La Loi des mâles (35 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: La Loi des mâles
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Philippe regagna le lit et y reprit
la position étendue, mains croisées, paupières closes.

Des coups furent frappés contre la
porte ; cette fois, c’étaient les évêques qui cognaient de leurs crosses.

— Qui demandez-vous ? dit
Adam Héron.

— Nous demandons le roi,
répondit une voix grave.

— Qui le veut ?

— Les pairs évêques.

Les vantaux furent ouverts et les
évêques de Langres et de Beauvais entrèrent, mitre en tête et reliquaire au
col. Ils s’approchèrent du lit, aidèrent le roi à se lever, lui présentèrent
l’eau bénite, et, tandis qu’il s’agenouillait sur un carreau de soie, dirent
l’oraison.

Puis Adam Héron posa sur les épaules
de Philippe un manteau de velours écarlate semblable à celui de sa robe. Et
soudain éclata une querelle de préséance. Normalement, le duc-archevêque de
Laon devait prendre place à droite du roi. Or le siège de Laon, à l’époque,
était sans titulaire. L’évêque de Langres, Guillaume de Durfort, était censé remplacer
cet absent. Mais Philippe désigna l’évêque de Beauvais pour tenir la droite. Il
avait deux raisons à cela : d’une part l’évêque de Langres avait accueilli
un peu trop facilement les anciens Templiers dans son diocèse, en leur donnant
des places de clercs ; d’autre part, l’évêque de Beauvais était un
Marigny, le troisième frère, très habile prélat toujours disposé à servir le
pouvoir à condition d’en retirer honneur et profit. Ne l’avait-il pas prouvé
moins de deux ans auparavant en siégeant au tribunal chargé de condamner son
aîné Enguerrand ? Philippe ne l’estimait pas, mais savait qu’il lui
fallait se le concilier.

— Je suis évêque-duc ;
c’est à moi de tenir la dextre, disait Guillaume de Durfort.

— Le siège de Beauvais est plus
antique que celui de Langres, répondait Marigny.

Leurs visages commençaient à rougir
sous les mitres.

— Messeigneurs, le roi décide,
dit Philippe.

Et Durfort dut se ranger à gauche.

« Un mécontent de plus »,
pensa Philippe.

Ils descendirent ainsi, parmi les
croix, les cierges et les fumées d’encens, jusqu’à la rue où toute la cour, la
reine en tête, était déjà formée en cortège. On gagna la cathédrale.

D’immenses clameurs s’élevaient sur
le passage du roi. Philippe était assez pâle et plissait ses yeux myopes. La
terre de Reims lui paraissait devenue soudain étrangement dure au pas ; il
avait l’impression de marcher sur du marbre.

Au portail de la cathédrale, il y
eut un arrêt pour de nouvelles oraisons ; puis, dans le fracas des orgues,
Philippe avança dans la nef vers l’autel, vers la grande estrade, vers le trône
où, enfin, il s’assit. Son premier geste fut pour désigner à la reine le siège
préparé à la droite du sien.

L’église était comble. Philippe
n’apercevait qu’une mer de couronnes, d’épaules brodées, de joyaux, de chasubles
étincelant sous les cierges. Un firmament humain s’étendait à ses pieds.

Il ramena son regard vers de plus
proches parages, et tourna la tête, à droite et à gauche, pour distinguer les
présences sur l’estrade. Charles de Valois était là, et Mahaut d’Artois,
monumentale, ruisselante de brocarts et de velours ; elle lui sourit.
Louis d’Évreux se tenait un peu plus loin. Mais Philippe n’apercevait pas
Charles de La Marche, ni non plus Philippe de Valois que son père semblait
également chercher des yeux.

L’archevêque de Reims, Robert de
Courtenay, alourdi par les ornements sacerdotaux, se leva de son trône qui
faisait face au siège royal. Philippe l’imita et vint se prosterner devant
l’autel.

Tout le temps que dura le Te Deum,
Philippe se demanda : « Les portes ont-elles été bien fermées ?
Mes ordres ont-ils été fidèlement suivis ? Mon frère n’est pas homme à
rester au fond d’une chambre pendant qu’on me couronne. Et pourquoi Philippe de
Valois est-il absent ? Que me préparent-ils ? J’aurais dû laisser
Galard dehors, pour qu’il soit mieux à même de commander ses
arbalétriers. »

Or, tandis que le roi s’inquiétait
ainsi, son frère cadet pataugeait dans un marais.

En sortant, furieux, de la chambre
royale, Charles de La Marche s’était précipité au logement des Valois. Il
n’avait pas trouvé son oncle, déjà parti pour la cathédrale, mais seulement
Philippe de Valois qui achevait de se préparer et auquel il avait conté, hors
d’haleine, ce qu’il appelait « la félonie » de son frère.

