Eat the Document (20 page)

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Authors: Dana Spiotta

Tags: #Literary, #General, #Fiction, #Political

BOOK: Eat the Document
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À la fin de la réunion, Josh vint lui demander ce qu’elle avait fait depuis le bac. Elle l’invita à jeter un œil à la Maison Noire, au bout de la rue. Elle n’hésita pas une seconde : Josh était le genre de type qui ne lui accordait en général aucune attention. Elle aimait l’écouter. Et elle aima vraiment beaucoup s’en aller avec lui.

 

Une fois tout le monde parti, Nash s’assit un moment. Il n’avait pas envie de débarrasser les prospectus et les tasses à café tout seul. Il n’y avait même pas Henry pour le distraire. Il s’allongea alors sur l’un des bancs pour écouter l’album
Mingus Ah Um.

Rien que de plus normal : Josh avait l’âge de Miranda, c’était dans la logique des choses. Et puis ce garçon était plus intelligent qu’il n’aurait cru. Tous les doutes et toutes les réticences qu’il avait à l’égard de la personnalité de Josh ou de ses intentions ne se fondaient sur rien d’intelligible ni d’objectif. Il reconnaissait qu’une légère jalousie faussait son jugement. Et, à la vérité, il se sentait soulagé, aussi. Ça lui fut même égal, ou presque, lorsqu’elle cessa complètement de venir. Il savait que, avec le temps, tous ses pincements au cœur s’estomperaient puis finiraient par disparaître. Il le savait parce qu’il avait déjà vécu des séparations auparavant, comme tout le monde. C’était triste, mais, il fallait bien l’admettre, l’oubli constituait une libération lente et progressive. Cependant, être conscient de cela prouvait également que, quelque part, vous n’oubliez pas complètement les épreuves traversées. Seulement, elles s’estompent au point qu’on a presque l’impression qu’elles ont été vécues par quelqu’un d’autre.

Il finirait par s’habituer à ne plus la voir dans le magasin. Et, plus tard, quand il les verrait marcher ensemble dans la rue, il se rassurerait en se disant que c’était bien pour elle, et peut-être était-ce le cas.

SANS BOUCHES
 

CERTAINS JOURS,
Henry pensait uniquement au soir qui allait venir. Il parcourait la ville pour s’assurer du bon état de ses immeubles, et, clignant des yeux dans le soleil, il tremblait d’appréhension.

La plupart du temps, il parvenait à se focaliser sur autre chose. Cinq semaines s’étaient écoulées sans qu’il ne se passe rien. Ils étaient enfin partis pour de bon, songea-t-il avant de se reprendre et de repousser cette idée. Ses craintes superstitieuses s’étaient empreintes de ferveur. Chaque pensée, chaque geste semblait requérir d’être contredit, au cas où.

Il était allongé sur son lit, et rien ne venait. Il s’employait à éviter les idées noires. Il regardait la télévision. Le sommeil le gagna, ou du moins une léthargie agitée et soporifique, puis, au bruit assourdissant d’une page de publicité, il se réveilla en sursaut, les épaules compressées dans le canapé, la gorge desséchée.

Il sentit la peur, d’abord lointaine, puis plus intense, comme si son approche se faisait ludique, voire espiègle. Ne regarde pas l’horloge. Éteins le poste et rendors-toi.

Mais, en se levant du canapé, il jeta un œil à la pendule murale : 3 heures. Ne trouvant pas la télécommande, il appuya directement sur la veilleuse de la télévision. Le silence se fit d’un seul coup dans la pièce. Il sentit l’adrénaline monter doucement alors qu’il écoutait la nuit. Il essaya l’autodérision pour se contrôler : ne commence pas à te mettre à l’affût.

Les battements de son cœur s’accéléraient. Il entendait une multitude de bruits nocturnes ténus dominer le silence de la maison, comme quand les yeux s’adaptent peu à peu à l’obscurité du dehors jusqu’à distinguer les milliers d’étoiles, les arbres et les ombres projetées sur le sol par la lune. Il entendit son réfrigérateur se mettre à ronronner. La pluie crépiter sur les carreaux et le toit. La chaudière s’éteindre.

