La Loi des mâles (34 page)

Read La Loi des mâles Online

Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: La Loi des mâles
7.88Mb size Format: txt, pdf, ePub

— Les pairs laïcs, les membres
de la famille royale et les grands officiers sont sur l’estrade, lui
expliqua-t-on. Le connétable reste à côté de vous. Le chancelier se tient à
côté de la reine. Ce trône, en face du vôtre, est celui de l’archevêque de
Reims, et les sièges disposés autour du maître-autel sont pour les pairs
ecclésiastiques.

Philippe parcourait l’estrade à pas
lents, aplatissait, du bout de son pied, le coin soulevé d’un tapis.

« Comme c’est étrange, se
disait-il. J’étais ici, à cette même place, l’autre année, pour le sacre de mon
frère… Je n’avais point porté attention à tous ces détails. »

Il s’assit un moment, mais non sur
le trône royal ; une crainte superstitieuse lui défendait de l’occuper
déjà. « Demain… demain je serai vraiment roi. » Il pensait à son
père, à la lignée d’aïeux qui l’avaient précédé en cette église ; il
pensait à son frère, supprimé par un crime dont il était innocent mais dont
tout le profit maintenant lui revenait ; il pensait à l’autre crime, celui
commis sur l’enfant, qu’il n’avait pas ordonné non plus mais dont il était le
complice muet… Il pensait à la mort, à sa propre mort, et aux millions d’hommes
ses sujets, aux millions de pères, de fils, de frères, qu’il gouvernerait
jusque-là.

« Sont-ils tous à ma semblance,
criminels s’ils en avaient l’occasion, innocents seulement d’apparence, et
prêts à se servir du mal pour accomplir leur ambition ? Pourtant, lorsque
j’étais à Lyon, je n’avais que des vœux de justice. Est-ce bien sûr ?… La
nature humaine est-elle si détestable, ou bien est-ce la royauté qui nous rend
ainsi ? Est-ce le tribut que l’on paye à régner, que de se découvrir à tel
point impur et souillé ?… Pourquoi Dieu nous a-t-il faits mortels, puisque
c’est la mort qui nous rend détestables, par la peur que nous en avons comme
par l’usage que nous en faisons ?… On va peut-être tenter de me tuer cette
nuit. »

Il regardait de hautes ombres
vaciller sur les murs, entre les piliers. Il n’éprouvait pas de repentance,
mais seulement un manque de bonheur.

« Voilà sans doute ce qu’on
appelle faire oraison, et pourquoi l’on nous conseille, la nuit avant le sacre,
cette station en l’église. »

Il se jugeait lucidement, tel qu’il
était : un mauvais homme, avec les dons d’un très grand roi.

Il n’avait pas sommeil, il fût resté
volontiers là, longtemps encore, à méditer sur lui-même, sur l’humaine
destinée, sur l’origine de nos actes, et à se poser les vraies grandes questions
du monde, celles qui ne peuvent jamais être résolues.

— Combien de temps durera la
cérémonie ? demanda-t-il.

— Deux pleines heures, Sire.

— Allons ! Il faut nous
forcer à dormir. Nous devons être dispos demain.

Mais lorsqu’il eut regagné le palais
archiépiscopal, il entra chez la reine et s’assit au bord du lit. Il entretint
sa femme de choses sans intérêt évident ; il parlait des places dans la
cathédrale ; il se souciait du vêtement de ses filles…

Jeanne était déjà à demi endormie.
Elle luttait pour rester attentive ; elle discernait chez son mari une
tension des nerfs et une sorte d’angoisse montante contre laquelle il cherchait
protection.

— Mon ami, demanda-t-elle,
voulez-vous dormir auprès de moi ?

Il parut hésiter.

— Je ne puis ; le
chambellan n’est pas prévenu, répondit-il.

— Vous êtes roi, Philippe, dit
Jeanne en souriant ; vous pouvez donner à votre chambellan les ordres
qu’il vous plaît.

Il mit un temps à se décider. Ce
jeune homme qui savait, par les armes ou l’argent, mater ses plus puissants
vassaux, éprouvait de la gêne à informer ses serviteurs qu’il allait, par désir
imprévu, partager le lit de sa femme.

Enfin il appela une des chambrières
qui dormaient dans la pièce attenante et l’envoya prévenir Adam Héron qu’il
n’eût pas à l’attendre ni à coucher cette nuit en travers de sa porte.

