Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition) (15 page)

BOOK: Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition)
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Pourtant, quand le juge Weber décréta la mort de sa petite-fille, pour la première fois Mathilde douta. Oh, pas de Dieu, non. Mais de la justice des hommes. De son mari, aussi.

Sa foi mua.

Elle ne fut pas ébranlée, au contraire, elle était sans doute encore plus forte qu’avant. Mais elle était différente. Sa foi n’était plus simplement contemplative, passive, soumise. Mathilde de Carville avait désormais pris conscience qu’elle était l’intermédiaire sur terre entre Dieu et les hommes, que sa foi était sa force, son arme. Que sa foi lui donnait une direction, qu’elle avait une mission, divine. Qu’elle devait agir.

Je sais où peut mener ce type de raisonnement, à quels fanatismes, aux quatre coins du monde on s’entretue pour des dieux qui n’ont rien demandé. Je l’ai humé de près dans une autre vie, avant de me ranger, comme détective privé.

Heureusement pour Mathilde de Carville, la transition se fit en douceur. Du moins, je le crois. En 1981, elle estima simplement que certains hommes étaient sourds aux ordres divins, et que si Dieu lui avait donné tant d’argent, ce ne serait sans doute pas aller contre sa décision que de l’utiliser pour changer l’ordre des choses.

Alors, forte de ces nouvelles convictions, Mathilde de Carville prit deux décisions, mûrement réfléchies. La seconde me concerne. La première fut d’aller rencontrer Nicole Vitral, ce soir de mai, sur le front de mer de Dieppe ; une rencontre dont Nicole Vitral se souvenait encore, chaque mot, le moindre silence, lorsque je l’ai rencontrée, vingt mois plus tard.

 

Nicole Vitral vit arriver avec une méfiance extrême Mathilde de Carville. Elle ferma machinalement sa veste sur le haut de ses seins dénudés. Elles s’étaient croisées, toisées, lors des audiences, à l’occasion du jugement. Tout était différent maintenant, Nicole Vitral connaissait son droit. Emilie était sa petite-fille. Personne, aucun Carville ne pouvait quoi que ce soit désormais contre cela. Pour cette raison, pour cette seule raison, elle accepta d’écouter Mathilde de Carville.

Mathilde de Carville se tint debout devant le camion Citroën de type H. Nicole Vitral, dans le véhicule, la dominait d’une vingtaine de centimètres. Sa voix ne dégagea aucune émotion :

— Madame Vitral, je vais aller droit au but. Il y a des deuils plus difficiles à porter que d’autres. La décision du juge Weber, vous le savez, c’est une peine de mort ! Pour rendre la vie à un enfant, il en a tué un autre…

Nicole Vitral esquissa un geste d’agacement, comme si elle souhaitait fermer son rideau de fer et en rester là. Mathilde de Carville éleva très légèrement le ton :

— Non, non, ne m’interrompez pas, s’il vous plaît. Oh, aujourd’hui, moins d’un mois après, on ne se rend pas bien compte. Vous avez un nourrisson en garde. Lyse-Rose reste présente dans notre souvenir. Mais dans cinq ans, dans dix ans, dans vingt ans ? Lyse-Rose n’aura jamais existé, n’aura jamais joué, n’aura jamais fréquenté aucune école… Emilie existera, elle, elle vivra. Tout le monde aura oublié la catastrophe, le terrible doute. Elle sera pour toujours Emilie Vitral, et même si elle ne l’était pas, elle le sera devenue. Tout le monde se fichera de cet incident lors de sa naissance.

Un fort vent froid faisait claquer l’auvent de toile orange et rouge. Nicole Vitral se sentait gênée, mal à l’aise, mais elle ne pouvait interrompre Mathilde de Carville :

— Nicole… Vous permettez que je vous appelle Nicole ? Oui, il est des deuils difficiles à porter. Je n’aurai jamais aucune tombe à fleurir, aucun marbre à graver. Car le pire, Nicole, si je le faisais, si je pleurais Lyse-Rose comme une morte, si je lui faisais dire des messes, ne serais-je pas le pire des monstres ? Parce que je l’enterrerais et qu’elle est peut-être bien vivante…

— Nous y voilà ! coupa sèchement Nicole Vitral.