À l’aube, il s’éveilla à nouveau en sursaut. Soulagé : non seulement il ne se rappelait aucun rêve d’aucune sorte, mais le bon vieux soleil pâle était là, ainsi que la belle lumière diffuse d’un matin du Nord-Ouest. Il se rallongea, la tête sur l’oreiller, avec l’impression de se trouver très loin de ses ruminations angoissées de la nuit. Puis, progressivement, presque imperceptiblement, il eut la sensation d’une brise étrange : une lente chaleur tropicale lui balayait paresseusement le visage.

Merde.

Henry se trouve dans une ruelle. Il ne sent pas l’odeur des palmiers qu’il longe, ni celle du trottoir brûlant qu’il foule. Une infecte pestilence l’agresse : l’odeur irritante, à la fois huileuse et astringente du formaldéhyde. Il bifurque vers une porte. C’est l’hôpital de Saigon. Qui s’appelle Ho Chi Minh-Ville à présent, et si Henry est là, c’est pour une raison bien précise.

Il longe un couloir, en direction d’un département spécial. Tout est calme. D’une main, il pousse une porte battante, puis entre.

À présent, l’odeur de formaldéhyde est suffocante ; il plaque ses mains sur son visage, en vain. Il voit, d’abord sous forme d’ombres, puis plus clairement, des rangées de pots en verre. Il doit y en avoir deux cents. Puis ses yeux s’adaptent. Il distingue des formes en suspension dans le liquide. De minuscules êtres, de frêles fœtus. Des formes doubles avec un corps qui s’est à moitié développé dans l’autre. Des visages sans bouches. Des membres sans doigts. L’odeur de formaldéhyde persiste, et, dans les bouteilles, les corps revêtent un aspect translucide. Aucune constante parmi ces catastrophes, sinon la raison de leur présence ici, dans ces bocaux, et leur signification.

Quand Henry s’arrêta, il ne vomissait pas, ne pleurait même pas. Il regardait fixement les reflets du soleil dans la pièce. Que peut-elle pour moi, cette lumière ? Il savait que dans un jour, dans un mois, il sentirait de nouveau ce formaldéhyde visqueux dans son nez et sa gorge, au beau milieu de la journée.

 

Autres éléments qui effraient Henry :

Le gaz chloracétophénone
à l’odeur de bourgeons de pommiers.

L’agent cyanure d’hydrogène à l’odeur d’amandes grillées.
 

et

 

Les suffocants, vésicants, irritants
 

et

 

La liste des choses dont on doit répondre
est sans fin.

SUR LA MÊME LONGUEUR D’ONDES
 

“FAIS COMME
chez toi.”

Ils sortaient ensemble depuis plusieurs semaines, mais leurs rapports évoluaient lentement. C’était la première fois qu’il invitait Miranda chez lui (enfin, chez ses parents). Josh se dirigea aussitôt vers ses ordinateurs. Il possédait deux écrans plats brillants dotés de tours protoplasmiques gris-bleu translucides et de claviers silencieux et souples, à la courbure centrale ergonomique. Pas de désordre ni de bric-à-brac. Pas de papiers épars.

“Moi j’aime les claviers qui font du bruit”, dit-elle.

Il regardait l’écran. Il utilisait rarement la souris, se servant plutôt de tous les raccourcis clavier existants.

“Je n’aime pas les claviers souples”, poursuivit-elle.

Il consultait ses mails. Apparemment, il avait quelque chose comme deux cents messages. Il en ouvrit un dans la liste et le parcourut rapidement. Étrange que Josh vécût dans la banlieue cossue de Bellevue. Il avait passé quelques nuits avec elle en ville, était resté dormir, mais sans jamais lui faire l’amour (pas à fond en tout cas, ce qui, quelque part, leur allait très bien à tous deux, même s’ils n’en parlaient pas). Peu importait à Miranda qu’il ne s’attardât pas après l’aube. Ou qu’il préférât sa chambre chez ses parents.

“Je réponds juste à ce message. Deux secondes.

— Trop doux, trop souples...”

Miranda se détourna de lui. Rien de ce que Josh faisait ne la surprenait vraiment : il était surprenant à dessein, ce qui, bien sûr, devenait tout sauf surprenant.

