La Loi des mâles (26 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: La Loi des mâles
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Marie, un peu inquiète, regarda
madame de Bouville, qui s’empressa de dire :

— Je n’y suis pour rien. C’est
une idée de mon époux.

— N’est-ce point péché,
messire, que de faire cela ? demanda Marie.

— Péché, mon enfant ? Mais
c’est vertu que de protéger son roi. Et ce ne serait point la première fois
qu’on présenterait au peuple un enfant solide en place d’un héritier chétif,
assura Bouville mentant pour la bonne cause.

— Ne va-t-on point s’en
apercevoir ?

— Et comment s’en
apercevrait-on ? s’écria madame de Bouville. Ils sont blonds l’un et
l’autre ; à cet âge tous les enfants se ressemblent, et se transforment
d’un jour sur le lendemain. Qui connaît le roi, en vérité ? Messire de
Joinville, qui n’y voit rien, le régent, qui n’y voit guère, et le connétable
qui s’y connaît mieux en chevaux qu’en nouveau-nés.

— La comtesse d’Artois ne
va-t-elle point s’étonner qu’il n’ait plus la trace des fers ?

— Sous le bonnet et la
couronne, comment le verrait-elle ?

— Et le jour ne luit guère, de
surcroît. Il va presque falloir allumer les cierges, ajouta Bouville en
désignant la fenêtre et la triste lumière de novembre.

Marie ne fit pas davantage de
résistance. Au fond, l’idée de cette substitution l’honorait assez et elle ne
prêtait à Bouville que de bons desseins. Elle prit plaisir à habiller son
enfant en roi, à le langer de soie, à lui passer le manteau bleu semé de fleurs
de lis d’or et à le coiffer du bonnet sur lequel était cousue une minuscule
couronne, tous objets du trousseau préparé avant la naissance.

— Qu’il va être beau, mon
Jeannot ! disait Marie. Une couronne, Seigneur ! Une couronne !
Il faudra la rendre à ton roi, tu sais, il faudra la lui rendre.

Elle agitait son enfant comme une poupée
devant le berceau de Jean I
er
.

— Voyez, Sire, voyez votre
frère de lait, votre petit serviteur qui va prendre votre place pour que vous
n’attrapiez pas froid.

Et elle songeait : « Quand
je raconterai tout cela bientôt à Guccio… Quand je lui dirai que son fils a été
présenté aux barons… L’étrange vie que nous avons, et que je ne changerais pour
nulle autre ! Comme j’ai bien fait de l’aimer, mon Lombard ! »

Sa voix fut coupée par un long
gémissement venu de la pièce voisine.

« La reine, mon Dieu… pensa Marie.
J’oubliais la reine. »

Un écuyer entra, annonçant
l’approche du régent et des barons. Madame de Bouville se saisit de l’enfant de
Marie.

— Je le porte dans la chambre
du roi, dit-elle, et l’y remettrai après la cérémonie, jusqu’au départ de la
cour. Vous, Marie, ne bougez point d’ici avant que je revienne, et si quiconque
pénétrait, malgré la garde que nous allons mettre, affirmez bien que cet enfant
que vous avez avec vous est le vôtre.

 

IV
« MES SIRES, VOYEZ LE ROI »

Les barons avaient peine à tenir tous
dans la grand-salle ; ils parlaient, toussaient, remuaient les pieds et
commençaient à s’impatienter d’une longue station debout. Les escortes avaient
envahi les couloirs pour profiter du spectacle ; des grappes de têtes
s’aggloméraient aux issues.

Le sénéchal de Joinville, qu’on
n’avait fait lever qu’à la dernière minute afin de ménager ses forces, se
tenait à la porte de la chambre du roi, en compagnie de Bouville.

— C’est vous qui annoncerez,
messire sénéchal, dit celui-ci. Vous êtes le plus ancien compagnon de Saint
Louis ; c’est à vous que revient l’honneur.

Malade d’anxiété, la face
ruisselante, Bouville pensait :

« Moi, je ne pourrais pas… je
ne pourrais pas faire l’annonce. Ma voix me trahirait. »

Il vit apparaître, au bout du
couloir ombreux, la comtesse Mahaut, gigantesque, grandie encore par sa
couronne et son lourd manteau d’apparat. Jamais Mahaut d’Artois ne lui avait
semblé si haute, si terrifiante.

Il se jeta dans la chambre et dit à
sa femme :

— Voici le moment.

Madame de Bouville se porta
au-devant de la comtesse, dont le pas solide sonnait sur les dalles, et lui
remit le léger fardeau.

Le lieu était sombre ; Mahaut
ne regarda pas l’enfant de bien près. Elle trouva simplement qu’il avait pris
du poids depuis le jour de son baptême.

— Eh ! notre petit roi
profite, dit-elle. Je vous en complimente, ma mie.

