La Loi des mâles (24 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: La Loi des mâles
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Béatrice d’Hirson, allant au-devant
des pensées de la comtesse, dit lentement, en baissant ses longs cils :

— J’ai gardé, Madame… un peu de
cette bonne farine qui nous a si bien servi pour les dragées du roi… ce
printemps.

— Tu as bien fait, tu as bien
fait, répondit Mahaut ; il vaut mieux être toujours pourvu ; nous
avons tant d’ennemis !

Béatrice, qui était pourtant de
belle taille, élevait les bras pour arranger la mentonnière de la comtesse et
lui poser le manteau sur les épaules.

— Vous allez tenir l’enfant,
Madame. Vous n’aurez plus, peut-être, cette occasion de sitôt…, reprit-elle. Ce
n’est qu’une poudre, vous savez… et qui s’aperçoit à peine sur le doigt.

Elle parlait d’une voix suave,
tentatrice, et comme s’il se fût agi d’une friandise.

— Ah non ! s’écria Mahaut,
pas pendant le baptême ; cela nous porterait malheur !

— Croyez-vous ? C’est une
âme sans péché que vous rendriez au Ciel.

— Et puis Dieu sait comment mon
gendre prendrait la chose ! Je n’ai pas oublié le visage qu’il eut quand
je le dessillai sur la fin de son frère, et l’espèce de froideur qu’il me
témoigne depuis. Trop de gens m’accusent à voix basse. C’est assez d’un roi
pour l’année ; subissons un moment celui qui vient de nous naître.

Ce fut une maigre cavalcade, presque
clandestine, qui partit pour Vincennes faire de Jean I
er
un
chrétien ; et les barons qui avaient préparé leurs atours, attendant
d’être conviés à la cérémonie, en furent pour leurs frais.

La maladie de la reine, le fait que
la naissance ait eu lieu hors de Paris, la grisaille de l’hiver, et enfin le
peu de joie qu’éprouvait le régent d’avoir un neveu, tout s’accordait pour que
ce baptême fût rapidement expédié, comme une formalité.

Philippe arriva à Vincennes
accompagné de son épouse Jeanne, de Mahaut, de Gaucher de Châtillon et de
quelques écuyers. Il avait négligé d’avertir le reste de la famille. D’ailleurs
Valois parcourait ses fiefs pour s’y faire de l’argent ; Évreux était
resté à Amiens pour achever la liquidation de l’affaire d’Artois. Quant à
Charles de La Marche, Philippe avait eu, la veille, une vive altercation avec
lui. La Marche, en l’honneur de la naissance du roi, demandait à son frère
l’élévation de son apanage en pairie ainsi qu’un accroissement de ses revenus.

— Eh ! mon frère, avait
répondu Philippe, je ne suis que le régent ; le roi seul pourra vous
conférer la pairie… à sa majorité.

Les premiers mots de Bouville, en
accueillant le régent dans l’avant-cour du manoir, furent pour demander :

— Personne n’a d’armes,
Monseigneur ? Personne ne porte dague, ni stylet, ni miséricorde ?

On ne pouvait savoir si cette
inquiétude visait les gens d’escorte ou les parrains eux-mêmes.

— Je n’ai pas coutume,
Bouville, répondit le régent, d’être suivi d’écuyers désarmés.

Bouville, à la fois timide et
obstiné, pria les écuyers de rester dans la première cour. Ce zèle dans la
prudence commença d’agacer le régent.

— J’apprécie, Bouville, dit-il,
le soin avec lequel vous avez veillé au ventre de la reine ; mais vous
n’êtes plus curateur ; c’est à moi-même et au connétable qu’il appartient,
maintenant, de veiller sur le roi. Nous vous en laissons la charge, n’en abusez
point.

— Monseigneur !
Monseigneur ! balbutia Bouville, je n’avais point dessein de vous
offenser. Mais il se dit tant de choses dans le royaume… Enfin, je veux que
vous voyiez que je suis fidèle à ma tâche, et que j’en sais tout l’honneur.

Il était peu habile à dissimuler. Il
ne pouvait s’empêcher de regarder Mahaut de biais, et de rebaisser les yeux
aussitôt.

« Décidément, tout un chacun me
soupçonne et se défie de moi », pensa la comtesse.

Jeanne de Poitiers feignait de ne
rien remarquer. Gaucher de Châtillon, qui était hors de l’affaire, brisa la
gêne en disant :

— Allons, Bouville, ne nous
laissez point geler : entrons donc.

On ne se rendit pas au chevet de la
reine. Les nouvelles que donna madame de Bouville étaient fort
alarmantes : la fièvre continuait de dévorer la malade qui se plaignait
d’atroces maux de tête et était secouée à tout instant par des nausées.

