La Loi des mâles (23 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: La Loi des mâles
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— Quatre jours seulement que
vous avez fait vos couches, s’écria-t-elle, et vous voilà toute fraîche et rose
comme une églantine ! Je vous complimente, ma belle ; on vous dirait
déjà prête à recommencer. Dieu, en vérité, traite avec beaucoup de merci celles
qui méprisent ses commandements et semble réserver ses épreuves aux plus
méritantes. Car croirez-vous, ma mère, continua madame de Bouville se tournant
vers l’abbesse, que notre pauvre reine est restée plus de trente heures dans
les douleurs ? Ses cris me sonnent encore aux oreilles. Le roi s’est fort
mal présenté, et l’on a dû lui mettre les fers. Il s’en est fallu de peu qu’il
n’y reste, la mère aussi. C’est ce malheur qu’a eu Madame Clémence par la mort
de son époux qui est cause de tout ; et pour moi je tiens encore à miracle
que l’enfant soit né vivant. Mais quand le sort s’en mêle, il n’est rien qui ne
vienne à la traverse ! Voilà qu’Eudeline la lingère… vous savez bien…

L’abbesse hocha la tête
discrètement. Elle gardait au couvent, parmi les petites novices, une enfant de
onze ans qui était la fille naturelle du Hutin et d’Eudeline.

— … elle portait
grand-aide à la reine, qui la voulait sans cesse à son chevet, continua madame
de Bouville. Eh bien ! Eudeline s’est brisé le bras en tombant d’une
escabelle ; on l’a dû conduire à l’Hôtel-Dieu. Et maintenant, pour tout
couronner, voici que la nourrice qu’on avait arrêtée, qui se tenait là depuis
une semaine, a vu son lait soudain tari. Nous faire cela dans un pareil
moment ! Car la reine, bien sûr, est hors d’état d’allaiter ; la
fièvre l’a prise. Mon pauvre Hugues tourne, vire, s’époumone et ne sait que
résoudre, car ce ne sont point affaires d’homme ; quant au sire de
Joinville, qui n’a plus goutte de vue ni de mémoire, tout ce qu’on peut
souhaiter de lui c’est qu’il ne nous expire pas dans les bras. Autrement dit,
ma mère, je suis seule à pourvoir à tout.

Marie de Cressay se demandait
pourquoi on la faisait ainsi confidente des drames royaux, quand madame de
Bouville, poursuivant son caquet, dit en s’approchant d’elle :

— Heureusement j’ai de la tête,
et je me suis rappelée à propos que cette fille que j’avais conduite ici devait
être délivrée… Vous nourrissez, bien sûr, et votre enfant profite à vue
d’œil ?

Elle semblait faire reproche à la
jeune mère de sa bonne santé.

— Jugeons cela de plus près,
dit-elle encore.

Et d’une main compétente, comme elle
aurait soupesé des fruits au marché, elle palpa les seins de Marie. Celle-ci
eut un mouvement de répulsion qui la fit sauter en arrière.

— Vous pouvez fort bien en
nourrir deux, reprit madame de Bouville. Vous allez donc me suivre, ma bonne
fille, et venir donner votre lait au roi.

— Je ne puis, Madame !
s’écria Marie avant même de savoir comment elle justifierait son refus.

— Et pourquoi ne pourriez-vous
pas ? À cause de votre péché ? Vous êtes tout de même fille de
noblesse ; et puis le péché ne vous empêche point d’être riche en lait. Ce
sera la façon de vous racheter un peu.

— Je n’ai pas péché, Madame, je
suis mariée !

— Vous êtes bien la seule à le
dire, ma pauvre petite ! D’abord, si vous étiez mariée, vous ne seriez pas
ici. Et puis la question n’est point là. Il nous faut une nourrice…

— Je ne puis, car justement
j’attends mon époux qui doit venir me prendre. Il m’a fait savoir qu’il
arriverait bientôt et le pape lui a promis…

— Le pape !… Le
pape ! clama la femme du curateur. Mais elle a perdu l’esprit, ma
parole ! Elle croit qu’elle est mariée, elle croit que le pape s’inquiète
d’elle. Cessez de nous conter vos sottises, et ne blasphémez point le nom du
Saint-Père. Vous allez venir à Vincennes tout immédiatement.

— Non, Madame, je n’irai point,
répliqua Marie avec obstination.

La colère monta au nez de la petite
madame de Bouville qui empoigna Marie par le haut de la robe et se mis à la
secouer.

— Voyez-moi l’ingrate !
Cela se débauche, se fait mettre grosse. On prend du soin pour elle, on la
sauve de la justice, on la place au meilleur couvent, et quand on vient la
requérir pour nourrice du roi de France, la péronnelle regimbe. La bonne
sujette que nous avons là ! Savez-vous qu’on vous offre un honneur pour
lequel les plus grandes dames du royaume se battraient ?

