La Loi des mâles (2 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: La Loi des mâles
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Clémence le regarda droit dans les
yeux. Charles de Valois se troubla et rougit un peu. Il comprit que Clémence
savait. Mais Clémence ne dit rien. Elle éviterait toujours d’aborder ce sujet.
Elle se sentait chargée d’une culpabilité involontaire. Car cet époux dont elle
vantait l’âme vertueuse avait tout de même, avec la complicité de Valois et de
d’Artois, fait étouffer sa première femme, afin de pouvoir l’épouser, elle, la
nièce du roi de Naples.

— Et puis il y a la comtesse
Mahaut, votre voisine, qui n’est pas femme à reculer devant un crime, fût-ce le
pire, se hâta d’enchaîner Valois.

« En quoi est-elle différente
de vous ? pensa Clémence sans oser lui répondre. Il ne semble pas que,
dans cette cour, on hésite beaucoup à tuer. »

— Or Louis, voici moins d’un
mois, venait de lui confisquer le comté d’Artois, pour l’obliger à se
soumettre.

Un instant, Clémence se demanda si
Valois, à désigner tant de coupables possibles, ne cherchait pas à brouiller
les pistes, et s’il n’était pas lui-même l’auteur du meurtre. Cette pensée, qui
ne pouvait s’appuyer d’ailleurs sur rien de sensé, lui fit horreur. Non, elle
s’interdisait de soupçonner personne, elle voulait que Louis fût décédé de mort
naturelle. Pourtant le regard de Clémence, inconsciemment, se porta, par la
fenêtre ouverte, sur les frondaisons de la forêt de Vincennes, vers le sud,
dans la direction du château de Conflans, résidence de la comtesse Mahaut.
Quelques jours avant la mort de Louis, Mahaut, en compagnie de sa fille, Jeanne
de Poitiers, était venue faire visite à Clémence. Une fort aimable visite. On
avait admiré les tapisseries de la chambre.

« Rien n’est plus avilissant
que d’imaginer un félon dans son entourage, pensait Clémence, et de commencer à
chercher la trahison sur chaque visage. »

— C’est pourquoi, ma chère
nièce, reprit Valois, il vous faut rentrer à Paris ainsi que je vous le
demande. Vous savez combien je vous aime. Votre père était mon beau-frère.
Entendez-moi comme vous l’entendriez, si Dieu nous l’avait conservé. La main
qui a frappé Louis peut poursuivre sa vengeance sur vous et sur votre fruit. Je
ne saurais vous laisser ainsi, au milieu de la forêt, livrée aux entreprises
des méchants, et je n’aurai de paix que vous ne soyez établie au plus près de
moi.

Depuis une heure, Valois s’efforçait
d’obtenir de Clémence qu’elle regagnât le palais de la Cité, parce qu’il avait
décidé de s’y transporter lui-même. Ceci formait pièce du plan qu’il avait
conçu pour s’imposer dans la fonction de régent. Qui commandait en maître au
Palais prenait figure royale. Mais, à s’y installer seul, Valois courait le
risque que ses adversaires l’accusassent de coup de force ou d’usurpation. Si,
au contraire, il entrait dans la Cité derrière sa nièce Clémence, comme son
plus proche parent et protecteur, personne ne pourrait validement s’y opposer
et le Conseil des pairs se trouverait devant le fait accompli. Le ventre de la
reine était, dans le moment présent, le meilleur gage de prestige et le plus
efficace outil de gouvernement.

Clémence leva les yeux, comme pour
demander assistance, vers un troisième personnage, un homme bedonnant,
grisonnant qui se tenait debout auprès d’elle, et, immobile, les mains croisées
sur la garde d’une haute épée, suivait silencieusement l’entretien.

— Bouville, que dois-je
faire ? murmura-t-elle.

L’ancien grand chambellan de
Philippe le Bel, nommé curateur au ventre aussitôt après la mort du Hutin,
avait pris sa nouvelle mission plus qu’au sérieux, au tragique. Ce brave
seigneur, serviteur exemplaire de la maison royale, avait constitué une garde
de vingt-quatre gentilshommes soigneusement choisis, qui se relayaient par
groupes de six à la porte de la reine. Lui-même s’était habillé en guerre, et
il suait à grosses gouttes, par la chaleur de juin, sous sa cotte de mailles.
Les murs, les cours, les abords de Vincennes, étaient truffés d’archers. Chaque
valet de cuisine devait être en permanence escorté d’un sergent. Même les dames
de parage étaient fouillées avant de pénétrer dans les appartements. Jamais vie
humaine n’avait été plus étroitement protégée que celle qui sommeillait dans le
sein de la reine de France.

