“On est retournées au minibus et on est passées devant le type allongé à l’entrée. Personne ne l’a regardé, et comme on était toutes joyeuses et qu’on avait le ventre bien rempli, c’était encore pire.
— Mais toi, Miranda, tu es revenue en courant pour lui donner ton argent de poche.”
Elle regarda longuement Nash. Il avait les bras croisés et lui souriait.
“Écoute, je fume uniquement des joints que j’ai gratos ou que je pique.
— Et tu t’es rendu compte, à cet instant précis, là-bas, que toi et toi seule étais différente, voire spéciale. Oui, que toi, Jeanne, allais bouter les Anglais hors de France.
— Et puis je les fume seulement quand je suis avec des gens comme toi, qui se préoccupent tellement de ce que font les autres.”
Elle lui sourit à son tour, mais elle était vexée et n’avait plus envie de lui parler. Elle ne lui raconta pas comment elle avait passé le trajet du retour à regarder par la vitre en ignorant ses coéquipières. En observant les grosses maisons construites en retrait de la route et en se rappelant la fois où son père, avec toute la famille, était passé en voiture devant la cité HLM de la ville et où, quand les passants avaient croisé son regard, elle avait détourné les yeux.
Assise en silence à l’arrière du minibus, Miranda écoutait ses amies discuter. Le rythme monotone de leurs jeunes voix insouciantes. Et puis finalement, sans pouvoir se retenir, elle avait crié : “Comment pouvez-vous être heureuses alors qu’il y a des gens qui n’ont ni maison ni rien à manger ? Hein, comment ?” Il y avait eu un silence. Ensuite, une des filles avait gloussé. Imitée par une autre.
“T’es vraiment qu’une idiote ! lui avait lancé Miranda dans un sifflement vertueux.
— Ouais, je dois vraiment être complètement idiote, parce que je suis heu-heu-heureuse !” Gloussement. Pffff... ! Miranda s’était sentie rougir et s’était mise à pleurer à chaudes larmes.
Une fois à l’école, Mr Jameson, l’entraîneur de foot, lui avait demandé d’attendre un instant. Elle avait hoché la tête et s’était mouchée. Il était passé à côté du siège où elle se trouvait et s’était assis dans la rangée parallèle. Puis il s’était tourné vers elle, sérieux, sourcils froncés, et s’était efforcé de sourire, crispé.
“Miranda, il faut que tu comprennes...”
Elle le fixait. Oui, elle voulait comprendre.
“Dans ce monde, il y a des gens qui sont nés chefs indiens et d’autres qui sont nés Indiens courageux. C’est comme ça, point. Et ça ne changera jamais. Te priver de plaisir n’y fera rien. Ça te rendra malheureuse, c’est tout.”
Telle avait été sa réponse ; il lui avait vraiment dit ça, et elle avait aussitôt réalisé qu’il s’agissait d’un mensonge. La vérité, on la connaît : soit on améliore le monde, soit on l’empire. Quiconque affirme le contraire ne cherche qu’à justifier sa propre inaction. À douze ans, elle s’était juré de ne jamais s’habituer aux situations manifestement injustes et anormales.
Miranda s’éloigna de la librairie pour se diriger vers la Maison Noire avec l’envie de rester pour continuer sa conversation avec Nash. Elle s’en voulait de s’être montrée aussi susceptible et d’être partie après lui avoir souhaité bonne nuit. Elle aurait voulu lui parler de l’entraîneur de foot, de ses propos. Et lui dire, surtout, qu’elle avait tout compris, qu’elle avait enfin saisi l’astuce : le Culte de l’Invasion Matérielle Durable, ainsi se dénommait-il dans le prospectus de la semaine, ne concrétisait jamais aucune des actions évoquées. En d’autres termes, le fait de discuter et d’organiser l’action constituait l’action elle-même. Il s’agissait d’un groupe d’action directe conceptuel, sans que nul n’en fasse état : tu le comprenais, ou pas.