— Eh ! Madame, lui
répondit Marie dans la figure, que ne vous adressez-vous alors à ces grandes
dames qui sont plus dignes que moi !

— C’est qu’elles n’ont pas
fauté au bon moment, les sottes ! Ah ! que me faites-vous dire !
Assez parlé, vous m’allez suivre.

Si l’oncle Tolomei ou le comte de
Bouville lui-même étaient venus faire à Marie de Cressay la même demande, elle
eût sûrement accepté. Elle était de cœur généreux, et se fût offerte à nourrir
tout enfant en détresse ; à plus forte raison celui de la reine. La
fierté, et l’intérêt aussi, auraient dû l’y pousser autant que la bonté.
Nourrice du roi, tandis que Guccio était damoiseau du pape, toutes leurs
difficultés se trouvaient aplanies, et leur fortune faite. Mais la femme du
curateur n’avait pas pris la bonne manière. Parce qu’on la traitait non comme
une mère heureuse mais comme une délinquante, non comme une femme digne mais
comme une serve, et parce qu’elle continuait de voir en madame de Bouville une
messagère de mauvais sort, Marie oubliait de penser, se butait. Ses grands yeux
bleu sombre brillaient de crainte et d’indignation mêlées.

— Je conserverai mon lait pour
mon fils, dit-elle.

— C’est ce que nous allons
voir, méchante ! Puisque vous ne m’obéissez de gré, je vais appeler les
écuyers qui m’attendent et qui vous enlèveront de force.

La mère abbesse intervint. Le
couvent était un asile qu’elle ne pouvait laisser violer.

— Non que j’approuve du tout la
conduite de ma parente, dit-elle ; mais elle a été commise à ma garde…

— Par moi, ma mère !
s’écria madame de Bouville.

— Ce n’est point raison pour
lui faire violence en ces murs. Marie ne sortira que de son gré, ou sur l’ordre
de l’Église.

— Ou sur celui du roi !
Car vous êtes couvent royal, ma mère, ne l’oubliez pas. J’agis au nom de mon
époux ; si vous voulez un ordre du connétable, qui est tuteur du roi et
qui vient de rentrer à Paris, ou bien un ordre du régent-lui-même, messire
Hugues saura bien l’obtenir ; cela nous usera trois heures, mais on
m’obéira.

L’abbesse prit madame de Bouville à
part pour lui assurer, à voix basse, que ce que Marie avait dit à propos du
pape n’était pas complètement faux.

— Et que m’importe ! dit
madame de Bouville. C’est le roi qu’il me faut faire vivre et je n’ai qu’elle
sous la main.

Elle sortit, alla appeler ses hommes
d’escorte et leur commanda d’empoigner la rebelle.

— Vous m’êtes témoin, Madame,
dit l’abbesse, que je n’ai point donné mon accord à cet enlèvement.

Marie, se débattant à travers la
cour, entre deux écuyers, qui l’entraînaient, criait :

— Mon enfant ! Je veux mon
enfant !

— C’est vrai, dit madame de
Bouville. Il faut lui laisser prendre son enfant. À se rebeller ainsi, elle
nous fait tout oublier.

Quelques minutes plus tard, Marie,
ayant à la hâte rassemblé ses hardes et tenant son nouveau-né serré contre
elle, franchissait, en sanglots, la porte de l’hôtellerie.

Dehors, deux litières attelées
attendaient.

— Voyez donc ! s’écria
madame de Bouville. On vient la quérir en litière, comme une princesse, et cela
crie et vous cause mille embarras !

Environnée par la nuit, cahotée au
trot des mules, pendant plus d’une heure, dans une boîte de bois et de tapisserie
aux rideaux battants par lesquels s’engouffrait le froid de novembre, Marie
rendait grâce à ses frères de l’avoir obligée à prendre sa grande chape en
partant de Cressay. Avait-elle assez souffert alors de la chaleur, sous cette
lourde étoffe, en arrivant à Paris ! « Je ne quitterai donc nul lieu
sans malheur et sans larmes, se disait-elle. Ai-je mérité qu’on s’acharne ainsi
sur moi ? »

Le nourrisson dormait, enveloppé
dans les gros plis de la chape. À sentir cette petite vie, inconsciente et
tranquille, nichée au creux de sa poitrine, Marie, lentement, retrouvait sa
raison. Elle allait voir la reine Clémence ; elle lui parlerait de
Guccio ; elle lui montrerait le reliquaire. La reine était jeune ;
elle était belle et pitoyable aux infortunes… « La reine… c’est l’enfant
de la reine que je vais nourrir !… » pensait Marie se représentant
enfin tout l’étrange et l’inespéré de cette aventure que l’autorité agressive
de madame de Bouville ne lui avait montrée que sous un aspect odieux…

Le grincement d’un pont-levis qu’on
abaissait, le pas assourdi des chevaux sur le bois des madriers, puis le
claquement de leurs fers sur les pavés d’une cour… Marie fut invitée à
descendre, passa entre les soldats en armes, suivit un couloir de pierre mal
éclairé, vit apparaître un gros homme en cotte de mailles qu’elle reconnut pour
le comte de Bouville. Autour de Marie, on chuchotait ; elle entendit le
mot de « fièvre » plusieurs fois prononcé. On lui fit signe de
marcher sur la pointe des pieds ; une tenture fut soulevée.