Il fallait bien le reconnaître, après s’être enfin rendue chez lui, elle ressentit un pincement de regret pour les faubourgs immaculés, quand pour la énième fois elle enjamba un gosse à la Maison Noire. Ou ne serait-ce qu’à l’odeur du frigo. D’autant que, selon Miranda, la maison de Josh incarnait la banlieue riche dans toute sa splendeur. Sa chambre était immense. Passé le bureau et l’entrée, on atteignait le lit en descendant une marche recouverte de moquette. La pièce était peinte dans les tons gris-bleu métallisé. Lisse, immaculée. Pas de photos du Che, pas d’ouvrages de Noam Chomsky. Dans le coin chambre se trouvait un grand lit double fait avec soin, et, derrière, deux portes-fenêtres qui ouvraient sur une sorte de balcon. Au-dessus du lit, un velux. À droite, une porte donnant sur sa salle de bains particulière. C’était le genre de maison contemporaine où il y a au moins autant de salles de bains que de chambres.

“Voilà, c’est fait.”

Il fit pivoter sa chaise tournante vers elle et tendit la main vers un tiroir pour en sortir un sachet de hasch. Puis il se mit à rouler un joint.

“Tu le gardes, là, comme ça, sans le planquer ?”

Josh sourit.

“Oui, bien sûr. Jamais mes parents ne regarderaient dans mes tiroirs sans ma permission.”

Miranda secoua la tête.

“Entre nous, est-ce que cette pièce ressemble à la chambre d’un loser qui fume des joints ?

— Non, on ne dirait même pas la chambre d’un être humain.

— Leçon numéro un. C’est toi qui contrôles ce que les autres pensent de toi. Tout est susceptible de manipulation. Il est extrêmement simple d’éviter les interférences. La plupart des gens restent très superficiels dans leurs jugements. Parents compris.”

Pourquoi tout le monde croit-il nécessaire de me donner des leçons ? se demanda Miranda.

Josh s’assit par terre près du balcon, en faisant bien attention de souffler la fumée par la porte ouverte. Elle remarqua un petit symbole fixé au mur au-dessus de son bureau. Légèrement à gauche des écrans d’ordinateur. Il s’agissait d’une petite linogravure représentant un chat stylisé, formé de carrés futuristes noirs et blancs. Le chat noir, totem anarchiste du sabotage. Cette incongruité inquiétait, là, parmi les ordinateurs en titane et les souris à infrarouge.

Elle vint s’asseoir à côté de Nash et prit une taffe. Tandis qu’ils fumaient, la lumière rasante du soleil couchant entrait dans la pièce, conférant une teinte à la limite du rose argenté aux gris métalliques, dont les reflets chaleureux scintillaient, rougeoyaient.

Josh avait aussi un minuscule chat noir tatoué sur la poitrine. Miranda le remarquait chaque fois qu’elle lui déboutonnait la chemise, dévoilant ainsi son torse lisse, presque glabre, sa peau blanche et nette, et le petit tatouage, précis et noir. Ce symbole l’impressionnait et la rassurait à la fois. Josh était comme ça depuis un bon moment. Engagé. Miranda mesurait la force de l’engagement à cette volonté de graver à vie ses convictions sur sa peau. Là, dans un lotissement de maisons avec garage trois places, hauts plafonds et quinze pièces ; là, avec ses deux cents e-mails et ses manipulations précises et cliniques, il possédait déjà une authentique vie secrète. Ces réflexions l’accompagnaient tandis qu’elle l’attirait vers le lit.