Le puissant vent d’ouest semblait incapable de faire bouger le moindre cheveu du strict chignon de Mathilde de Carville.

— Non, Nicole ! Vous n’y êtes pas. Ecoutez-moi jusqu’au bout. Je ne veux pas vous enlever Emilie. Tout est simple pour vous. Si elle est vraiment votre petite-fille, alors tout est pour le mieux. Si elle ne l’est pas, alors vous l’aurez élevée comme un enfant adopté… Le doute n’a plus aucune importance pour vous. Il n’est pas plus important que celui du père qui ne sait jamais vraiment si son enfant est le sien. Mais pour moi, le doute…

— Que voulez-vous à la fin ? hurla presque Nicole Vitral.

Son gilet vola dans le vent, sa poitrine de madone se gonflait. Nicole Vitral avait pris de l’assurance, depuis le début de cette histoire, à cause des médias, des avocats, des flics. Elle continua sur le même ton :

— Vous voulez que la petite vous appelle « mamy » ? Qu’elle vous téléphone de temps en temps ? L’inviter le premier dimanche de chaque mois pour manger des gâteaux secs ?

Pas une ride, pas un cil de Mathilde de Carville ne bougea.

— Vous n’avez pas besoin d’être méchante, Nicole. Vraiment pas. Lyse-Rose est morte. Vous ressentez forcément ce que je ressens… Ce petit bout de chou que vous chérissez, vous l’appellerez Emilie, mais au fond de vous vous ne saurez jamais. Ni vous ni moi. La vie nous a coincées.

Nicole Vitral soupira.

— D’accord, allez-y. Qu’est-ce que vous voulez ?

— Tout simplement aider cette enfant. Si elle est Lyse-Rose, alors, j’aurai la conscience tranquille. Si elle est Emilie, alors… tant mieux pour elle.

Nicole Vitral avança tant qu’elle put devant son comptoir, le regard fusillant :

— Quelle aide ? La voir ?

— Non… Je pense qu’il vaut mieux qu’elle ne me connaisse pas. J’ignore si vous souhaitez parler de tout cela à Emilie. Plus tard, je veux dire. Je ne sais pas si vous y avez réfléchi. Mais je crois qu’il vaut mieux pour elle qu’elle l’ignore le plus longtemps possible. Je n’ai aucune envie de la guetter, de loin, à la sortie de son école. De la regarder grandir à travers un pare-brise. D’espérer découvrir une ressemblance avec mon fils. Non, cela ne me ressemble pas, c’est au-dessus de mon seuil de tolérance à la souffrance.

Mathilde de Carville fut soulevée d’un petit rire qui ne lui ressemblait pas.

— Non, Nicole, les gens riches ont des moyens plus radicaux de soulager leur conscience…

— L’argent ?

— Oui, l’argent. Rangez votre fierté, Nicole, je ne suis pas, comme mon mari, venue acheter la petite. Ce n’est pas un chantage, un marché, rien de tout cela. Juste un don, pour elle. Je ne demande rien en échange.

Nicole Vitral allait répondre. La colère montait en elle, comme ce vent du large qui s’engouffrait dans le camion. Mathilde de Carville ne lui en laissa pas le temps :

— Ne refusez pas, Nicole… Vous avez Emilie, vous avez gagné. Je ne vous achète pas, je n’achète rien. Réfléchissez simplement, pourquoi refuser à Emilie cet argent qui lui est offert, qui lui tombe du ciel…

— Je n’ai pas dit que je refusais, fit sèchement Nicole Vitral. Ni que j’acceptais…

Le ton de sa voix baissa, brusquement :

— C’est compliqué, ce que vous me proposez…

L’intonation de Mathilde, comme en écho, augmenta :

— Ouvrez un compte bancaire au nom d’Emilie, c’est tout ce que vous avez à faire…

Les lèvres de Nicole Vitral tremblèrent.

