Eat the Document (27 page)

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Authors: Dana Spiotta

Tags: #Literary, #General, #Fiction, #Political

BOOK: Eat the Document
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Et elle avait continué ainsi. Pas vraiment visible. Une vapeur.

Si tu ne lis pas les journaux, le temps n’avance pas.

Mais elle le voyait bien à ses mains — les veines plus visibles sous la peau —, le temps passait. Si elle ne lisait pas les quotidiens, elle laissait la télé allumée en permanence.

Raid. Et les insectes se taisent.

Aim. Combat les caries.

Oxydol. Plus blanc que blanc.
 

Et puis elle rencontra August. Un visage sévère, mais séduisant, et de très longs cheveux noirs qu’il maintenait tirés en arrière en une queue de cheval bien nette. Il exhalait un léger parfum de noix de coco (dont elle réalisa après coup qu’elle avait pour origine une crème auto-bronzante) et une forte odeur de tabac. Il lui paya des verres et lui parla dans des tons mesurés et doux. Tendres, même. Elle ne le repoussa pas ; elle éprouvait, en fait, une immense gratitude. Car qui était-elle sinon une “poussière dans l’univers” ?

August veillait à la propreté de son appartement. Il possédait une jolie chaîne stéréo et une grande télé toute neuve. L’identité du Président le laissait apparemment complètement indifférent. Il voulait que Louise soit tout le temps auprès de lui. Elle se mit à lui faire la cuisine et s’installa dans la routine d’une vie ordinaire. Lessive. Ménage. Courses. Pourquoi se serait-elle refusé le plaisir de se faire un peu dorloter ? Ces premières années passées en tant que Louise furent caractérisées par une diminution rapide et régulière des possibles. Mais tout le monde ne vivait-il pas la même chose ? Le temps passant, toute vie n’était-elle pas une espèce de rétrécissement, un tranquille renoncement au possible ?

SIXIÈME PARTIE
 
Printemps 1999
ARTILLERIE
 

NASH TROUVA HENRY
à côté de la section Dispositifs incendiaires du rayon “Tactiques”. Il ne bougea pas avant que son ami lève la tête. Puis il lui écarta la main afin de voir quelle brochure il était en train de consulter. Il s’agissait d’un pamphlet éco-terroriste intitulé
Comment utiliser des explosifs pour éradiquer et décourager la publicité dans les rues.
Nash le lui arracha des mains.

“Je peux te parler ?

— Bien sûr”, répondit Henry.

Il suivit Nash vers le bureau du fond, qui n’était en réalité qu’un grand placard rempli de livres, de factures et de catalogues. Henry s’assit sur la seule et unique chaise, Nash s’appuya contre le bureau.

“J’irai droit au but. Je ne pense pas qu’escalader des immeubles au beau milieu de la nuit soit une idée grandiose, si tu vois ce que je veux dire.

— Moi non plus.”

Nash sourit et croisa les bras.

“Je sais que c’est toi qui détruis ces panneaux publicitaires.

— Mais ce sont des pubs pour le Nepenthex, qui est fabriqué par Pherotek...

— Ouais, je sais. Ça, j’ai fini par comprendre. Ils font partie d’Allegecom, qui est aussi la compagnie qui a introduit de la dioxine partout, depuis les tuyaux en PVC jusqu’à l’agent orange.

— Qui a introduit de la dioxine dans l’agent orange et a continué ainsi pendant des années, même lorsqu’ils savaient que le produit affectait les êtres humains. Alors même qu’ils auraient pu le fabriquer sans dioxine, comme l’agent bleu. Et ces salauds ont aussi fabriqué diverses munitions incendiaires, tu es au courant, non ?

— Bien sûr. De nombreuses sociétés l’ont fait.

— Artillerie antipersonnel...

— Ouaip. Conçue pour détruire les hommes sans atteindre les biens. D’accord.

— Mais ces types...” Henry se mit alors à parler d’une voix très forte. ... Ils ont fabriqué l’antidépresseur qu’on m’a justement prescrit pour la dépression que j’ai faite à cause de la dioxine et du traumatisme engendré par la guerre. Il a d’ailleurs été conçu pour soigner les névroses traumatiques dues au combat, dont ils sont les premiers responsables.”