Bouville partageait sa charge avec
le vieux sire de Joinville. Mais le sénéchal héréditaire de Champagne, le
compagnon de Saint Louis, avait maintenant quatre-vingt-douze ans, ce qui
faisait de lui, probablement, le doyen de la haute noblesse française. Il était
à demi aveugle, et aspirait surtout à regagner, comme chaque été, son château
de Wassy sur la Marne, où il vivait somptueusement du revenu des dotations à
lui accordées par trois rois. En venté, il somnolait la plus grande partie du
temps, et toutes les tâches incombaient à Bouville.

Celui-ci, aux yeux de Clémence,
représentait les souvenirs heureux. Ambassadeur d’abord venu pour demander sa
main, puis pour la conduire de Naples jusqu’en France, il était son confident
et sans doute le seul ami véritable qu’elle comptât à la cour.

Bouville comprit bien que Clémence
ne voulait pas bouger de Vincennes.

— Monseigneur, dit-il à Valois,
je puis mieux assurer la garde de la reine dans ce manoir étroitement clos de
murailles que dans le grand palais de la Cité ouvert à tout venant. Et si c’est
le voisinage de la comtesse Mahaut que vous redoutez, je puis vous apprendre,
car on me tient informé de tous les mouvements d’alentour, que Madame Mahaut
fait en ce moment charger ses chariots pour Paris.

Valois ne laissait pas d’être assez
agacé de l’autorité prise par Bouville depuis qu’il était curateur, et de son
insistance à demeurer là, planté sur son épée, à côté de la reine.

— Messire Hugues, dit-il avec
hauteur, vous avez charge de veiller au ventre, et non de décider de la
résidence de la famille royale ni de défendre à vous seul tout le royaume.

Sans se troubler, Bouville
répondit :

— Dois-je aussi vous faire
observer, Monseigneur, que la reine ne peut se montrer avant quarante jours
écoulés depuis son deuil ?

— Je vous en remercie ;
mais je connais aussi bien que vous les usages, Bouville. Qui vous dit que la
reine devra se montrer ? Nous la ferons cheminer en char fermé… Enfin, ma
nièce, s’écria Valois, ne croirait-on pas que je veux vous envoyer au-delà des
mers, et que Vincennes est à mille lieues de Paris !

— Comprenez-moi, mon oncle,
répondit faiblement Clémence, ce séjour de Vincennes est le dernier don que
j’ai reçu de Louis. Il m’a fait présent de cette maison quelques heures avant
qu’il meure, là… Il me semble qu’il n’en est pas encore vraiment parti. Comprenez…
C’est ici que nous avons eu…

Mais Monseigneur de Valois ne
pouvait rien entendre aux exigences du cœur ni aux imaginations de la douleur.

— Votre époux, pour lequel nous
prions, ma chère nièce, appartient désormais au passé du royaume. Mais vous, vous
en détenez l’avenir. En exposant votre vie, vous exposez celle de votre enfant.
Louis, qui vous voit de là-haut, ne vous le pardonnerait pas.

Il avait touché juste, et Clémence,
sans rien dire, s’affaissa un peu sur son siège.

Mais Bouville déclara que rien ne se
pouvait décider sans l’accord de messire de Joinville qu’il envoya chercher
sur-le-champ. On attendit plusieurs minutes. Puis la porte s’ouvrit, et l’on
attendit encore. Enfin, vêtu d’une longue robe de soie comme on en portait au
temps de la croisade, tremblant sur ses membres, la peau tachée et pareille à
une écorce d’arbre, la paupière larmoyante, la prunelle pâlie, le dernier
compagnon de Saint Louis apparut, traînant les semelles, et soutenu par un
écuyer presque aussi chenu que lui. On l’assit avec tous les égards qu’on lui
devait, et Valois entreprit de lui expliquer ses intentions concernant la
reine. Le vieillard écoutait, hochant la tête avec componction, et visiblement
satisfait d’avoir encore un rôle à jouer. Quand Valois eut achevé, le sénéchal
s’abîma dans une méditation que chacun se garda de troubler ; on attendait
l’oracle qui allait tomber de sa bouche. Et soudain Joinville demanda :

— Mais adoncques, où est le
roi ?

Valois prit une expression désolée.
Tant de peine dépensée en vain, alors que le temps pressait ! Le sénéchal
saisissait-il encore ce qu’on lui disait ?

— Voyons, le roi est mort,
messire, et nous l’avons descendu en terre ce matin. Vous savez bien que vous
avez été nommé curateur…

Le sénéchal plissa le front et parut
faire un grand effort de réflexion. Il perdait de plus en plus le souvenir de
l’immédiat. Depuis longtemps déjà il était sujet à cette sorte de
défaillance ; ainsi, il ne s’était pas aperçu, en dictant à quatre-vingts
ans passés ses fameux Mémoires, qu’il répétait presque textuellement vers la
fin de la seconde partie ce qu’il avait conté dans la première…

— Ah !… notre jeune sire
Louis, dit-il enfin. Il est mort… C’est à lui que j’avais présenté mon grand
livre
[1]
.
Savez-vous que voici le… quatrième roi que je vois trépasser ?