Elle aurait voulu lui dire qu’elle avait identifié sa posture de para-activiste et que cela ne suffisait pas. Absolument pas. Qu’il ne s’agissait là que d’un autre genre de mensonge. Mais ce n’était pas tout. Voyez-vous, ce n’était pas seulement à cause des Marlboro au hasch. Oui, il lui arrivait de manger des hamburgers au McDo. Elle était même la première à utiliser des mètres de papier-toilette et une quantité astronomique de Kleenex. Et ça allait même plus loin que ça. Quand personne ne regardait, elle jetait parfois des trucs à la poubelle. Des journaux et des bouteilles en verre. Des trucs faciles à recycler. Direct à la poubelle. Et elle les enfonçait bien pour les cacher. Même sa mère ne jetait pas ce genre de trucs aux ordures. Parce qu’elle ne pouvait pas s’en empêcher, Miranda le faisait, point, et se sentait coupable après. Voilà l’une des raisons pour lesquelles elle parlait à Nash. Parce qu’il était là aux réunions à boire du Coca-Cola.
Et enfin, elle aurait voulu lui dire que le monde pouvait être affreux, qu’il le payait au prix fort d’une réelle souffrance, et que ne rien faire pour changer cet état de fait ou y remédier rendait notre existence injustifiable, non ? Et que faire le malin ou le cynique face à ça, eh bien, c’était mal. Elle envisageait la vie de façon bien trop vertueuse ou naïve ? Et alors ? Et peut-être aurait-elle voulu dire quelque chose d’autre, sauf qu’elle ignorait encore quoi.
APRÈS AVOIR ASSISTÉ
jusqu’au bout à une des réunions de Nash, Henry s’attardait après le départ des gosses. Miranda n’était pas là et Nash se rendit compte qu’il avait passé la soirée à se demander pourquoi. Toute la journée, il avait attendu de lui parler. Ça se passait toujours comme ça entre les femmes et lui. Il lui arrivait rarement d’être subjugué, mais, lorsque cela se produisait, il découvrait immanquablement que cette femme était, par un chemin compliqué, parvenue à s’insinuer jusque dans les plus profonds retranchements de son psychisme. Elle devenait un composant essentiel de son bien-être. Il était content que Henry fût là pour le distraire.
Celui-ci buvait sa bière, allongé sur la grande table commune. Nash mit de la très vieille musique folk des Appalaches (
Anthology
, de Harry Smith, que Sissy avait gravé à Miranda et que Miranda avait prêté à Nash) et s’attela à la fermeture du local pour la nuit.
“Comment ça se fait qu’on ne te voie plus ?” demanda-t-il.
Henry haussa les épaules. Il paraissait plus maigre que jamais. Il sentait la bière aigre et la cigarette.
“Tu crois que c’est possible... commença Henry.
— Quoi donc ?”
Dock Boggs était en train de parler de miel et de sucre sur un rythme énergique de banjo.
“Rien.” Henry finit sa bière et en tira une autre du pack de six. “Hé ! C’est ton anniversaire, pas vrai ? T’es un quinqua maintenant.
— Pas avant la semaine prochaine.
— Joyeux anniversaire, mec.”
Nash fit un geste de dénégation.
“À tes cinquante balais. Le début de la fin. Moi je sens passer chaque minute de mes cinquante-deux ans, je te jure, chaque jour je prends un coup de vieux.
— C’est marrant, moi j’ai pas l’impression de les avoir.”
Henry se tourna sur le côté, appuya sa tête dans sa main et étudia les prospectus posés sur la table.
“Je vais avoir cinquante ans, et ce n’est que maintenant que je réalise que le temps m’est compté. Je blague pas. J’ai toujours eu l’impression que ma vie était circonscrite, mais je croyais que c’était ma faute, à cause des choix que j’avais faits. Aujourd’hui, je comprends — et aujourd’hui seulement, j’ai honte de le dire — que ma vie est circonscrite par définition. Nous sommes tous circonscrits par la finitude, tu vois ? Il y a un sacré paquet de trucs que je rate et dont je ne ferai jamais l’expérience. Quoi que j’aie pu faire, je suis passé à côté d’une quantité infinie de choses. Et tu sais ce que j’en déduis ?”