Nash se mit à rire en secouant la tête.

“Voilà qui serait plein d’ironie, Henry, seulement tu oublies une chose : tu n’as jamais été exposé à l’agent orange, ni participé à aucun combat quel qu’il soit. Sans compter que, et c’est peut-être encore plus important, personne ne sait pourquoi tu arraches ces panneaux publicitaires. C’est un geste illisible. Ça ne change rien. Et quoi que tu envisages...

— Cette entreprise et ses panneaux publicitaires sont abjects. Cette pub est pornographique, c’est une atteinte à la décence.”

On frappa à la porte. C’était Sissy qui appelait.

“Nash ? Il n’y a personne pour surveiller le magasin.

— Il est où, Roland ?

— Parti.

— J’arrive tout de suite. Bon sang !” Nash posa une main sur le bras de Henry. “Je ne suis pas contre, tu sais. Je n’ai aucun problème avec la destruction des biens en soi. Il n’y a rien de sacré dans la propriété, surtout celle-là. Mais même si à mon avis ton action pourrait présenter un intérêt, elle ne vaut pas la peine d’être accomplie, car je doute que quiconque à part toi puisse la comprendre, et qu’elle puisse changer quoi que ce soit.

— Pourtant toi tu l’as remarquée, non ? Et eux aussi. Et ils ont dû remplacer leur pub, non ? Ça va faire deux fois.” Henry souriait.

“Mais c’est dangereux. Et pas seulement parce que tu es un vieux croûton malade qui ne devrait pas descendre des immeubles en rappel au beau milieu de la nuit. Et si le fait de détruire quelque chose te transformait d’une façon inattendue ? Canalisait ce qu’il y a de plus sombre en toi ? Réveillait un côté cruel, t’excitait, te titillait ? Comment dire ? Je pense que c’est le genre de truc à te pourrir l’âme. Que ça te transforme en connard.”

Nash se dirigea vers la porte. Henry tendit le bras pour l’arrêter.

“Mais je me sens mieux. Mes symptômes ont diminué depuis.

— Comment ça ?

— J’ai bel et bien été exposé, ou suis exposé, par je ne sais quels moyens. Et je prends effectivement leurs pilules. C’est là mon ironie et mon insulte. Mais quand je détruis leurs affiches — le cœur plein de rage, mais aussi de justice, je le jure —, je me sens mieux. Je peux même dormir en paix.

— Ne t’emballe pas trop, c’est tout. Tu m’as convaincu.

— Ma dignité est en jeu.

— On est d’accord.

— Je me sens revivre grâce à ça.

— Mais peut-être...” Nash parlait tout en quittant la pièce. Henry le suivit.

“Peut-être que quoi ?

— Peut-être que c’est grâce à tes croisades nocturnes contre les panneaux publicitaires. Tu as peut-être raison. Ou bien c’est peut-être grâce à leur antidépresseur que tu te sens mieux. C’est peut-être le Nepenthex.”

JOURNAL DE JASON
 

SA VIE ENTIÈRE
est devenue suspecte. Pas seulement le fait qu’elle ait reconnu avoir fréquenté des rock stars sur le déclin dans des bouges californiens. Ou ses dérobades à propos de sa vie avant les années 1980. Pas de famille, pas d’amis, aucune allusion à quoi que ce soit. Mais ce n’est pas tout : quand on y pense, d’autres problèmes apparaissent. Une fois qu’on s’est mis en tête qu’un proche nous cache quelque chose, tout est suspect.

