La Loi des mâles (20 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: La Loi des mâles
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Cet ambitieux, à présent que toutes
ses ambitions étaient exaucées, ce fourbe, dont toutes les fourberies avaient
réussi, se trouvait disponible pour la perfection dans la magistrature suprême.

Le même jour, des lettres de
noblesse furent conférées à son frère, Pierre Duèze, par le régent. La famille
du pape, selon l’usage, devenait noble. Mais l’acte que Philippe de Poitiers
avait dicté lui-même, s’il était destiné à honorer le Saint-Père à travers son
frère, définissait aussi la pensée et l’attitude, fort peu traditionnelles, du
jeune prince, quant au droit à la noblesse. « 
Ce ne sont pas les biens
de famille
, était-il écrit dans ces lettres,
ni la richesse de fait, ni
les autres attentions de la
fortune, qui ont aucun titre dans le concert
des qualités morales et des actions méritoires ; ce sont là des choses
qu’un certain hasard accorde aux méritants comme aux imméritants, qui arrivent
aussi bien aux dignes qu’aux indignes… En revanche chacun s’établit comme fils
de ses œuvres et de ses mérites propres, tandis qu’est de nulle importance d’où
nous pouvons venir, si tant est que nous sachions même de qui nous venons…»

Valois frémissait d’irritation en
entendant de telles assertions qu’il jugeait subversives et scandaleuses.

Mais le régent n’avait pas fait tant
de chemin ni donné au nouveau pape de si grandes marques d’estime pour ne rien
obtenir en retour. Entre ces deux hommes que séparait un demi-siècle d’âge…
« Vous êtes l’aube, Monseigneur, et je suis le ponant », disait Duèze
à Philippe… existaient des affinités certaines et une subtile entente.
Jean XXII n’oubliait pas les promesses de Jacques Duèze, ni le régent
celles du comte de Poitiers. Aussitôt que le régent aborda la question des
bénéfices ecclésiastiques dont les annates, c’est-à-dire la première annuité,
devaient revenir au Trésor, le nouveau pape fit apporter les pièces prêtes à la
signature. Mais, avant que les sceaux ne fussent apposés, Philippe eut une
conversation particulière avec Charles de Valois.

— Mon oncle, demanda-t-il,
avez-vous à vous plaindre de moi ?

— Non, mon neveu, dit
l’ex-empereur de Constantinople.

Le moyen d’aller répondre à
quelqu’un que le seul grief qu’on ait contre lui, c’est son existence !…

— Alors, mon oncle, si vous
n’avez pas à vous plaindre, pourquoi me desservez-vous ? Je vous avais
assuré, quand vous m’avez remis les clés du Trésor, que les comptes ne vous
seraient pas demandés, et j’ai tenu parole. Vous, vous m’avez juré hommage et
fidélité, mais vous ne tenez point votre foi, mon oncle, car vous soutenez la
cause de Robert d’Artois.

Valois fit un geste de dénégation.

— Vous faites mauvais calcul,
poursuivit Philippe, car Robert va vous coûter fort cher. Il est
impécunieux ; il ne tire ressources que des revenus que lui sert le
Trésor, et que je viens de lui couper. C’est donc à vous qu’il va demander
subsides. Où les trouverez-vous, puisque vous n’avez plus les finances du
royaume ? Allons, ne vous crêtez point, ne devenez point rouge, ni ne vous
laissez aller à des paroles grosses que vous regretteriez, car je veux votre
bien. Donnez-moi l’assurance de ne plus aider Robert, et moi, de mon côté, je
m’en vais demander au Saint-Père que les annates du Valois et du Maine vous
soient versées directement, et non au Trésor.

Entre la haine et la cupidité, le
cœur du comte de Valois fut un instant déchiré.

— À combien s’élèvent ces
annales ? demanda-t-il.

— De dix à douze mille livres,
mon oncle, car il y faut comprendre les bénéfices qui n’ont pas été perçus dans
les derniers temps de mon père et pendant tout le règne de Louis.

Pour Valois, toujours endetté, ces
dix ou douze mille livres à recevoir dans l’année étaient miraculeusement
bienvenues.

— Vous êtes un bon neveu, qui
comprenez mes besoins, répondit-il. Je m’en vais enjoindre à Robert de
s’accommoder avec vous, et lui remontrer que, s’il n’y consent, je lui ôterai
mon soutien.

Philippe rentra par petites étapes,
réglant différentes affaires en chemin ; il fit un dernier arrêt à
Vincennes, pour porter à Clémence la bénédiction du nouveau pape.

— Je suis heureuse, dit la
reine, que notre ami Duèze ait pris le nom de Jean, car c’est celui aussi que
j’ai choisi pour mon enfant, par ce vœu que je fis, durant la tempête, sur la
nef qui m’amena en France.

Elle semblait toujours étrangère aux
problèmes du pouvoir, et uniquement occupée de ses souvenirs conjugaux ou de
ses soucis de maternité. Le séjour de Vincennes convenait à sa santé ;
elle avait repris beau visage et connaissait, dans l’embonpoint du septième
mois, ce répit que l’on voit parfois vers la fin des grossesses difficiles.