Henry secoua la tête.
“J’en déduis que la vie n’est pas censée être un voyage exhaustif. Elle n’est pas censée être catholique ni encyclopédique. Jusqu’ici, j’ai tracé quelques sillons dans ma vie. Quelques-uns. Ce que je dois faire, à présent, c’est m’accroupir pour les approfondir et les rendre inaltérables. Il n’est plus temps d’en creuser de nouveaux, tu comprends ?”
Henry se redressa.
“Je crois. Mais...
— Il est temps de sonder. D’aller chercher la profondeur.
— Mais...
— Ouais ?
— Et si on n’a pas creusé les bons sillons ? Si on a fait des erreurs ? Ne devrait-on pas essayer de les réparer, quel que soit le temps qui s’est écoulé ?
— Euh, bien sûr.
— Hé ! Je peux te demander un truc ?
— Quoi ?
— Est-ce que tu sais quel genre de plastic fonctionne le mieux avec un détonateur à retardement ?”
Nash s’arrêta net de boire sa bière et jeta un regard en coin à son ami.
“Non, je n’ai pas la réponse à cette question. Pourquoi ?
— Pour rien. C’est juste une information que j’aimerais avoir, tu sais, au cas où. Je pensais que tu serais peut-être au courant parce que tu as l’air d’en connaître un rayon sur le plastique.
— OK. L’explosif n’est pas vraiment fabriqué à base de plastique. Le HMX et le RDX sont des explosifs à base de nitrate d’ammonium. On les combine avec un plastifiant, par exemple l’huile de paraffine. Le liant et le stabilisant sont constitués d’un précurseur du plastique, le styrène par exemple, mais pas la substance explosive elle-même. On appelle ça plastic parce que ça se présente sous une forme malléable.
— Je vois.
— Parce que ça a de la plasticité.
— Merci.
— Je t’en prie.”
“TU DEVRAIS
vraiment éviter de boire du Coca. En acheter, c’est souscrire complètement à l’hégémonie commerciale américaine”, déclara Miranda.
Nash hocha la tête et déglutit.
“Moi je préfère parler de boisson non alcoolisée en bouteille. Ou de la compagnie Coca-Cola. Je n’utilise jamais les noms Coca ou Pepsi. Ni McDo pour McDonald’s, ni KFC pour Kentucky Fried Chicken. Ce ne sont pas mes amis. Pourquoi devrais-je leur donner des surnoms ?
— Une boisson non alcoolisée en bouteille, hein ?”
Nash hocha la tête.
“Il existe un mouvement générique qui prône de ne jamais utiliser de noms de marques. C’est une espèce d’hygiène mentale.
— Pas de Kleenex. Mais des mouchoirs en papier.
— C’est ça, pas de Q-tips, mais des cotons-tiges. Pas de Jell-O. Du dessert à la gélatine. Il y a un groupe qui a pour nom Combattons la Contamination Commerciale. Ils militent en faveur des appellations génériques. Et luttent contre l’infiltration des labels dans notre langage quotidien. Pas d’acronymes de sociétés “rigolos”, pas de marques déposées, et, pour l’amour de Dieu, pas de surnoms.
— Il n’y a quand même pas un groupe pour ça, si ?
— C’est plus difficile que tu ne le crois.
— Pas d’exceptions ?
— En fait, il y a toujours quelques exceptions. Certains noms sont tellement parfaits, tellement appropriés, tellement chargés de promesse et si magnifiquement éponymes que ne pas les utiliser équivaudrait à refuser au monde un peu de ravissement et de vérité.
— Par exemple ?
— Cellophane.” Nash croisa les bras. “Cellophane. C’est beau. Beaucoup mieux que film plastique. Et l’argot se l’est également approprié pour désigner une drogue : un genre de LSD posé sur de petits carrés de films solubles.