— Son ventre se remet à gonfler
comme si elle n’avait point accouché, expliqua madame de Bouville. Elle ne peut
trouver le sommeil, supplie qu’on arrête les cloches qui lui sonnent aux
oreilles et nous parle sans cesse comme si elle s’adressait non point à nous,
mais à sa grand-mère, Madame de Hongrie, ou au roi Louis. C’est pitié que de
l’entendre ainsi perdre la raison, sans pouvoir la faire taire.

Vingt ans de métier de chambellan
auprès de Philippe le Bel avaient laissé au comte de Bouville une longue
expérience des cérémonies royales. Combien de baptêmes déjà n’avait-il pas
réglés ?

Les objets rituels furent distribués
aux assistants. Bouville et deux gentilshommes de la garde se passèrent au col
de longues serviettes blanches dont ils tenaient les extrémités étendues devant
eux, pour en recouvrir, l’un le bassin empli d’eau bénite, l’autre le bassin
vide, le troisième la coupe qui contenait le sel.

La ventrière prit le chrémeau dont
on coifferait l’enfant après l’onction.

Puis la nourrice s’avança, portant
le roi.

« Oh ! La belle fille que
voilà ! » pensa le connétable.

Madame de Bouville avait fait
revêtir à Marie de Cressay une robe de velours rosé, avec un peu de fourrure au
col et aux poignets, et elle avait fait répéter longuement à la jeune femme les
gestes qu’elle aurait à accomplir. Le bébé était empaqueté dans un manteau deux
fois plus long que lui, sur lequel était posé un voile de soie violette qui
tombait jusqu’au sol, comme une traîne.

On se dirigea vers la chapelle du
château. Des écuyers ouvraient la marche, tenant des cierges allumés. Le
sénéchal de Joinville venait le dernier, soutenu et pourtant chancelant.
Néanmoins il était un peu sorti de sa torpeur habituelle parce que le
nouveau-né s’appelait Jean, comme lui-même.

La chapelle était tendue de
tapisseries, et la pierre des fonts garnie de velours violet. À côté se
trouvait une table où l’on avait étendu une couverture de menu-vair, et par-dessus
une nappe fine, et par-dessus encore placé des coussins de soie. Quelques
grilles à braises ne suffisaient pas à dissiper l’humide froideur.

Marie déposa l’enfant sur la table
pour le démailloter. Attentive à ne point faire d’erreurs, elle avait le cœur
battant, et distinguait à peine les visages autour d’elle, tant elle était
émue. Aurait-elle jamais imaginé, elle, fille chassée de sa famille, qu’il lui
appartiendrait de tenir un rôle si important dans le baptême d’un roi, entre le
régent de France et la comtesse d’Artois ? Éblouie par ce retour de
fortune, elle était pleine de gratitude, à présent, pour madame de Bouville, et
lui avait demandé pardon de son insoumission de la veille.

Tout en déroulant les langes, elle
entendit le connétable s’informer de son nom, et d’où elle venait ; elle
se sentit rougir.

Le chapelain de la reine avait
soufflé quatre fois sur le corps du nouveau-né, comme aux quatre branches d’une
croix, pour ôter de lui le démon par la vertu du Saint-Esprit ; puis,
crachant sur son index, il lui avait enduit de salive les narines et les
oreilles, pour signifier qu’il ne devait pas écouter les voix du diable, ni
respirer les tentations du monde et de la chair.

Philippe et Mahaut soulevèrent le
petit roi l’un par les jambes et l’autre par les épaules. Le régent, de ses
yeux myopes, considérait avec insistance le sexe minuscule de l’enfant, ce rose
vermisseau qui mettait en échec toute sa savante combinaison successorale, ce
dérisoire symbole de la loi des mâles, infime mais infranchissable obstacle
entre lui et la couronne.

« De toute manière, pensait
Philippe pour se consoler, je suis régent durant quinze années. En quinze ans
bien des choses peuvent survenir ; serai-je moi-même vivant dans quinze
ans ? Et cet enfant vivra-t-il jusque-là ? »

Mais régence n’est pas royauté.

L’enfant était resté fort calme, et
même somnolent pendant les rites préliminaires. Il ne fit entendre sa voix que
lorsqu’on le plongea entièrement dans l’eau froide ; mais alors, il hurla
jusqu’à s’en étrangler. Par trois fois, tandis que les autres parrains et
marraines, Gaucher, Jeanne de Poitiers, les Bouville, le sénéchal, étendaient
les mains au-dessus de son petit corps nu, il fut immergé, d’abord avec la tête
vers l’Orient puis au Nord, puis au Sud, pour figurer le dessin de la Croix
[19]
.