— Jean n’est guère un nom de
roi pour la France, dit le régent. Nous n’avons jamais eu de Jean.

— Mon frère, je vous dis que
c’est un serment que j’ai fait.

— Alors, nous le respecterons…
Si donc vous avez un mâle, il s’appellera Jean Premier…

Au palais de la Cité, Philippe
trouva sa femme parfaitement heureuse, pouponnant le petit Louis-Philippe qui
criait de toute la force de ses huit semaines.

Mais la comtesse Mahaut, aussitôt
qu’avertie du retour de son gendre, arriva de l’hôtel d’Artois, manches
retroussées, les joues en feu, l’œil furieux.

— Ah ! On me trahit bien,
mon fils, dès que vous n’êtes pas là ! Savez-vous ce qu’est allé manœuvrer
en Artois votre gueux de Gaucher ?

— Gaucher est connétable, ma mère,
et voici peu que vous ne le trouviez pas gueux du tout. Que vous a-t-il donc
fait ?

— Il m’a donné tort ! cria
Mahaut. Il m’a condamnée en tout. Vos envoyés s’entendent comme compères de
foire avec mes vassaux ; ils ont pris sur eux de déclarer que je ne
rentrerais pas en Artois… vous entendez bien, m’interdire dans mon
comté !… avant que ne soit scellée cette mauvaise paix que j’ai refusée à
Louis l’autre décembre et ils veulent en plus que je restitue je ne sais
quelles tailles que d’après eux j’aurais indûment perçues !

— Tout ceci me paraît
équitable. Mes envoyés ont suivi bien fidèlement mes ordres, répondit calmement
Philippe.

La surprise laissa Mahaut un instant
interdite, la bouche entrouverte, les yeux arrondis. Puis elle reprit, criant
plus fort :

— Équitable de piller mes
châteaux, de pendre mes sergents, de ravager mes moissons ! Et ce sont vos
ordres donc, de soutenir mes ennemis ? Vos ordres ! Voilà la belle
façon dont vous me payez de tout ce que j’ai fait pour vous !

Une grosse veine violette se
gonflait sur son front.

— Je ne vois pas, ma mère,
hormis de m’avoir donné votre fille, répliqua Philippe, que vous ayez tant fait
pour moi qu’il me faille léser mes sujets et compromettre à votre profit toute
la paix du royaume.

Entre la prudence et l’emportement,
Mahaut hésita une seconde. Mais le mot employé par son gendre, « mes
sujets », qui était parole de roi, la piqua comme un aiguillon ; et
le secret qu’elle gardait si savamment depuis dix semaines fut rompu sur ce
coup de colère.

— Et d’avoir expédié ton frère
outre, dit-elle en avançant sur lui, n’est-ce donc rien ?

Philippe n’eut pas de sursaut, ni
d’exclamation ; sa réaction fut d’aller clore les portes. Il verrouilla
les serrures, ôta les clés et les glissa dans sa ceinture. Il n’aimait combattre
qu’en arènes fermées. Mahaut fut prise de frayeur, et plus encore quand elle
aperçut le visage qu’il avait en revenant vers elle.

— C’était donc vous, dit-il à
mi-voix, et ce qu’on chuchote dans le royaume est vrai !

Mahaut fit front, selon sa nature
qui était d’attaquer.

— Et qui vouliez-vous que ce
fût, mon beau fils ? À qui croyez-vous donc devoir la grâce d’être régent
et de pouvoir un jour, peut-être, vous approprier la couronne ?
Allons ! Ne vous donnez point pour si naïf. Votre frère m’avait confisqué
l’Artois ; Valois le montait contre moi, et vous, vous étiez à Lyon, à
vous occuper du pape… toujours ce pape qui vient en mes affaires comme mars en
carême ! Ne faites pas tant le benoît que d’aller me dire que vous
regrettez Louis ! Vous n’aviez guère de tendresse pour lui, vous vous
sentez bien aise que je vous aie fourni toute chaude sa place, en assaisonnant
un peu ses dragées, et sans qu’il en coûte rien à votre conscience. Mais je
n’attendais pas, moi, de vous trouver à mon endroit plus mal disposé que lui.

Philippe s’était assis, avait croisé
ses longues mains, et réfléchissait. « Il fallait bien en arriver là, un
jour ou l’autre, pensait Mahaut. Dans un sens c’est peut-être un bien ; je
le tiens à présent. »

— Jeanne sait ? demanda
soudain Philippe.

— Elle ne sait rien.

— Qui sait, alors, en dehors de
vous ?

— Béatrice, ma demoiselle de
parage.

— C’est trop, dit Philippe.

— Ah ! ne touchez pas à
celle-là ! s’écria Mahaut. Elle a puissante famille !

— Certes, une famille qui vous
a fait bien aimer en Artois ! Et hormis cette Béatrice ? Qui vous a
fourni… l’assaisonnement, comme vous appelez cela ?

