Nash secoua la tête avant d’émettre un rire bref.
“Bon ben, c’était un rêve, non ? Immatériel, irréel, imaginaire. Tu lis des trucs sur ce sujet et après tu en rêves. C’est une projection.”
Henry frotta ses yeux injectés de sang.
“Ni un souvenir ni du vécu”, conclut Nash.
LE BUS DÉPOSA
Berry et Caroline quinze kilomètres à l’ouest de Little Falls. Elles attendirent trois heures : des automobilistes venant des villes industrielles déprimées le long d’Erie Canal dépassaient à toute vitesse deux nanas hippies qui faisaient du stop. Caroline avait demandé à Berry de l’aider à se teindre et à se couper les cheveux. Nouvel endroit, nouveau look, lui avait-elle expliqué. La coloration appliquée (prétendument auburn, mais en réalité un vilain ton betterave synthétique), Caroline se fit une couette au sommet du crâne. Berry lui avait dit que, en la coupant, elle obtiendrait aussitôt une coiffure fouillis, exactement comme Jane Fonda dans
Klute.
Caroline laissa retomber quelques mèches sur sa nuque pour avoir un peu de longueur derrière, puis laissa son amie cisailler la queue de cheval. Ce à quoi elle parvint, non sans mal, obtenant une coupe irrégulière et dégradée, indéniablement fouillis. Quant à Berry, elle laissa ses cheveux tels quels, longs et bouclés, toutefois elle consentit à ce que Caroline les rassemble en un chignon souple. Elle avait encore le nez et la lèvre supérieure gonflés, mais Caroline l’aida à camoufler les bleus avec du maquillage.
“Tu veux faire bonne impression, non ?
— Je crois.”
Chaque fois qu’elles s’arrêtaient en chemin, Caroline se regardait dans la glace. Sa coupe de cheveux était affreuse, mais elle avait assurément l’air différente. Elle portait un chapeau souple en crochet, des lunettes de soleil à larges montures, un rouge à lèvres sombre, et avait décidé de ne pas trop s’inquiéter. Finalement, à force de marche et de stop, elles atteignirent à Herkimer County un trou à la population clairsemée, répartie sur une zone de collines agricoles qui s’élevaient depuis le fleuve Mohawk, moitié ville industrielle fantôme du XIX
e
siècle, moitié utopie campagnarde bucolique d’une verdoyante et intense luxuriance, à la limite de l’indécence. Elles s’arrêtèrent à la supérette General Store de New Harmon pour acheter deux packs de six bières, un paquet de riz et un grand pot de beurre de cacahuète. Caroline sortit sa carte du comté.
“Il suffit de suivre le Hurricane vers le nord en restant sur la rive gauche et on devrait arriver dans deux heures.
— Je vais devoir me trimballer ces bières pendant deux heures ?” demanda Berry.
Secouant la tête, elle sortit deux bouteilles et en tendit une à Caroline.
Elles finirent par arriver à un sentier poussiéreux. À son embranchement, on lisait cette pancarte :
Pas de visiteurs. Pas de touristes.
Pas d’exceptions.
Au-dessous, une autre pancarte, qu’on avait apparemment clouée plus tard, précisait :
À bon entendeur salut, ducon !
Ignorant ces sommations, elles empruntèrent le sentier. Près de deux cents mètres plus loin, nouveau panneau :
Entrée interdite !
suivi d’un nouvel addendum, qui cette fois-ci disait :
Tu es la sœur de qui ?
Caroline ne parvenait pas à déterminer si la question s’adressait aux intrus qui s’avançaient sur le sentier ou constituait une réaction de leur part.
Enfin, elles virent la forêt s’ouvrir sur une clairière. Miroitant dans le soleil, trônait un dôme composé d’une multitude de petites plaques en métal émaillé, toutes de couleur différente — la plupart brillantes, quelques-unes rouillées sur les bords, d’autres enduites d’un apprêt mat — et soudées à la va-vite à leur jonction de manière à créer un vaste logement bigarré et futuriste. Sur une pancarte peinte, on lisait :
Cabane du Précurseur, Deuxième Version
“Tournez-vous, vous deux. Lentement.” Une voix derrière elles.
Elles s’exécutèrent. Carabine en main, une femme blanche coiffée d’un ersatz de coupe afro blonde leur faisait face, le canon pointé sur elles. Elle portait ce qui, selon Caroline, ressemblait à l’uniforme des scouts : chaussettes remontées jusqu’aux genoux, mais ni écharpe ni badges. Ses gros brodequins militaires venaient en quelque sorte souligner plutôt que dissimuler le galbe de ses longues jambes.
Berry se mit à rire. Caroline lui pinça fort le bras pour qu’elle arrête.
“Qu’est-ce que vous faites là ? Vous savez pas lire ? Vous êtes dans une communauté fermée. Nous n’avons pas de chambre pour de nouveaux membres.
— Ouais, on a cru comprendre, dit Berry. Bonjour l’esprit communautaire...
— Écoute, ma grosse, regarde ce que j’ai à la main et ferme-la. Il ne s’agit pas d’une communauté, mais d’un collectif de femmes.”