— Et après ?

— Emilie recevra cent mille francs par an sur ce compte. Jusqu’à ses dix-huit ans. Cet argent ne devra servir qu’à elle, à son éducation, à ses loisirs, pour qu’elle ait les meilleures chances. Bien entendu, ce sera à vous de le gérer pendant ces dix-huit années. Vous ferez comme vous voudrez. Je vous donne les moyens, je vous laisse la manière. Vous n’avez pas à vous plaindre…

Nicole Vitral laissa un long moment le vent faire voler son gilet, caresser le haut de sa poitrine nue, jusqu’à lui en donner des frissons. Elle se laissa bercer par le bruit des galets, charriés inlassablement par le flux et le reflux des vagues.

Le pour et le contre.

Enfin, elle se lança :

— J’ouvrirai ce compte, madame de Carville. Pour Emilie. Parce que si je ne le faisais pas, je pourrais me le reprocher. Elle pourrait me le reprocher, plutôt. Placez cette fortune si vous le voulez…

— Merci.

— … mais nous n’y toucherons pas !

Nicole Vitral avait presque hurlé.

— Emilie sera éduquée exactement comme son frère Marc, et nous y parviendrons. Nous ferons les sacrifices qu’il faudra, mais nous y arriverons. A dix-huit ans, à sa majorité, Emilie fera ce qu’elle voudra de cet argent. Il sera à elle, si jamais elle en veut, pas à nous. Vous voyez ?

Un léger sourire s’afficha au coin des lèvres de Mathilde de Carville.

— Vous êtes cruelle, Nicole. Mais je vous remercie tout de même.

Elle hésita à peine une seconde, puis continua :

— Puis-je vous demander une seconde faveur ?

Nicole Vitral soupira, excédée :

— J’en sais rien. Rapidement. Je ferme.

Mathilde de Carville sortit un écrin bleu roi de la poche de son long manteau. Elle l’ouvrit, l’avança et le posa sur le comptoir du camion. Nicole Vitral ne put dévier son regard du saphir clair de la bague.

— C’est une tradition ancienne, fit Mathilde d’une voix calme. Les jeunes filles de la famille, pour leurs dix-huit ans, reçoivent une bague sertie d’une pierre de la couleur de leurs yeux. C’est ainsi depuis des générations. J’en porte une offerte par ma mère il y a plus de trente ans. Je n’aurai hélas pas l’occasion d’en faire de même pour Lyse-Rose.

Enfin, Nicole Vitral leva le regard.

— Je dois sans doute être stupide, mais je ne comprends pas…

— Je vous laisse la bague. Prenez-en soin. Peut-être que dans trois ans, dans dix ans, à force de côtoyer Emilie, vous devinerez. Vous saurez si elle est vraiment votre petite-fille ou non. Une telle certitude peut s’imposer. Si c’était le cas, et si au fond de vous-même vous deveniez persuadée que la petite fille que vous élevez n’est pas de votre sang, je pense que vous garderez ce secret pour vous-même…

Elle souffla, émue, reprit :

— Et ce serait sans doute mieux ainsi, pour la petite au moins. Mais si tel était le cas, si vous aviez les preuves, la conviction, au fil des ans, qu’elle n’est pas votre petite-fille, alors, le jour de ses dix-huit ans, offrez-lui cette bague. Nul autre que nous deux, pas même elle, ne saura ce que cela signifie. Mais ainsi, pour vous, pour moi, justice sera rendue…

Nicole Vitral allait refuser, repousser la bague, lui crier qu’elle trouvait cette nouvelle idée ridicule et malsaine, mais Mathilde de Carville ne lui en laissa pas le temps. Elle s’était retournée, sans même attendre la réponse. Son long manteau sombre commençait déjà à se fondre avec le jour qui tombait.

