les remparts. La bande comptait bien une cinquantaine d’individus résolus et on apprit plus tard qu’une dizaine déjà s’étaient introduits dans la place quand les forces de Malevil intervinrent, prenant les assaillants en revers et par leur tir de mousqueterie et le bazooka (c’était notre tour de le détenir) lui tuant beaucoup de monde et le mettant en fuite. Emmanuel organisa aussitôt la poursuite des survivants, qui, fractionnés en petits groupes encore redoutables, se cachaient dans le sous-bois. Cette chasse dura huit jours pendant lesquels ceux de Malevil furent constamment à cheval par monts et vaux.

BOOK: Malevil
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