Interloquée, Berry se mit à rire de plus belle.
“Hey, y a pas de problème. On est là sur invitation. Pour voir la Mère l’Oie, expliqua Caroline.
— Vous la connaissez ? Elle sait que vous venez ?
— Pas directement, mais, ouais, elle sait qu’on vient.”
La femme baissa son arme. Elle leur fit rapidement le signe de la victoire avec deux doigts puis, d’un geste, leur indiqua de se diriger vers le dôme.
“Désolée. L’été, je dois rester vigilante sinon on est envahies par tous les freaks qui marchent aux amphètes et par ces sangsues de junkies que la ville dégueule sur notre chemin. Ils débarquent, ils pissent dans nos ruisseaux et toi t’es censé leur éponger le front et panser leurs cœurs de toxicos parasites jusqu’à ce que la communauté entière se transforme en asile de nuit, Bowery
9
sur la colline, tu vois le plan ?”
Elle s’arrêta à l’entrée du dôme.
“Au fait, je m’appelle Jill. Hill Jill, mon boulot c’est de surveiller l’enceinte. Entrez donc, je vais vous donner quelque chose à manger.
— On a apporté de la bière.
— Pas autorisé.”
Berry regarda Caroline et leva un sourcil.
“Alors, rentrons-la et buvons-la rapidement”, ajouta Jill.
À l’intérieur, son dôme était aussi confortable, spacieux et aéré que pouvait l’être un logement polyédrique à faces triangulaires. Il était équipé d’un velux de résine translucide teintée en rose, d’un mobilier artisanal en pin et d’une cuisinière à bois. Il y avait des décorations en macramé et de nombreux talismans mexicains tissés, aux couleurs vives, attachés au plafond. Apparemment, le dôme était aussi raccordé à l’électricité : Jill se servait d’un petit réfrigérateur et d’un tourne-disque encastré dans une chaîne hi-fi stéréo dernier cri au revêtement en vinyle, entourée de piles de disques. Des couvertures indiennes recouvraient son lit plateforme, et une bibliothèque arrondie croulant sous les livres embrassait un “mur” entier. Caroline vit des volumes sur la religion orientale et une copie du
Whole Earth Catalog,
le catalogue indispensable au bricoleur respectueux de l’environnement. Plusieurs panneaux de Plexiglas rayés et opaques encastrés dans les parois du dôme faisaient office de fenêtres. Au travers, on voyait les collines et les forêts par-delà le sentier.
“C’est bien fichu ici, remarqua Caroline.
— Je l’ai construit moi-même, avec des pièces de voitures abandonnées. Déchets recyclés de la société industrielle. Chacune construit sa propre maison. C’est la condition
sine qua non
pour rester.
— C’est toutes des dômes comme ça ?”
Hill Jill haussa les épaules et décapsula sa bière sur le rebord de la cuisinière.
“Certaines. Ici, on trouve les éternels fanas du dôme à la Buckminster Fuller. Il suffit de suivre une recette pour construire une maison avec des rebuts. Tu sutures avec un peu de joints en résine, tu calfates le tout avec du goudron. Il y en a parmi nous qui font des trucs plus élaborés. Moi je suis reliée au réseau électrique. J’utilise de la fibre de verre pour l’isolation, et des tuyaux en PVC. Des joints en plastique. Un puits avec de l’eau courante. Mais chacune voit midi à sa porte.
— On vous laisse décider, hein ? demanda Berry.
— La technologie est libératrice.
— On pourrait y passer la journée, à traîner des seaux d’eau. Ou à entretenir un feu, dit Caroline en ouvrant une bière.
— Exactement. La technologie pour éradiquer les corvées. On est au beau milieu d’une région ingrate : moins trente en hiver. Moi je ne suis pas une primitiviste.
— Elle s’appelle comment, cette communauté ?” demanda Berry.
Jill l’ignora et continua à siroter sa bière. Berry réitéra sa question.
L’autre finit par lui décocher un sourire méprisant.
“C’est le Ranch des Parfaites Salopes, petite sœur, la Chaîne des Chattes en Furie. C’est la Ferme de Grand-Papa, tu piges ? La Propriété Hérétique, le Campus de la Déchéance, la Colline de l’Hépatite.
— Allez...”
Jill inclina la tête et dévisagea Berry.
“Secret-défense, désolée. Finissez de boire et ensuite nous monterons à El Dorado.”
Berry se mit à parcourir les 33 tours rangés en pile à côté de la stéréo. Il y avait plusieurs albums des Ohio Players avec, en couverture, la photo d’une femme noire, tête rasée, l’expression lasse, attachée de diverses manières. L’un des albums s’ouvrait sur un dépliant avec cette même femme presque nue, un collier à clous autour du cou et brandissant un grand fouet en cuir.
“C’est quoi, ça ?” Berry tenait entre deux doigts un autre album, comme si le disque sentait mauvais. Sur la photo de la pochette, on voyait une femme noire enterrée jusqu’au cou dans la poussière, la bouche ouverte sur un cri, le visage encadré par une gigantesque coupe afro. Et, écrits en lettres tordues, les mots
Maggot Brain.