En dépit de la maladie, les usages,
dans la chambre de gésine, avaient été respectés. Mais comme la saison des
fleurs était passée, on n’avait pu répandre sur le sol qu’un tardif feuillage
jauni qui commençait déjà à pourrir sous les piétinements. Autour du lit, les
sièges étaient disposés pour des visiteurs qui ne viendraient pas. Une
ventrière se tenait là, froissant dans ses doigts des herbes aromatiques. Dans
la cheminée, sur des trépieds de fer, bouillaient des décoctions grisâtres.

Du berceau, placé dans un angle, ne
venait aucun bruit.

La reine Clémence gisait étendue sur
le dos, les cuisses relevées par la douleur et bosselant les draps. Les
pommettes étaient rouges, les yeux brillants. Marie remarqua surtout l’immense
chevelure d’or éparse sur les coussins, et ce regard ardent qui ne semblait pas
voir ce qu’il contemplait.

— J’ai soif, j’ai grand soif…
gémissait la reine.

La ventrière chuchota à madame de
Bouville :

— Elle a frissonné une grande
heure ; les dents lui claquaient, et ses lèvres étaient violettes comme au
visage des morts. Nous avons cru qu’elle passait. Nous l’avons bien frictionnée
par tout le corps ; alors sa peau s’est remise à bouillir comme vous la
voyez. Elle a sué si fort qu’il faudrait lui changer ses linceuls ; mais on
ne trouve point les clefs de la chambre aux draps, que tenait Eudeline.

— Je vais vous les donner,
répondit madame de Bouville.

Elle conduisit Marie dans une
chambre voisine, où un feu brûlait également.

— Vous vous installerez ici,
dit-elle.

On apporta le berceau royal. Parmi
tous les linges qui l’entouraient, le roi était à peine visible. Il avait un
nez minuscule, des paupières épaisses et closes, et somnolait, chétif, dans une
immobilité molle. On devait s’approcher de très près pour s’assurer qu’il
respirait. De temps en temps une infime grimace, une contraction douloureuse,
donnait quelque relief à ses traits.

Devant ce petit être dont le père
était mort, dont la mère allait peut-être mourir, et qui donnait si peu de
marques de vie, Marie de Cressay fut saisie d’une intense pitié :
« Je le sauverai ; je le ferai grand et fort » pensa-t-elle.

Comme il n’y avait qu’un seul
berceau, elle coucha son propre enfant à côté du roi.

 

II
« LAISSONS FAIRE DIEU »

Depuis vingt-quatre heures, la
comtesse Mahaut ne décolérait pas.

Devant Béatrice d’Hirson qui
l’aidait à se vêtir pour le baptême du roi, elle laissa exploser sa rage et son
dépit.

— On aurait pu croire, dolente
comme l’était Clémence, qu’elle ne viendrait pas au terme de ses couches ?
On en voit de plus fortes qui avortent en chemin. Non ! Elle a tenu ses
neuf mois. Elle pouvait nous donner un enfant mort-né ? Nenni ! Son
rejeton vit. Au moins ce pouvait être une fille ? Point ! Il a fallu
que ce soit un garçon. Valait-il la peine, ma pauvre Béatrice, d’avoir tant
fait et couru si gros périls, qui ne sont point encore écartés, pour être
jouées par le sort de pareille façon !

Car Mahaut, maintenant, était
profondément convaincue de n’avoir assassiné le Hutin que pour donner à son
gendre la couronne de France. Elle regrettait presque de n’avoir pas tué la
femme en même temps que le mari, et toute sa haine se tournait à présent contre
le nouveau-né qu’elle n’avait pas encore vu, contre le bébé auquel elle allait
dans un moment servir de marraine et dont l’existence à peine éclose mettait un
frein à ses ambitions.

Cette femme, puissante entre les
puissants, richissime, despotique, avait une véritable nature de criminelle. Le
meurtre était son moyen de prédilection pour infléchir le destin à son
profit ; elle aimait en caresser le projet, en respirer le souvenir ;
elle y puisait l’excitation des affres, les délectations de la ruse, la joie
des triomphes secrets. Si un premier assassinat n’avait pas eu tout le résultat
escompté, elle commençait d’accuser le sort d’injustice, se prenait elle-même
en pitié, et se mettait tout naturellement à chercher la nouvelle tête qui lui
faisait obstacle et qu’elle pourrait abattre.

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