Par exemple :

Hier soir, elle a dit un truc qui m’a paru bizarre. Nous regardions ensemble les infos à la télé. Ça me rasait, alors je suis allé dans ma chambre. J’ai expédié une dissertation pour le lycée en trente minutes environ. Ces devoirs sont tellement faciles, une vraie rigolade ! Ensuite, je me suis connecté au site Cabin Essence, sur lequel je trouve mes albums pirates. J’étais en pleine conversation avec un type de l’Alabama qui avait envoyé un tas d’infos au sujet d’une cassette comportant les sessions complètes de “Good Vibrations” (chanson qui selon moi renferme une telle étrangeté et une telle complexité que je pourrais passer des mois à l’analyser et à la passer au crible) lorsque j’ai entendu frapper à ma porte. Je savais que c’était ma mère, je lui ai crié quelque chose, mais elle ne pouvait pas m’entendre étant donné que j’avais mis la musique à fond. J’ai baissé le volume en beuglant : “Quoi ?” d’une voix exaspérée. Sans répondre, elle a frappé de nouveau. Je me suis levé pour ouvrir. Un petit sourire pâle sur les lèvres, elle se tenait là, à serrer les manches de son pull : comme elles sont toujours trop longues, elle joue avec en dissimulant à moitié ses mains à l’intérieur. J’ai dans l’idée qu’elle fait ça exprès pour souligner à quel point elle est menue, fluette, frêle. Franchement, elle ne pourrait pas s’acheter des pulls à la bonne taille ?

“Ouais ?” j’ai dit en forçant sur l’inflexion. Je ne voulais pas l’encourager.

“Jason.

— Qu’est-ce qu’il y a, maman ? J’écris une disserte pour le lycée, là.”

Elle a hoché la tête avant de parcourir un instant ma chambre des yeux. Elle y entre rarement. Je veille à ce qu’elle soit propre, et ma mère n’y pénètre pas, du moins je ne crois pas. J’ai complètement baissé le volume. Je n’avais aucune envie de faire jaillir je ne sais quel souvenir enfoui à propos de l’époque glorieuse où elle traînait avec Dennis Wilson.

“C’est sur quoi ?

— Quoi ?

— La dissertation que tu dois rendre.”

J’ai haussé les épaules. Je ne voyais pas où elle voulait en venir. Je ne suis pas très patient avec elle ces derniers temps. Je veux qu’elle reste en dehors de mon chemin, sans poser de questions. Elle ne comprend pas que, à notre époque, c’est comme ça que ça se passe entre mères et fils. Ce n’est pas elle, mais seulement le pas-elle d’elle que je veux, je n’attends rien de ma mère, sinon qu’elle ne me demande rien, et ne se plante pas sur le seuil de ma porte, une expression pâle et triste sur le visage, à serrer les manches de son pull.

“Tu n’as pas un cours, ce soir ?” j’ai demandé.

Elle enseigne la cuisine aux adultes. Donne des cours particuliers à des adultes illettrés. Aide des enfants défavorisés. Ce n’est pas comme si elle n’avait rien d’autre à faire que me parler ! Elle a hoché la tête.

“Je t’ai préparé à manger, c’est dans le frigo.”

Elle restait plantée là. J’ai jeté l’éponge.

“C’est sur Alger Hiss
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, la commission parlementaire sur les activités antiaméricaines, tout ça, quoi.

— Super. C’est très intéressant.”

Oh, bon Dieu, j’aurais dû me taire, mais elle attendait quelque chose, et je n’avais tout simplement pas le courage de ne rien dire. Maintenant, elle allait en demander davantage.

“Alors, tu en penses quoi ?

— De quoi ?

— Est-ce qu’il l’a fait ?

— Est-ce que Hiss l’a fait ?”

Elle hocha la tête.

“Bien sûr qu’il l’a fait. Plus personne ne le conteste.

— Tu veux dire que c’est l’opinion générale.

— Il l’a fait, c’est sûr.

— Ah, merci mon Dieu ! Voilà qui est résolu. Cette question me taraudait depuis des années”, s’est-elle exclamée, très sérieuse, puis, après une pause, elle a éclaté de rire. Et moi aussi. Ce qui était surprenant. Elle a enfin tourné les talons. Puis elle s’est arrêtée et m’a regardé de nouveau.

“Mais pourquoi ?

— Pourquoi quoi ?

— Pourquoi Hiss aurait-il fait ça ?