Fort liés, parce que fort proches
par leurs goûts et leurs natures, les deux cousins s’entendaient bien à se
monter réciproquement la tête.

— S’il en est ainsi, je
n’assisterai pas non plus au sacre. Je pars avec toi, avait déclaré Philippe de
Valois avec la satisfaction d’affirmer une indépendance à l’égard du roi, de la
cour et de son propre père.

Là-dessus, de rassembler leurs
escortes et de se diriger fièrement vers une porte de la ville. Leur superbe
avait dû s’incliner devant les sergents d’armes.

— Nul n’entre ni ne sort. Ordre
du roi.

— Même les princes de
France ?

— Même les princes ; ordre
du roi.

— Ah ! Il veut nous
contraindre ! s’était écrié Philippe de Valois qui maintenant prenait
l’affaire à son compte. Eh bien, nous sortirons quand même !

— Comment veux-tu, puisque les
portes sont closes ?

— Feignons de rentrer à mon
logis, et laisse-moi agir.

La suite ressemblait à une équipée
de gamins. Les écuyers du jeune comte de Valois avaient été dépêchés à chercher
des échelles, vite dressées dans le fond d’une impasse, en un endroit où les
murs ne semblaient pas gardés. Et voici les deux cousins, fesses en l’air,
partis à l’escalade, sans se douter que de l’autre côté s’étendaient les
marécages de la Vesle. Par cordes, ils descendirent dans le fossé. Charles de
La Marche perdit pied au milieu de l’eau boueuse et glacée ; il s’y fût
noyé si son cousin, qui avait six pieds de haut et les muscles solides, ne
l’eût à temps repêché. Puis ils s’engagèrent, comme des aveugles, dans les
marais. Il n’était plus question pour eux de renoncer. Avancer ou reculer
revenait au même. Ils jouaient leur vie et en auraient pour trois grandes
heures à se tirer de ce bourbier. Les quelques écuyers qui les avaient suivis
barbotaient autour d’eux et ne se gênaient pas pour les maudire à haute voix.

— Si jamais nous sortons de là,
criait La Marche pour soutenir son courage, je sais bien où j’irai, je sais
bien. À Château-Gaillard !

Philippe de Valois, ruisselant de
sueur malgré le froid, montra une tête stupéfaite au-dessus des roseaux
pourrissants.

— Tu tiens donc encore à
Blanche ? demanda-t-il.

— Je n’y tiens point, mais j’ai
des choses à savoir d’elle. Elle est la seule, elle est la dernière à pouvoir
nous dire si la fille de Louis est bâtarde, et si mon frère Philippe a été cocu
comme moi ! Avec son témoignage, je pourrai honnir mon frère, à mon tour,
et faire donner la couronne à la fille de Louis.

Le son des cloches de Reims, battant
à toute volée, parvenait jusqu’à eux.

— Quand je pense, quand je
pense que c’est pour lui qu’on sonne ! disait Charles de La Marche, la
moitié du corps dans la boue et la main tendue vers la ville…

… Dans la cathédrale, les
chambellans venaient de dévêtir le roi. Philippe le Long debout devant l’autel
n’avait plus sur le corps que deux chemises superposées, l’une de fine toile,
et l’autre de soie blanche, et largement ouvertes sur la poitrine et sous les
aisselles. Le roi, avant d’être investi des signes de la majesté, se présentait
à l’assemblée de ses sujets comme un homme presque nu, et qui frissonnait.

Tous les attributs du sacre étaient
déposés sur l’autel, à la garde de l’abbé de Saint-Denis qui les avait
apportés. Adam Héron prit des mains de l’abbé les chausses, longs caleçons de
soie brodés de fleurs de lis, et aida le roi à les passer, ainsi que les
chaussures, également d’étoffe brodée. Puis Anseau de Joinville, en l’absence
du duc de Bourgogne, noua les éperons d’or aux pieds du roi, et les enleva
aussitôt. L’archevêque bénit la grande épée, qu’on prétendait être celle de
Charlemagne, et la soulevant par le baudrier la pendit au flanc du roi en
récitant :

— Accipe hunc gladium cum
Dei benedictione…

— Messire connétable,
approchez, dit le roi.

Gaucher de Châtillon s’avança et
Philippe, se défaisant du baudrier, lui remit l’épée.

Jamais connétable, dans toute
l’histoire des sacres, n’avait mieux mérité de tenir, pour son souverain,
l’insigne de la puissance militaire. Ce geste entre eux était plus que
l’accomplissement d’un rite ; ils échangèrent un long regard. Le symbole
se confondait avec la réalité.