“Ben en tout cas, c’est pas Joni Mitchell !” ironisa Hill Jill en lui prenant le disque des mains. Elle alluma la chaîne puis abaissa l’aiguille. La guitare torturée et les rythmes funky du groupe Funkadelic répandirent leur dissonance agressive. Une voix entonna d’ésotériques inepties où il était question de la terre nourricière. Mais ensuite, doucement, tristement, venu de très loin, un long solo de guitare chargé d’émotion inonda la pièce de déferlantes sonores d’une beauté poignante. Pendant plusieurs secondes, le son de l’instrument s’allongea et se contracta. Elles étaient toutes assises à écouter, et Jill ferma les yeux, faisant ainsi comprendre qu’elle exigeait le respect et le silence pour sa musique. La mélodie évoquait une solitude sous-jacente qui, après avoir attristé Caroline, lui donna la chair de poule. L’idée que ce solo de guitare ne finirait peut-être jamais lui traversa l’esprit. En regardant fixement la pochette, Berry descendait une nouvelle bière. Enfin, la guitare redevint mélodieuse et le morceau s’acheva sur un fondu harmonieux où pointait une espèce de funk sombre et sensuel.
Après avoir bu encore trois bières, Jill décida qu’il était temps d’y aller, et elles empruntèrent le chemin qui partait de l’enceinte pour gagner ce que l’on appelait la maison commune. Sur le trajet, Caroline aperçut des constructions diverses aux allures inhabituelles. Toutes hors de vue les unes des autres. Pour ce faire, on avait parfois judicieusement planté un massif d’arbustes ou creusé un fossé. Ou bien établi une saine distance entre les allées. Certains logements ressemblaient à celui de Jill : variations sur la construction géodésique, hémisphères aux multiples jointures. Ici, une cabane de rondins grossièrement taillés. Là, des bâtiments en adobe, semblables à des grottes ; de simples et fragiles bicoques à toits de chaume ; des baraques en torchis recouvertes de plastique ; et même une maison au toit incliné faite de bardeaux et peinte en blanc, qui semblait tout droit sortie d’une carte de vœux. On voyait aussi des sortes de granges en préfabriqué construites à l’aide de poteaux, des habitations dans les arbres, comme chez les gnomes, et des igloos à base de paille et de terre. Apparemment, à chaque maison avait été apportée une touche artistique pour des motifs esthétiques ou pour la seule beauté du geste : vitraux fixés dans des murs plastifiés, qui fuyaient, inachevés. Ou motifs de mosaïques insérées dans une maçonnerie brute. L’une des constructions allait jusqu’à arborer des tourelles et des minarets. Une autre était entourée d’une véritable douve. Caroline avait entendu parler de telles communautés, vu des photos dans des magazines. Au sommet de la colline, elle aperçut d’autres logements construits dans la terre, dont certains faisaient des saillies étranges pour s’adapter aux arbres ou aux rochers. Ces maisons ressemblaient à des sous-marins ou rappelaient des films de science-fiction. Malgré les différences de détails, on pouvait discerner deux catégories : les abris humbles et modestes — tipis, bicoques en tôle ondulée ou huttes de terre —, et les maisons high-tech conceptuelles — à base de déchets industriels recyclés, maisons cocons, ou constructions où se mêlaient plastique embouti et panneaux d’aggloméré.
“Celle-ci, là-bas, c’est la maison d’Hespérides. Entièrement construite à partir de rebuts, de matériaux libérés et sauvés des usines désaffectées d’Utica et de vieilles fermes qui longent les collines. Elle l’appelle Cake Corners. Elle fait partie des pro-techs, comme moi. Là-bas, de l’autre côté, vous avez les anti-techs. Genre eau courante et électricité strictement interdites. Idéalistes rousseauistes et primitivistes revendiquées. Elles font la cuisine et la lessive dans un seul espace commun et elles partagent tout.
— Ça m’a l’air super, commenta Berry.
— Ouais, on est quelques-unes à avoir déjà tenté ce trip, ça nous a servi de leçon. C’est pour ça qu’on l’appelle la Colline de l’Hépatite. La Mère O, moi et certaines autres, on est des disciples d’Hygeia.”
Les deux amies regardèrent Jill sans comprendre.
“Vous savez... eau courante, toilettes propres avec chasse d’eau, fosses septiques et douches chaudes.
— Ah ouais, à la pointe du progrès.” Caroline sourit. Berry haussa les épaules.
*
“Avez-vous rejoint une secte rurale parce que vous avez foi en la perfectibilité de l’interaction humaine ? Ou s’agit-il d’une fuite, de l’expression d’une profonde misanthropie ?” D’emblée, la Mère l’Oie leur déballait son laïus habituel sur la communauté. Elle était venue à leur rencontre et les guidait à présent vers la maison commune. Quand elle vit l’endroit où elles se dirigeaient, Berry pressa le bras de Caroline. Un gigantesque bâtiment en bardeaux de couleur prune, avec de petites touches rose vif. Il avait une forme rectangulaire simple, un toit à double pente et des fondations en pierre en parfait état. Les fenêtres étaient composées de douze petits panneaux en verre dépoli de chaque côté des traverses.