La Loi des mâles (33 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: La Loi des mâles
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Le lendemain elle porterait une robe
de velours vert, et ensuite une autre de camocas azurée avec pèlerine de petit-gris.
Jamais elle ne se produirait en public dans la même parure, ni sous les mêmes
joyaux
[24]
.

Ces merveilles s’étalaient dans une
chambre dont la décoration avait été également apportée de Paris :
tentures de soie blanche brodées de treize cent vingt et un perroquets d’or,
avec au centre les grandes armes des comtes de Bourgogne où passait un lion de
gueules ; ciel de lit, courtepointe et coussins étaient ornés de sept
mille trèfles d’argent. Sur le sol avaient été jetés des tapis aux armes de France
et de Bourgogne-Comté.

À plusieurs reprises Jeanne était
entrée dans l’appartement de Philippe afin de faire admirer à celui-ci la
beauté d’une étoffe, la perfection d’un travail.

— Mon cher Sire, mon bien-aimé,
s’écriait-elle, que vous me faites heureuse !

Si peu encline qu’elle fût aux
démonstrations vives, elle ne pouvait s’empêcher d’avoir les yeux humides. Son
propre sort l’éblouissait, surtout lorsqu’elle se rappelait le temps récent où
elle se trouvait en prison, à Dourdan. Quel prodigieux retour de fortune, en
moins d’un an et demi ! Elle songeait à Marguerite la morte, elle songeait
à sa sœur Blanche de Bourgogne, toujours enfermée à Château-Gaillard…
« Pauvre Blanche, qui aimait tant les parures ! » pensait-elle
en essayant une ceinture d’or incrustée de rubis et d’émeraudes.

Philippe était soucieux, et les
enthousiasmes de sa femme l’assombrissaient plutôt ; il examinait les
comptes avec son grand argentier.

— Je suis fort aise, ma bonne
mie, que tout ceci vous complaise, finit-il par répondre. Voyez-vous, j’agis
selon l’exemple de mon père qui, comme vous l’avez connu, était fort mesuré en
sa dépense personnelle mais ne lésinait point lorsqu’il s’agissait de la
majesté royale. Montrez bien ces beaux habits, car ils sont pour le peuple qui
vous les donne sur son labeur, tout autant que pour vous ; et prenez-en
grand soin, car vous ne pourrez de sitôt en avoir de pareils. Après le sacre,
il faudra nous restreindre.

— Philippe, demanda Jeanne, ne
ferez-vous rien en ce jour pour ma sœur Blanche ?

— J’ai fait, j’ai fait. Elle
est à nouveau traitée en princesse, sous la réserve qu’elle ne sorte pas des
murailles où elle est. Il faut qu’il y ait une différence entre elle qui a
péché et vous, Jeanne, qui fûtes toujours pure et qu’on a faussement accusée.

Il avait prononcé ces dernières
paroles en portant sur sa femme un regard où se lisait davantage le souci de
l’honneur royal que la certitude de l’amour.

— Et puis, ajouta-t-il, son
mari ne me cause guère de joie, en ce moment. C’est un bien mauvais frère que j’ai
là !

Jeanne comprit qu’il serait vain
d’insister et qu’elle aurait avantage à ne pas revenir sur le sujet. Elle se
retira, et Philippe se remit à l’étude des longues feuilles chargées de
chiffres que lui présentait Geoffroy de Fleury.

Les frais ne se limitaient pas aux
seuls vêtements du roi et de la reine. Certes Philippe avait reçu quelques
présents ; ainsi Mahaut avait offert le drap marbré pour les robes des
petites princesses et du jeune Louis-Philippe.

Mais le roi était tenu d’habiller de
neuf ses cinquante-quatre sergents d’armes et leur chef, Pierre de Galard,
maître des arbalétriers. Adam Héron, Robert de Gamaches, Guillaume de Seriz,
les chambellans, avaient reçu chacun dix aunes de rayé de Douai pour se faire
des cottes hardies. Henry de Meudon, Furant de la Fouaillie, Jeannot
Malgeneste, les veneurs, avaient touché un nouvel équipement, ainsi que tous
les archers. Et comme on armerait vingt chevaliers après le sacre, c’était
encore vingt robes à donner ! Ces présents de vêtements constituaient les
gratifications d’usage ; et l’usage voulait aussi que le roi fît ajouter à
la châsse de Saint-Denis une fleur de lis en or constellée d’émeraudes et de
rubis.

— Au total ? demanda
Philippe.

— Huit mille cinq cent
quarante-huit livres, treize sols et onze deniers, Sire, répondit l’argentier.
Peut-être pourriez-vous demander une contribution de joyeux avènement ?

— Mon avènement sera plus
joyeux si je n’impose pas de nouvelles taxes. Nous ferons face autrement, dit
le roi.