De la pointe d’une aiguille d’or,
l’archevêque prit, dans la sainte ampoule que lui tendait l’abbé de Saint-Rémy,
une parcelle de cette huile qu’on disait envoyée du ciel, et la mêla de son
doigt avec le chrême préparé sur une patène. Puis l’archevêque oignit Philippe
en le touchant au sommet de la tête, à la poitrine, entre les épaules et aux
aisselles. Adam Héron rattacha les annelets et les agrappins qui fermaient les
tuniques. La chemise du roi serait plus tard brûlée, parce qu’elle avait été
effleurée de la sainte onction.

Le roi fut alors revêtu des
vêtements pris sur l’autel : d’abord la cotte de satin vermeil brodée de
fils d’argent, puis la tunique de satin bleu bordée de perles et semée de
fleurs de lis d’or, et, par-dessus, la dalmatique de semblable tissu, et, par-dessus
encore, le soq, grand manteau carré agrafé sur l’épaule droite par une fibule
d’or. Philippe sentait progressivement ses épaules s’appesantir. L’archevêque
accomplit l’onction des mains, glissa au doigt de Philippe l’anneau royal, lui
mit le lourd sceptre d’or en la main droite, la main de justice en la main
gauche. Après une génuflexion devant le tabernacle, le prélat enfin souleva la
couronne, tandis que le grand chambellan commençait l’appel des pairs présents.

— Magnifique et puissant
seigneur, le comte…

À cet instant précis, une voix
haute, impérieuse, s’éleva dans la nef :

— Arrête, archevêque ! Ne
couronne point cet usurpateur ; c’est la fille de Saint Louis qui te le
commande.

Un vaste remous parcourut
l’assistance. Toutes les têtes se tournèrent vers le point où l’on avait crié.
Sur l’estrade et parmi les officiants s’échangeaient des regards anxieux. Les
rangs de la foule s’écartèrent.

Entourée de quelques seigneurs, une
femme de grande taille, belle encore de visage, le menton ferme, les yeux
clairs et coléreux, l’étroit diadème et le voile des veuves posés sur une masse
de cheveux presque blancs, marchait vers le chœur.

Sur son passage on chuchotait :

— C’est la duchesse
Agnès ; c’est elle !

On tendait le cou pour la voir. On
s’étonnait qu’elle eût gardé si belle prestance et pas si ferme. Parce qu’elle
était la fille de Saint Louis, l’image qu’on se faisait d’elle appartenait au
lointain des âges ; on la croyait une ancêtre, une ombre toute cassée dans
un château de Bourgogne. Soudain elle surgissait telle qu’elle était,
réellement, une femme de cinquante ans, encore pleine de vie et d’autorité.

— Arrête, archevêque,
répéta-t-elle quand elle ne fut plus qu’à quelques pas de l’autel. Et vous tous
écoutez… Lisez, Mello ! ajouta-t-elle pour son conseiller qui
l’accompagnait.

Guillaume de Mello déplia un
parchemin et lut :

— « Nous, très noble dame
Agnès de France, duchesse de Bourgogne, fille de notre Sire le roi Louis le
saint, en notre nom et celui de notre fils, très noble et puissant duc Eudes,
nous adressons à vous, barons et seigneurs ici présents ou dehors dans le
royaume, pour faire défense que l’on reconnaisse roi le comte de Poitiers qui
n’est point héritier légitime de la couronne, et protester qu’on diffère le
sacre jusqu’à tant qu’aient été reconnus les droits de Madame Jeanne de France
et de Navarre, fille et héritière du défunt roi et de notre fille. »

L’angoisse augmentait sur l’estrade,
et l’on commençait à distinguer de mauvais murmures dans le fond de l’église.
La foule se tassait.

L’archevêque semblait embarrassé de
la couronne, ne sachant s’il devait la reposer sur l’autel, ou poursuivre.

Philippe restait immobile, tête nue,
impuissant, alourdi de quarante livres d’or et de brocarts, et les mains
encombrées de la Puissance et de la Justice. Jamais il ne s’était senti aussi
démuni, aussi menacé, aussi seul. Un gantelet de fer l’étreignait au creux de
la poitrine. Son calme était effrayant. Accomplir un seul geste, ouvrir la
bouche en cet instant, entamer une controverse, c’était courir au tumulte, et
sans doute à l’échec. Il demeura figé dans la gangue de ses ornements, comme si
la bataille se passait au-dessous de lui.

Il entendait les pairs
ecclésiastiques chuchoter :

— Que devons-nous faire ?

Le prélat de Langres, qui n’oubliait
pas la vexation essuyée au lever, était d’avis d’arrêter la cérémonie.

— Retirons-nous et débattons,
proposait un autre.

— Nous ne pouvons, le roi est
déjà l’oint du Seigneur, il est roi ; couronnez-le, répliquait l’évêque de
Beauvais.

La comtesse Mahaut se penchait vers
sa fille Jeanne et lui murmurait :

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