— Qui sait ? Ça ne lui a certainement pas rapporté d’argent. Il pensait que c’était son devoir, je suppose.

— Alors pourquoi tu écris sur l’affaire Hiss, si l’opinion générale est fixée, et tout ?”

Elle était redevenue très sérieuse, fini de rire. Je l’ai regardée et je ne sais pas pourquoi j’ai dit ça, mais voilà :

“Il m’intrigue. Qu’il ait été un espion n’est pas si remarquable. Ni même qu’il ait risqué de perdre de nombreux privilèges. Dans un sens, je trouve ça admirable, bien que peu judicieux. Ce qui m’impressionne c’est qu’il ait menti toute sa vie. Et avec quel brio ! Si les faits n’avaient pas existé, il aurait été très convaincant. Comment peut-on ne pas craquer de toute sa vie ? Pas même sur son lit de mort ?”

Elle restait là, les yeux plantés dans les miens, aux aguets.

“Je veux dire, si une action vaut la peine d’être accomplie, ne devrait-on pas l’assumer ? Assumer la responsabilité de ses actes ?”

Elle a eu l’air un peu surprise.

“Peut-être que d’autres gens auraient souffert, s’il avait avoué, a-t-elle suggéré.

— Peut-être. Ou peut-être qu’il regrettait.

— C’est tout à fait possible.

— Ou peut-être qu’il était lâche.”

Et voilà, c’était fini, elle a légèrement reculé, puis elle est partie au bout du couloir.

“J’ai fait des quesadillas au poulet. Tu n’auras qu’à les réchauffer.

— Super, merci.”

Elle s’est retournée. Moi je m’attardais sur le seuil de ma chambre.

“Tu sais, je me demande si sa femme savait la vérité. Ou ses amis.”

Elle s’est de nouveau arrêtée pour me regarder.

“Et à quelle conclusion arrives-tu ?

— Personne ne savait la vérité. Lui-même ne la savait plus, si ça se trouve. Pour vivre aussi longtemps avec un secret, il doit falloir se convaincre soi-même que ce n’est jamais vraiment arrivé. Tu crois pas ?”

Elle a secoué la tête et haussé les épaules. Elle avait l’air lasse, vieille, lointaine.

“Je ne sais pas”, a-t-elle fini par répondre.

Nous étions mal à l’aise de façon bizarre, pas le malaise habituel.

“Tu es un gamin intelligent, pas vrai ?”

Ma mère est une étrangère. Et elle est étrange. Je n’ai aucune certitude sur ce qu’elle pense ou ce qu’elle ressent à propos de quoi que ce soit. Et c’est drôle, parce que c’est elle qui devrait se poser des questions sur moi, et pas l’inverse. Moi je devrais penser rock’n’roll, filles et drogue. Pas à pourquoi elle devient si insaisissable et perdue parfois.

Je me suis réfugié chez Gage. Ce soir-là, il se faisait une espèce de trip George Clinton-Funkadelic. Autrement dit, il nous fallait écouter P-Funk All Stars, Parliament, et tous les tributaires qui conduisaient à ces groupes ou en dérivaient. Mais aussi tous les albums où ils avaient été accompagnateurs, ainsi que toutes les reprises de leurs chansons par d’autres musiciens. Il a passé
Maggot Brain,
datant de 1971, un album extraordinaire, il faut bien le reconnaître. Rien que la pochette : une nana genre black power coupe afro, qui crie, enterrée dans le sable jusqu’au cou. C’était du funk psychédélique ultra-rapide, au son puissant et déjanté, où se mêlaient souffle et craquements. Encore aujourd’hui il en émane une menace à vous donner la chair de poule, en particulier dans la première chanson où il y a un très long et très beau solo de guitare à mourir de tristesse. Bien entendu, Gage a sorti un joint. Moi je n’arrive pas à fumer, ça ne me fait pas planer. Le shit m’embrouille les idées et me rend paranoïaque. Mais j’ai fumé quand même, et, à l’écoute de ce morceau, j’ai commencé à flipper et à souffrir de claustrophobie.

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