Une peau si laiteuse et si lisse qu’elle évoquait à la jeune fille des statues en marbre, des assiettes en mélamine, ou des tours d’ordinateur ultramodernes. Il commença à lui embrasser doucement le ventre, se contentant d’effleurer ses seins gainés dans son soutien-gorge, en en faisant le tour avec une retenue qui la mettait au supplice. Ses lèvres étaient douces, couleur corail. Sa bouche semblait légèrement gonflée d’avoir frotté sa peau : mignon, il faisait presque efféminé. Il ne ressemblait pas du tout à Miranda, aux courbes abruptes, et aux parfums subtils. Elle avait l’impression d’être mouchetée de couleurs : marques de bronzage, taches de rousseur, un bleu, une bosse, un vaisseau éclaté. Des heures durant, leur sembla-t-il, ils s’enchevêtrèrent sur le lit, les vêtements dégrafés, mais pas tout à fait retirés, et échangèrent de longs baisers sensuels qui, après avoir déstabilisé Miranda, ne firent qu’accroître son désir. Elle laissait dériver ses pensées dans la chambre gagnée par l’obscurité, ni musique, ni paroles, seulement la bouche généreuse de Josh et ses mains qui lui caressaient le bas du dos et ses longs cheveux, qui, elle le reconnaissait elle-même, devaient être agréables à toucher.

Elle n’était pas encore amoureuse de Josh. Pas encore. Mais...

Lui, ce n’était pas n’importe qui, pas vrai ? Une personne sérieuse, un tacticien, un expert. Un certainiste. Il lui redonna sa veste avant de la conduire sur le balcon. De là, ils grimpèrent sur le toit, où le seul arbre proche de la maison offrait un semblant de camouflage. Il faisait presque jour grâce à la lumière diffuse des lampadaires, aux reflets “télévisés” scintillant à travers les portes coulissantes, aux piscines éclairées avec goût, dans un style contemporain, non pas du bleu turquoise en vigueur dans les années 1970, mais d’un vert mousse, éco-naturel, provenant des éclairages identiques à ceux utilisés pour les monuments. Ils étaient là, allongés sur le toit, et fumaient de nouveau. Elle avait mal au dos et aurait voulu grimper sur lui. Au lieu de quoi ils se tenaient côte à côte, se touchant presque, les yeux fixés au ciel. Josh lui parla de toutes les actions qu’il avait effectuées, puis dévoila ses futures cibles. Et expliqua les raisons de son choix.

Depuis leur perchoir secret, le regard plongé dans la nuit périphérique, elle écoutait.

 

Miranda trifouilla le poste de radio. Le bouton “recherche” détecta un signal puissant, s’immobilisa quelques secondes, puis passa au signal suivant.

“Tu ne trouveras jamais les stations de la fac avec ça, dit Josh.

— Je déteste quand on capte mal.

— Pourtant toutes les stations alternatives émettent des signaux faibles.

— Il faut que j’aille aux toilettes.”

Ils avaient pris l’autoroute 5 jusqu’à hauteur d’Ashland, dans l’Oregon. Puis avaient bifurqué à l’ouest pour rejoindre la nationale 1, qui longeait la côte. Ce détour, c’était l’idée de Miranda. Elle adorait cette route. Il s’agissait d’une nationale, pas d’une autoroute, et on constatait un véritable changement de décor. On voyait séquoias et paysages côtiers. De vieilles villes de bûcherons décrépites qui semblaient davantage faire partie de l’Oregon que de la Californie. Des vignes à perte de vue. De tristes motels construits à l’intention des touristes venus admirer les arbres du parc national. Le tunnel kitsch creusé dans la base du tronc d’un séquoia millénaire gigantesque qui permettait que l’on pût le traverser avec sa voiture en s’émerveillant devant sa taille. Elle aimait le craquement solitaire des arbres lorsqu’on marchait dessous, et leur taille. Pas parce que les objets massifs l’impressionnaient en soi, mais parce que, devant eux, elle se sentait pleine d’humilité et parvenait enfin à envisager sa propre vie dans une perspective historique planétaire. Elle avait l’intuition d’une spiritualité, sentiment qu’elle avait lu mal à éprouver en parcourant la Quinzième Avenue, en parlant à ses amis, ou en se brossant les dents. Elle adorait l’idée que ces arbres lui survivraient. Et à quel point sa vie était minuscule, un clin d’œil à l’échelle de l’univers. Cette pensée la rassurait : elle ne se sentait pas insignifiante, seulement intégrée dans un long et vaste processus, hors de sa portée. Le monde, au-delà de sa vie et de ses désirs. C’était alors qu’elle ressentait ouverture d’esprit et générosité.

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