Ce fut à ce moment qu’on annonça le
comte de Valois. Philippe éleva les mains vers le plafond :

— Voilà ce que nous avions
oublié en nos additions. Vous allez voir, Geoffroy, vous allez voir ! Cet
oncle-là va me coûter plus cher à lui seul que dix sacres ! Il vient me
mettre marché en main. Laissez-moi seul avec lui.

Ah ! qu’il était splendide,
Monseigneur de Valois ! Brodé, chamarré, doublé de volume par d’épaisses
fourrures qui s’ouvraient sur une robe cousue de pierres précieuses ! Si
les habitants de Reims n’avaient pas su que le nouveau souverain était jeune et
maigre, on eût pris ce seigneur-là pour le roi lui-même.

— Mon cher neveu,
commença-t-il, vous me voyez bien en peine… bien en peine pour vous. Votre
beau-frère d’Angleterre ne vient pas.

— Il y a longtemps, mon oncle,
que les rois d’outre-manche n’assistent plus à nos sacres, répondit Philippe.

— Certes ; mais ils y sont
représentés par quelque parent ou grand seigneur de leur cour, pour occuper
leur place de duc de Guyenne. Or Edouard n’a envoyé quiconque ; c’est
confirmer ainsi qu’il ne vous reconnaît pas. Le comte de Flandre, que vous
pensiez avoir amadoué par votre traité de septembre, n’est pas là non plus, ni
le duc de Bretagne.

— Je sais, mon oncle, je sais.

— Quant au duc de Bourgogne,
n’en parlons point ; nous étions sûrs qu’il nous ferait défaut. Mais en
revanche sa mère, notre tante Agnès, vient d’entrer en la ville tout à l’heure,
et je ne pense pas que ce soit précisément pour vous apporter son soutien.

— Je sais, mon oncle, je sais,
répéta Philippe.

Cette arrivée imprévue de la
dernière fille de Saint Louis inquiétait Philippe plus qu’il ne le laissait
paraître. Il avait d’abord pensé que la duchesse Agnès venait négocier. Mais
elle ne montrait guère de hâte à se manifester, et lui-même était décidé à ne
pas faire la première démarche. « Si le peuple, qui m’acclame quand je
parais, savait de quelles hostilités et menaces je suis entouré ! »
se disait-il.

— Si bien que des pairs laïcs
qui doivent demain soutenir votre couronne, reprit Valois, vous n’en avez
présentement aucun
[25]
.

— Mais si, mon oncle ;
vous oubliez la comtesse d’Artois… et vous-même.

Valois eut un violent mouvement
d’épaules.

— La comtesse d’Artois !
s’écria-t-il. Une femme pour tenir la couronne, alors que vous-même, Philippe,
vous-même n’avez tiré vos droits que de l’exclusion des femmes !

— Soutenir la couronne n’est
point la ceindre, dit Philippe.

— Faut-il que Mahaut ait aidé à
votre accession pour que vous la grandissiez de la sorte ! Vous allez
donner crédit davantage à tous les mensonges qui circulent. Ne revenons point
sur le passé, mais enfin, Philippe, n’est-ce pas Robert qui devrait figurer
pour l’Artois ?

Philippe feignit de ne pas porter
attention aux dernières paroles de son oncle.

— De toute façon les pairs
ecclésiastiques sont là, dit-il.

— Ils sont là, ils sont là…
dits Valois en agitant ses bagues. Déjà ils ne sont que cinq sur six. Et que
croyez-vous qu’ils vont faire, ces pairs d’Église, quand ils verront que du
côté du royaume une seule main, et laquelle ! va se lever pour vous couronner ?

— Mais, mon oncle, vous
comptez-vous donc pour rien ?

Ce fut le tour de Valois de ne pas
relever la question.

— Votre frère lui-même vous
boude, dit-il.

— C’est que Charles, sans
doute, répondit Philippe doucement, ne sait point assez, mon cher oncle, comme
nous sommes bien accordés, et qu’il croit peut-être vous servir en me
desservant… Mais rassurez-vous ; il est annoncé et sera là demain.

— Que ne lui conférez-vous
aussitôt la pairie ? Votre père l’a fait pour moi, et votre frère Louis
pour vous. Ainsi je me sentirais moins seul à vous soutenir.

« Ou moins seul à me
trahir » pensa Philippe, qui reprit :

— Est-ce pour Robert, ou pour
Charles, que vous venez plaider, ou bien désirez-vous me parler de
vous-même ?

Valois prit un temps, se carra dans
son siège, regarda le diamant qui brillait à son index.

« Cinquante… ou cent mille, se
demandait Philippe. Les autres je m’en moque. Mais lui m’est nécessaire, et il
le sait. S’il refuse et fait esclandre, je risque d’avoir à remettre mon
sacre. »

— Mon neveu, dit enfin Valois,
vous voyez bien que je n’ai pas rechigné et que j’ai même fait grands frais de
costume et de suite pour vous honorer. Mais à constater que les autres pairs
sont absents, je crois que je vais devoir aussi me retirer. Que ne dirait-on pas,
si l’on me voyait seul à votre côté ? Que vous m’avez acheté, tout
bonnement.