— Et tout le monde sait à quel point tu raffoles des appropriations. Mais tu sais quoi ? C’est la même chose pour le mot Coca.
— Ouais, mais la coke, c’est une saloperie. Et puis cellophane, c’est obsolète. Ça fait des années que ça a disparu. La cellophane Dupont a été remplacée par le film étirable Dow. Qui, soit dit en passant, était composé de chlorure de polyvinyle et non pas de cellulose, il s’agissait donc d’un plastique beaucoup plus synthétique que la cellophane. Et doté d’un nom bien moins efficace. Cellophane est une marque morte et enterrée, je ne fais donc aucune publicité lorsque j’utilise ce mot. Ce qui m’arrive rarement, il faut bien le dire. Mais si je lui accorde un passe-droit, c’est surtout parce qu’il est beau.”
Miranda était charmante. Oui, vraiment. Telle fut la première pensée qui traversa l’esprit de Nash au réveil, le jour de son cinquantième anniversaire. Elle ne s’en rendait pas tout à fait compte. Un peu, mais sans en prendre l’entière mesure, ni l’analyser.
La veille au soir, Nash l’avait observée alors qu’elle discutait au magasin avec l’un des testeurs approchant la vingtaine. Elle souriait, parlait, mais l’autre se contentait de regarder derrière elle, sans sourire, hochant à peine la tête. Nash se rappelait cette période de son adolescence. Il aurait voulu secouer ce type, le choper par sa veste en jean déchirée et le houspiller : Regarde, tu veux, regarde et fais attention s’il te plaît, ouvre les yeux pour voir comme cette femme est belle, comme elle est parfaite, le chef-d’œuvre qu’elle est avec ses cuisses douces et ses ongles rongés ! Si seulement il avait su, à dix-neuf ans, ce qu’il savait aujourd’hui : comment aimer une fille comme Miranda. Ne pas avoir peur qu’elle puisse attendre des choses de vous. Le souhaiter, au contraire.
Il n’avait pas envie de la protéger, ni qu’elle l’aide à retrouver sa jeunesse. Rien de tout ça. Il ne savait pas ce qu’il souhaitait, au juste. Enfin si : être proche d’elle, plus proche que personne d’autre. Elle était maladroite et impatiente. Trop sensible. Elle ne portait pas les bons vêtements, ceux qui l’auraient mise en valeur, il lui restait encore à s’habiter elle-même de manière convaincante. Elle ne semblait pas receler d’ambivalence et elle débordait d’énergie : tous les livres qu’il mentionnait, elle les lisait en entier, ou presque, le soir même. Elle était combative, critique, révoltée. Elle l’éblouissait littéralement. Quel embrouillamini de femme ! Quels sentiments exaltés il ressentait pour elle !
Et là, le jour de son cinquantième anniversaire, étourdi par ce béguin, allongé dans son lit, avec un début d’érection, il la désirait. Être allongé dans son lit et désirer quelqu’un constituait un plaisir en soi. Il se sentait ridicule, heureux, idiot.
Mais elle l’aimait bien, non ? Ça aussi ça l’épatait. La veille, elle était apparue à sa porte. Elle avait acheté une bouteille de vin et lui avait même préparé à dîner ! Elle voulait lui fêter son anniversaire. C’était mignon, l’incompétence totale dont elle faisait preuve dans une cuisine. Luttant contre son côté enfant gâtée, elle avait même fait la vaisselle.
“Arrête de me prendre pour une gamine”, lui avait-elle demandé, mais ce n’était pas le cas, elle avait simplement mal interprété l’expression de son visage. Plus tard, les joues empourprées par le vin, elle avait flirté avec lui. Il avait senti qu’elle avait envie de lui, et il l’avait laissée se pencher sur la table pour lui toucher la main. Lorsqu’elle avait fermé les yeux et s’était avancée pour l’embrasser, ça avait été le paradis. Il en avait tellement envie. Ensuite, elle s’était doucement reculée, avait ouvert les yeux et lui avait souri. Elle s’était de nouveau approchée, mais, à son tour, il avait reculé.