Jean I
er
se calma
aussitôt qu’on l’eut sorti du bain glacial, et accepta paisiblement le saint
chrême dont on lui oignit le front. Puis on le reposa sur les coussins où Marie
de Cressay se mit à le sécher tandis que les assistants se tassaient au plus
près de la chaleur des poêles à braise.

Soudain la voix de Marie de Cressay
emplit la chapelle.

— Seigneur !
Seigneur ! Il trépasse ! cria-t-elle.

Tous se projetèrent vers la table.
Le bébé-roi avait pris une teinte bleue qui fonçait d’instant en instant
jusqu’à devenir noirâtre ; il avait le corps raidi, les bras crispés, la
tête tordue, et ses paupières ouvertes ne laissaient apparaître que des globes
blancs.

Une main invisible étouffait cette
vie sans conscience, entourée de cierges vacillants et de fronts anxieusement
penchés.

Mahaut entendit murmurer :

— C’est elle.

Elle releva les yeux et rencontra
les regards du ménage Bouville. « Qui a donc fait le coup pour m’en
charger ? » se demanda-t-elle. Cependant la ventrière avait pris
l’enfant des mains tremblantes de Marie et s’efforçait de le ranimer.

— Il n’est pas sûr qu’il meure,
il n’est pas sûr, dit-elle.

Le nourrisson resta ainsi rigide,
distendu et sombre près de deux minutes qui parurent infinies ; puis,
brusquement, il fut agité de secousses violentes projetant la tête en tous
sens. Les membres se retournaient ; on n’eût jamais cru qu’une telle force
pût parcourir un corps si chétif ; la ventrière devait le serrer pour
qu’il ne lui échappât. Le chapelain se signa, comme s’il était en présence
d’une manifestation diabolique, et se mit à réciter les prières des agonisants.
L’enfant grimaçait, bavait ; son aspect noirâtre avait disparu pour faire
place à une pâleur glacée, non moins effrayante. Un moment il parut s’apaiser,
urina sur la robe de la ventrière et on le pensa sauvé. Puis aussitôt sa tête
tomba ; il devint mou, inerte, et cette fois chacun vraiment le jugea
mort.

— Il était grand temps de le
baptiser, dit le connétable.

Philippe de Poitiers ôtait de ses
mains les gouttes chaudes tombées des cierges.

Et soudain le petit cadavre agita
les pieds, poussa quelques cris, faibles encore mais plutôt joyeux, et ses
lèvres s’animèrent d’un mouvement de succion. Le roi était en vie, et il
voulait téter.

— Le démon s’est fort débattu
avant de lui sortir du corps, dit le chapelain.

— Il n’est point fréquent,
expliqua la ventrière, que les convulsions saisissent les enfants si tôt. C’est
parce qu’il est venu avec les fers ; cela se voit parfois. Et puis le lait
de la nourrice lui a manqué pendant plusieurs heures…

Marie de Cressay se sentit coupable.
« Si au lieu de me disputer avec Madame de Bouville, j’étais accourue
aussitôt… » pensa-t-elle.

Nul, évidemment, n’aurait mis en
cause l’immersion en eau froide, ni aucune des tares héréditaires, boiterie,
démence, épilepsie, qui reparaissaient assez régulièrement dans la famille.

— Croyez-vous qu’il ait à
souffrir d’autres accès ? demanda Mahaut.

— C’est fort à craindre,
Madame, répondit la ventrière. On ne sait jamais quand va venir ce mal, ni
comment il finit.

— Le pauvre petit ! dit
Mahaut bien fort.

On reporta le roi au château et l’on
se sépara sans joie.

Philippe de Poitiers ne desserra pas
les dents tout le temps du retour. Rentré au Palais, il laissa sa belle-mère le
suivre et s’enfermer avec lui.

— Vous avez manqué de peu, tout
à l’heure, d’être roi, mon fils, lui dit-elle.

Philippe ne répondit pas.

— En vérité, après ce que nous
avons vu, personne ne s’étonnerait si cet enfant mourait ces jours-ci,
reprit-elle.

Le régent continuait de se taire.

— S’il venait à disparaître,
vous seriez toutefois obligé d’attendre la majorité de Jeanne de Navarre.

— Nenni, ma mère, nenni,
répondit vivement Philippe. Nous ne sommes plus liés dorénavant par le
règlement de juillet. La succession de Louis est close ; c’est celle du
petit Jean qui s’ouvrirait alors. Entre mon frère et moi il y aurait eu un roi,
et je serais héritier de mon neveu.

Mahaut le regarda avec
admiration : « Il a échafaudé cela pendant le baptême ! »

— Vous avez toujours rêvé d’être
roi, Philippe, avouez-le, dit-elle. Déjà quand vous étiez enfant vous cassiez
des branches pour vous en faire des sceptres !

Il releva un peu la tête et lui
sourit, laissant un silence s’écouler. Puis, redevenant grave :

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