— C’est que nous le veillons
fort, Madame ; nous ne voulons point encourir les reproches de sa
marraine, répondit madame de Bouville de sa meilleure voix.

« Assurément il était temps, pensa
Mahaut ; il se porte trop bien. » La lumière qui tombait d’une
embrasure lui montra le visage de l’ancien chambellan.

— Qu’avez-vous à suer si fort,
messire Hugues ? dit-elle. Ce n’est pourtant point jour de chaleur.

— Ce sont ces feux que j’ai
fait allumer… Messire le régent ne m’a guère donné de temps pour tout préparer.

Ils s’affrontèrent du regard, chacun
connaissant là un désagréable instant.

— Marchons donc, dit Mahaut, et
faites-moi le chemin.

Bouville offrit son bras au vieux
sénéchal, et les deux curateurs se dirigèrent, lentement, vers la grand-salle.
Mahaut les suivait à quelques pas. C’était le moment favorable entre tous et
qu’elle risquait de ne plus retrouver. L’allure à laquelle avançait le sénéchal
lui permettait de prendre son temps. Certes il y avait des écuyers et des dames
de parage collés le long des murs et qui tous avaient, dans la pénombre, le
regard dirigé vers l’enfant ; mais qui s’apercevait d’un geste aussi bref
et aussi naturel ?

— Allons ! Présentons-nous
bien, dit Mahaut au bébé couronné qu’elle tenait au creux du bras. Faisons
honneur au royaume, et ne bavons point.

Elle sortit son mouchoir de son
aumônière et essuya rapidement les petites lèvres mouillées. Bouville avait
tourné la tête ; mais le geste était déjà accompli, et Mahaut, dissimulant
le mouchoir au creux de sa main, feignit d’arranger le manteau de l’enfant.

— Nous sommes prêts, dit-elle.

Les portes de la salle s’écartèrent
et le silence se fit. Mais le sénéchal ne voyait pas la foule des visages
devant lui.

— Annoncez, messire, annoncez,
dit Bouville.

— Que dois-je annoncer ?
demanda Joinville.

— Le roi, voyons, le roi !

— Le roi… murmura Joinville.
C’est le cinquième que je vais servir, savez-vous !

— Certes, certes, mais
annoncez, répéta Bouville nerveux.

Mahaut, derrière eux, essuyait une
seconde fois, pour plus de sûreté, la bouche du bébé.

Le sire de Joinville, s’étant
éclairci la gorge par quelques raclements, se décida enfin à prononcer d’une
voix grave, assez nette :

— Mes sires, voyez le
roi ! Voyez le roi, mes sires !

— Vive le roi !
répondirent les barons, délivrant le cri qu’ils retenaient depuis l’enterrement
du Hutin.

Mahaut alla droit au régent et aux
membres de la famille royale rassemblés autour de lui.

— Mais il est gaillard… il est
rose… il est gras, disaient les barons au passage.

— Que nous chantait-on qu’il
était chétif et ne pouvait point vivre ? murmura Charles de Valois à son
fils Philippe.

— Allons ! La race de
France est toujours bien vaillante, dit Charles de La Marche pour imiter son oncle.

L’enfant du Lombard se comportait
bien, trop bien même au gré de Mahaut. « Ne pourrait-il pas crier, se
tordre un peu ? » pensait-elle. Et sournoisement, elle cherchait à le
pincer au travers du manteau. Mais les langes étaient épais, et l’enfant ne faisait
entendre qu’un petit gargouillement assez joyeux. Le spectacle offert à ses
yeux bleus fraîchement ouverts semblait lui plaire. « Le petit
gueux ! Il va chanter, dans une minute. Il chantera moins cette nuit… À
moins que la poudre de Béatrice ne soit éventée…»

Des cris s’élevèrent dans le fond de
la salle :

— Nous ne le voyons
point ; nous le voulons admirer !

— Tenez, Philippe, dit Mahaut à
son gendre en lui tendant le bébé ; vous avez le bras plus long que le
mien, montrez le roi à ses vassaux.

Le régent prit le petit Jean par le
torse, l’éleva au-dessus de sa tête pour que chacun pût à loisir le contempler.
Soudain Philippe sentit couler sur ses mains un liquide gluant et chaud.
L’enfant, saisi de hoquets, vomissait le lait qu’il avait sucé la demi-heure
d’avant, mais un lait devenu verdâtre et mêlé de bile ; son visage se
colora de la même manière, puis très vite vira à une teinte foncée,
indéfinissable, inquiétante, tandis qu’il tordait le cou en arrière.

Une vaste exclamation d’angoisse et
de désappointement s’éleva de la foule des barons.

— Seigneur, Seigneur, s’écria
Mahaut, les convulsions le ressaisissent !