— Une magicienne d’Arras que je
n’ai jamais vue, mais que Béatrice connaît. J’ai feint de vouloir me
débarrasser des cerfs qui infestaient mon parc ; j’ai pris soin d’ailleurs
d’en faire crever beaucoup.

— Il faudrait rechercher cette
femme, dit Philippe.

— Comprenez-vous maintenant,
reprit Mahaut, que vous ne pouvez point m’abandonner ? Car si l’on croit
que vous me laissez sans appui, mes ennemis vont reprendre courage, les
calomnies redoubler…

— Les médisances, ma mère, les
médisances… rectifia Philippe.

— … et si l’on m’accuse de
ce que vous savez, le poids en retombera sur vous, car on ne manquera pas de
dire que je l’ai fait pour votre avantage, ce qui est vrai ; et beaucoup
penseront que j’ai agi sur votre ordre même.

— Je sais, ma mère, je
sais ; je viens déjà de penser à tout cela.

— Songez, Philippe, que j’ai
risqué le salut de mon âme à cette entreprise. Ne soyez pas ingrat.

Philippe eut un ricanement bref,
suivi d’un aussi bref éclat de colère.

— Ah ! c’en est trop, ma
mère ! Allez-vous demander bientôt que je vous vienne baiser les pieds
pour avoir empoisonné mon frère ? Si j’avais su que la régence était à ce
prix, je ne l’eusse certes pas acceptée ! Je réprouve le meurtre ; il
n’est jamais besoin de tuer pour venir à ses fins ; c’est là moyen de
mauvaise politique, et je vous ordonne, aussi longtemps que je serai votre
suzerain, de n’en plus user.

Un moment, il eut la tentation de
l’honnêteté. Réunir le Conseil des Pairs, dénoncer le crime, demander le
châtiment… Mahaut, qui le devina agité de ces pensées, passa de pénibles
instants. Mais Philippe ne s’abandonnait guère à ses impulsions, même
vertueuses. Agir comme il l’imaginait, c’était jeter le discrédit sur sa femme
et sur lui-même. Et de quelles accusations Mahaut, pour se défendre, ou pour
perdre avec elle qui ne l’aurait pas défendue, ne serait-elle capable ?
Les querelles renaîtraient forcément autour des règlements de régence. Philippe
avait déjà trop fait pour le royaume, et trop rêvé à ce qu’il fallait faire,
pour courir le risque d’être privé du pouvoir. Son frère Louis, à tout prendre,
avait été un mauvais roi, et, de surcroît, un assassin… Peut-être était-ce la
volonté de la Providence que de punir le meurtrier par le meurtre, et de
remettre la France en meilleures mains.

— Dieu vous jugera, ma mère,
Dieu vous jugera, dit-il. Je voudrais éviter seulement que les flammes de
l’enfer ne commencent, à cause de vous, de nous lécher tous en notre vivant. Il
me faut donc payer les dettes de votre crime, et ne pouvant vous mettre en
geôle, je suis forcé, en effet, de vous soutenir… Votre machination était bien
combinée. Messire Gaucher recevra dès après-demain d’autres instructions. Je ne
vous cache pas qu’elles me pèsent.

Mahaut voulut l’embrasser. Il la
repoussa.

— Mais sachez bien, reprit-il,
que désormais mes plats seront goûtés trois fois et qu’à la première douleur
d’estomac qui me point un peu, vos heures à vivre seront petitement comptées.
Priez donc pour ma santé.

Mahaut baissa le front.

— Je vous servirai tant, mon
fils, dit-elle, que vous finirez par me rendre votre amour.

 

IV
« PUISQU’IL FAUT NOUS RÉSOUDRE À LA GUERRE…»

Nul ne comprit, et surtout pas
Gaucher de Châtillon, le revirement de Philippe dans les affaires d’Artois. Le
régent, désavouant brusquement ses envoyés, déclara inacceptable la
conciliation qu’ils avaient préparée et exigea la rédaction de nouvelles
conventions plus favorables à Mahaut. Le résultat ne se fit pas attendre. Les
négociations furent rompues et ceux qui les menaient du côté artésien,
représentant l’élément modéré de la noblesse, rejoignirent aussitôt le clan des
violents. Leur indignation était extrême ; le connétable les avait
vilainement joués ; la force en vérité était le seul recours. Le comte
Robert triomphait.

— Vous avais-je assez dit qu’on
ne pouvait s’accorder avec ces félons ? répétait-il à chacun.

Suivi de son armée d’insurgés, il
marcha de nouveau sur Arras. Gaucher, qui se trouvait dans la ville avec
seulement une petite escorte, n’eut que le temps de s’enfuir par la porte de
Péronne tandis que Robert, toutes bannières déployées et trompettes sonnantes,
entrait par la porte de Saint-Omer. Il s’en fallut d’un quart d’heure que le
connétable de France ne fût fait prisonnier. Cette aventure se passait le 22
septembre. Le jour même, Robert adressait à sa tante la lettre suivante :

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