L’écrin bleu roi resta là, sur le formica.

16

2 octobre 1998, 11 h 08

Malvina repoussa derrière elle la fenêtre, la main emmitouflée dans un torchon. Elle tassa le linge dans la poche de sa veste, elle avait tout essuyé avec, qui pourrait bien remarquer qu’il en manquait un dans la pile du tiroir de la cuisine de Grand-Duc ?

Fière d’elle, elle se faufila lentement dans le jardinet pour qu’on ne la remarque pas de la rue. Elle laissa passer deux voitures, dissimulée dans l’angle de la maison. Une fois la voie libre, elle enjamba le petit muret de pierre, haut d’à peine un mètre. Elle était dans la rue. Personne ne l’avait vue. Personne ne pourrait jamais savoir qu’elle s’était introduite chez Grand-Duc. Malgré ce que tout le monde pensait, elle n’était pas si stupide ! Elle se retourna. Un dernier détail la gênait. Du trottoir, en regardant bien, on pouvait repérer la vitre de la fenêtre qu’elle avait brisée, en bas à droite, ce qui lui avait permis d’ouvrir la fenêtre en passant le bras. Elle haussa les épaules. Ce n’était pas très important.

Elle avança à pas rapides dans la rue de la Butte-aux-Cailles. Elle ne devait pas rester là. A découvert. Le Vitral pouvait arriver d’une minute à l’autre.

Elle avait une idée pour l’attendre et le coincer, ce salaud. Elle avança encore un peu, puis prit dans sa poche une clé de voiture et déclencha l’ouverture automatique. Malvina glissa ses quarante kilos dans la petite voiture. Son véhicule lui permettait de trouver une place à peu près partout dans Paris, y compris à quelques dizaines de mètres de chez Grand-Duc. Il n’était pas très discret, mais Vitral n’avait aucun moyen de connaître cette voiture.

Malvina s’enfonça comme elle put entre le siège avant et les pédales de la Rover Mini. Malgré l’étroitesse de l’habitacle, si elle se baissait, le passant sur le trottoir pouvait tout de même croire la voiture inoccupée. Malvina, au contraire, aussi bien devant elle que dans le rétroviseur, pouvait contrôler toute la rue sans changer de position. La planque idéale ! Si Vitral arrivait par la station Corvisart, il monterait par le bout de la rue, sans passer devant la Mini, et elle, au contraire, le repérerait de loin. Parfait.

Elle se contorsionna et prit dans sa paume le Mauser L110. Elle le déposa à portée de main, juste sous le siège conducteur.

Une seule chose gênait encore Malvina : la rue de la Butte-aux-Cailles était pour l’instant encore trop passante, surtout cette boulangerie à cinquante mètres, pleine de clients qui n’arrêtaient pas d’entrer et de sortir ; beaucoup trop de témoins, mais ils n’étaient pas tout près, au moins à cinquante mètres, elle aurait le temps d’agir. Elle repensa aux ordres de sa grand-mère, « Tu l’observes, tu le suis. Tu ne fais rien d’autre. Tu me téléphones dès que tu l’as repéré ». Malvina ne put empêcher sa main de glisser sous le siège, de toucher le Mauser, comme pour vérifier qu’il était encore bien là. Le contact du métal froid lui donna de l’assurance. A bien y réfléchir, à vingt-quatre ans, était-elle encore obligée d’obéir à sa grand-mère ?

 

Marc avançait presque en aveugle dans les interminables couloirs de la station Montparnasse, essayant malgré tout de ne pas perdre des yeux la direction de la ligne 6.

Lylie portait la bague, le saphir clair, de la couleur de ses yeux.

Nicole la lui avait donc offerte trois jours auparavant, pour ses dix-huit ans. Sa grand-mère avait respecté le contrat. Elle n’en avait parlé à personne. Jamais. Pas même à Lylie.

Mais elle avait offert la bague !

Marc savait désormais ce que cela signifiait, quel aveu terrible il représentait pour sa grand-mère.

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