— Je le déplorerais fort, mon
oncle, je le déplorerais fort. Mais, que voulez-vous, je ne puis vous obliger à
ce qui vous déplaît. Peut-être le temps est-il arrivé de renoncer à cette
coutume qui veut que les pairs lèvent la main auprès de la couronne…

— Mon neveu ! Mon
neveu ! s’écria Valois.

— … et s’il faut
consentement d’élection, enchaîna Philippe, de le demander non plus à six
grands barons, mais au peuple, mon oncle, qui fournit en hommes les armées et
en subsides le Trésor. Ce sera le rôle des États que je vais réunir.

Valois ne put se contenir et,
sautant de son siège, se mit à crier :

— Vous blasphémez, Philippe, ou
vous égarez tout à fait ! A-t-on jamais vu monarque élu par ses
sujets ? Belle novelleté que vos États ! Cela vient tout droit des
idées de Marigny, qui était né dans le commun et qui fut si nuisible à votre
père. Je vous dis bien que si l’on commence ainsi, avant cinquante ans le
peuple se passera de nous, et choisira pour roi quelque bourgeois, docteur de
parlement ou même quelque charcutier enrichi dans le vol. Non, mon neveu,
non ; cette fois j’y suis bien décidé ; je ne soutiendrai point la
couronne d’un roi qui ne l’est que de son chef, et qui veut de surcroît faire
en sorte que cette couronne, bientôt, soit la pâture des manants !

Tout empourpré, il déambulait à
grands pas.

« Cinquante mille… ou cent
mille ? continuait de se demander Philippe. De quel chiffre faut-il
l’estoquer ? »

— Soit, mon oncle, ne soutenez
rien, dit-il. Mais souffrez alors que j’appelle aussitôt mon grand argentier.

— Pourquoi donc ?

— Pour lui enjoindre de
modifier la liste des donations que je devais sceller demain, en signe de
joyeux avènement, et sur laquelle vous vous trouviez le premier… pour cent
mille livres.

L’estoc avait porté. Valois restait
pantois, les bras écartés.

Philippe comprit qu’il avait gagné
et, si cher que lui coûtât cette victoire, il dut faire effort pour ne pas
sourire devant le visage que lui présentait son oncle. Celui-ci, d’ailleurs, ne
mit pas longtemps à se tirer d’embarras. Il avait été arrêté dans un mouvement
de colère ; il le reprit. La colère était chez lui un moyen pour tenter de
brouiller le raisonnement d’autrui, lorsque le sien devenait trop faible.

— D’abord, tout le mal vient
d’Eudes, lança-t-il. Je le réprouve beaucoup et le lui écrirai ! Et
qu’avaient besoin le comte de Flandre et le duc de Bretagne de prendre son
parti, et de récuser votre convocation ? Quand le roi vous mande pour
soutenir sa couronne, on vient ! Ne suis-je pas là, moi ? Ces barons,
en vérité, outrepassent leurs droits. C’est ainsi, en effet, que l’autorité
risque de passer aux petits vassaux et aux bourgeois. Quant à Edouard
d’Angleterre, quelle foi peut-on faire à un homme qui se conduit en
femme ? Je serai donc à vos côtés, pour leur faire la leçon. Et ce que
vous avez décidé de me donner, je l’accepte, mon neveu, par souci de justice.
Car il est juste que ceux qui sont fidèles au roi soient traités autrement que
ceux qui le trahissent. Vous gouvernez bien. Ce… ce don qui me marque votre
estime, quand allez-vous le signer ?

— À présent, mon oncle, si vous
le souhaitez… mais daté de demain, répondit le roi Philippe V.

Pour la troisième fois, et toujours
par moyen d’argent, il avait muselé Valois.

— Il était temps que je sois
couronné, dit Philippe à son argentier quand Valois fut parti, car s’il m’avait
fallu discuter encore, je crois que la prochaine fois j’aurais dû vendre le
royaume.

Et comme Fleury s’étonnait de
l’énormité de la somme promise :

— Rassurez-vous, rassurez-vous,
Geoffroy, ajouta-t-il ; je n’ai point encore marqué quand cette donation
serait versée. Il ne la touchera que par petites fractions,… Mais il pourra
emprunter dessus… Maintenant allons à souper.

Le cérémonial voulait qu’après le
repas du soir, le roi, entouré de ses officiers et du chapitre, se rendît à la
cathédrale pour s’y recueillir et faire oraison. L’église était déjà toute
prête, avec les tapisseries pendues, les centaines de cierges en place, et la
grande estrade élevée dans le chœur. Les prières de Philippe furent courtes,
mais il passa néanmoins un temps considérable à se faire instruire une dernière
fois du déroulement des rites et des gestes qu’il aurait lui-même à accomplir.
Il alla vérifier la fermeture des portes latérales, s’assura des dispositions
de sécurité, et s’enquit de la place de chacun.

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