Il annonçait cela comme s’il se fût
agi d’un exploit.

— Adoncques, si le roi est
mort, la reine est régente, ajouta-t-il.

Monseigneur de Valois devint
pourpre. Il avait cru, connaissant la décrépitude de l’un et la nature dévouée
de l’autre, qu’il pourrait manœuvrer les deux curateurs à sa guise ; son
calcul se retournait contre lui. L’extrême vieillesse et l’extrême scrupule
semblaient se liguer pour lui créer des difficultés.

— La reine n’est pas régente,
messire sénéchal, elle est grosse, s’écria-t-il. Voyez son état, et si elle est
en mesure de satisfaire aux tâches du royaume !

— Vous savez que je ne vois
mie, répondit le vieillard.

Le front dans la main, Clémence
pensait seulement : « Mais quand finiront-ils ? Mais quand me
laisseront-ils en paix ? »

Joinville commença d’expliquer dans
quelles conditions, à la mort du roi Louis Huitième, la reine Blanche de
Castille avait assumé la régence, pour la grande satisfaction de tous.

— Madame Blanche, cela se
disait bien bas, n’était pas toute pureté comme l’image qu’on en a faite. Et il
paraît que le comte Thibaut, dont mon père était bien compaing, la servit
jusque dans son lit…

Il fallut le laisser parler. Le
sénéchal, s’il oubliait les événements de la veille, gardait une mémoire
précise des médisances qui couraient dans sa prime jeunesse. Il avait trouvé un
auditoire et en profitait. Ses mains, agitées d’un tremblement sénile,
raclaient sans relâche la soie de sa robe, sur ses genoux.

— Et même quand notre saint roi
partit pour la croisade, où je fus avec lui…

— La reine résidait à Paris
pendant ce temps, n’est-il pas vrai ? coupa Charles de Valois.

— Certes… certes… fit le
sénéchal.

Ce fut Clémence qui la première
lâcha prise.

— Eh bien, soit ! mon
oncle, fit-elle, je ferai votre volonté et rentrerai à la Cité.

— Ah ! Voilà enfin sage
décision, qu’approuve sûrement messire de Joinville.

— Certes… certes…

— Je m’en vais prendre toutes
mesures. Votre escorte sera commandée par mon fils Philippe et notre cousin
Robert d’Artois…

— Grand merci, mon oncle, grand
merci, dit Clémence. Mais maintenant, je demande en grâce qu’on me laisse
prier.

Une heure plus tard, en exécution
des ordres du comte de Valois, le château de Vincennes était en plein
bouleversement. On sortait les chariots des remises ; les fouets
claquaient sur la croupe des gros chevaux du Perche. Des serviteurs passaient
en courant ; les archers avaient abandonné leurs armes pour prêter la main
aux hommes d’écurie. Alors que depuis le deuil tout le monde s’était senti tenu
de parler à voix basse, chacun maintenant se découvrait une occasion de crier.

À l’intérieur du manoir, les
tapissiers dépendaient les tentures à images, démontaient les meubles,
transportaient les crédences, les dressoirs et les coffres. Les officiers de
l’hôtel de la reine et les dames de parage s’affairaient aussi à leurs propres
bagages. On comptait sur un premier train de vingt voitures et sans doute
faudrait-il deux autres voyages pour en avoir fini.

Clémence de Hongrie, dans sa longue
robe blanche, errait de pièce en pièce, toujours escortée par Bouville. Partout
la poussière, la sueur, l’agitation et cet aspect de pillage dont
s’accompagnent les déménagements. L’argentier, inventaire en main, surveillait
l’expédition de la vaisselle et des objets précieux qui, rassemblés, couvraient
tout le dallage d’une salle : plats de table, aiguières, et les douze
hanaps de vermeil que Louis avait fait faire pour Clémence, et le grand
reliquaire d’or contenant un fragment de la Vraie Croix, ouvrage si lourd que
l’homme chargé de le déplacer ahanait dessous comme s’il montait au Calvaire.

Dans la chambre de la reine, la
lingère Eudeline, qui avait été la première maîtresse du Hutin, présidait à
l’emballage des vêtements.

— À quoi bon… à quoi bon
emporter toutes ces robes, puisqu’elles ne me serviront plus de rien ! dit
Clémence.

Et les bijoux aussi, dont les écrins
s’amassaient dans des coffres de fer, tous ces colliers, ces fermaux, ces
bagues, ces pierres rares dont Louis l’avait comblée durant le bref temps de
leurs noces, lui apparaissaient désormais comme des objets inutiles. Même les
trois couronnes chargées d’émeraudes, de rubis et de perles, étaient trop
hautes et trop ornées pour une veuve. Un simple cercle d’or à courtes fleurs de
lis, posé par-dessus le voile, serait le seul joyau auquel elle aurait droit,
maintenant.

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