— Reprenez-le, dit vivement
Philippe en lui remettant l’enfant dans les bras comme un paquet dangereux.

— Je le savais ! lança une
voix.

C’était Bouville. Il était pourpre,
et son regard allait avec colère de la comtesse au régent.

— Oui, vous aviez raison,
Bouville, dit ce dernier ; il était trop tôt pour présenter cet enfant
malade.

— Je le savais… répéta
Bouville.

Mais sa femme le tira vivement par
la manche pour lui éviter une irréparable sottise. Leurs yeux se rencontrèrent
et Bouville se calma : « Qu’allais-je faire ? Je suis fou,
pensa-t-il. Nous avons le vrai. »

Mais s’il avait tout agencé pour
détourner le crime sur une autre tête, il n’avait rien prévu pour le cas où le
crime serait vraiment commis.

Mahaut, elle aussi, était prise de
vitesse. Elle n’attendait pas du poison une action à ce point immédiate. Elle
prononçait des paroles qui se voulaient rassurantes :

— Apaisez-vous, apaisez-vous !
L’autre jour aussi nous avons cru qu’il allait passer ; et puis, vous
voyez, il est bien revenu. C’est mal d’enfant qui fait peur à voir mais qui ne
dure point. La ventrière ! Qu’on aille quérir la ventrière, ajouta-t-elle
prenant tous les risques pour prouver sa bonne foi.

Le régent tenait ses mains souillées
écartées du corps ; il les regardait avec crainte et dégoût, et n’osait
plus toucher à rien.

Le bébé était bleuâtre et
suffoquait.

Dans le désordre et l’affolement qui
suivirent, personne ne sut très bien ce qu’il faisait, ni comment les choses
s’étaient passées. Madame de Bouville s’élança vers la chambre de la reine,
mais presque arrivée s’arrêta brusquement en pensant : « Si j’appelle
la ventrière, elle verra bien, elle, que l’enfant a été changé, et qu’il n’a
pas la marque des fers. Surtout, surtout, qu’on ne lui ôte pas le
bonnet ! » Elle revint en courant, tandis que l’assistance refluait
déjà vers la chambre du roi.

Le service d’aucune ventrière
n’était plus nécessaire à l’enfant. Toujours enveloppé du manteau fleurdelisé,
sa couronne de poupée inclinée sur la tempe, il gisait, lèvres sombres, langes
souillés et viscères rompus, au milieu de l’immense lit couvert de soie. Le
bébé qu’on venait de présenter à tous comme le roi de France avait cessé de
vivre.

 

V
UN LOMBARD À SAINT-DENIS

— Et maintenant, qu’allons-nous
faire ? se demandaient les Bouville.

Ils se trouvaient piégés à leur
propre trappe.

Le régent ne s’était guère attardé à
Vincennes. Rassemblant les membres de la famille royale, il les avait priés de
remonter à cheval et de l’escorter à Paris pour y tenir aussitôt conseil.
Bouville, alors que la troupe s’ébranlait, avait eu un sursaut de courage.

— Monseigneur !…
s’était-il écrié en saisissant par la bride la monture du régent.

Mais Philippe l’avait immédiatement
arrêté.

— Mais oui, mais oui,
Bouville ; je vous sais gré de la part que vous prenez à notre affliction.
Nous ne vous reprochons rien, croyez-le bien. C’est la loi de l’humaine nature.
Je vous ferai porter mes ordres pour les funérailles.

Et piquant son cheval, il s’était
mis au galop dès le pont-levis franchi. À pareille allure, ceux qui
l’accompagnaient auraient peu le loisir de réfléchir en route.

La plupart des barons avaient suivi.
Il n’en demeurait que quelques-uns, les moins importants, les désœuvrés qui
s’attardaient, par petits groupes, à commenter l’événement.

— Tu vois, disait Bouville à sa
femme, j’aurais dû parler sur l’instant même. Pourquoi m’as-tu retenu ?

Ils se tenaient debout, dans une
embrasure de fenêtre, chuchotant et osant à peine se confier leurs pensées.

— La nourrice ? reprit
Bouville.

— J’y ai veillé. Je l’ai
entraînée dans ma propre chambre, que j’ai fermée à clef, et j’ai placé deux
hommes à la porte.

— Elle ne se doute de
rien ?

— Non.

— Il faudra bien lui dire.

— Attendons que tout le monde
soit parti.

— Ah ! J’aurais dû parler,
répéta Bouville.

Le remords de n’avoir pas suivi son
premier mouvement le torturait. « Si j’avais crié la vérité devant tous
les barons, si j’avais fourni la preuve sur-le-champ… » Il eût fallu pour
cela qu’il possédât une autre nature, qu’il fût homme de la trempe du
connétable par exemple ; il lui eût fallu surtout n’obéir pas à sa femme,
quand elle l’avait tiré par la manche.

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