Puis, entre les tentures à
perroquets, sous les trèfles d’argent du ciel de lit, il se dévêtit et se
glissa dans les draps. Et cette grande angoisse, dont ne pouvaient le défendre
toutes les troupes du connétable, car c’était angoisse d’homme et non angoisse
de roi, s’apaisa au contact de ce corps de femme, contre ces jambes fermes et
hautes, ce ventre docile et cette poitrine chaude.

— Ma mie, murmura Philippe dans
les cheveux de Jeanne, ma mie, réponds-moi, m’as-tu trompé ? Réponds sans
crainte, car même si tu m’as trahi naguère, sache-toi pardonnée.

Jeanne étreignit les longs flancs,
secs et robustes, où l’ossature était sensible sous ses doigts.

— Jamais, Philippe, je te le
jure, répondit-elle. J’ai été tentée de le faire, je te le confesse, mais je
n’ai point cédé.

— Merci, ma mie, chuchota
Philippe. Rien ne manque donc à ma royauté.

Il ne manquait plus rien à sa
royauté, parce qu’il était, en vérité, pareil à tous les hommes de son
royaume : il lui fallait une femme, et qu’elle fût bien à lui.

 

X
LES CLOCHES DE REIMS

Quelques heures plus tard, allongé
sur un lit de parade décoré des armes de France, Philippe, dans une longue robe
de velours vermeil et les mains jointes à hauteur de la poitrine, attendait les
évêques qui devaient le conduire à la cathédrale.

Le premier chambellan, Adam Héron,
lui aussi somptueusement habillé, se tenait debout auprès du lit. Le pâle matin
de janvier répandait dans la chambre une lueur laiteuse.

On frappa à la porte.

— Qui demandez-vous ? dit
le chambellan.

— Je demande le roi.

— Qui le veut ?

— Son frère.

Philippe et Adam Héron se
regardèrent, surpris et mécontents.

— Bon. Qu’il entre, dit
Philippe en se redressant légèrement.

— Vous disposez de bien peu de
temps, Sire… fit remarquer le chambellan.

Le roi l’assura que l’entretien ne
durerait guère.

Le beau Charles de La Marche portait
une tenue de voyage. Il venait d’arriver à Reims et ne s’était arrêté qu’un
instant au logis du comte de Valois. Il y avait du courroux sur son visage et
dans son pas.

Tout irrité qu’il fût, la vision de
son frère, revêtu de pourpre et ainsi étendu dans une pose hiératique, lui en
imposa ; il marqua un temps d’arrêt, les yeux arrondis.

« Comme il voudrait être à ma
place ! » pensa Philippe. Puis, à haute voix :

— Vous voici donc, mon bon
frère. Je vous sais gré d’avoir compris votre devoir et de faire mentir les
méchantes langues qui prétendaient que vous ne seriez pas à mon sacre. Je vous
sais gré. Maintenant, courez à vous vêtir, car vous ne pouvez paraître ainsi.
Vous allez être en retard.

— Mon frère, répondit La
Marche, il me faut d’abord vous entretenir de choses importantes.

— De choses importantes, ou de
choses qui vous importent ? L’important, pour l’heure, est de ne point
faire attendre le clergé. Dans un instant les évêques vont venir me prendre.

— Eh bien, ils
patienteront ! s’écria Charles. Chacun, à tour de rôle, trouve votre
oreille pour l’écouter et en tirer profit. Il n’est que moi dont vous semblez
ne point vouloir tenir compte ; cette fois vous m’entendrez !

— Alors causons, Charles, dit
Philippe en s’asseyant au bord du lit. Mais je vous avertis que nous aurons à
être brefs.

La Marche eut un mouvement qui
voulait dire : « Nous verrons, nous verrons » ; et il prit
un siège, s’efforçant de se gonfler et de tenir le menton haut.

« Ce pauvre Charles !
pensa Philippe. Voilà qu’il veut jouer les manières de notre oncle
Valois ; il n’en a pas l’épaisseur. »

— Philippe, reprit La Marche,
je vous ai, à maintes reprises, demandé de me conférer la pairie, et
d’accroître mon apanage ainsi que mon revenu. Vous l’ai-je demandé, oui ou
non ?

— Avide famille… murmura
Philippe.

— Et vous m’avez toujours
opposé tête sourde. À présent, je vous le dis pour l’ultime fois ; je suis
venu à Reims, mais je n’assisterai tout à l’heure à votre sacre que si j’y ai
siège de pair. Sinon, je m’en repars.

Philippe le regarda un moment sans
rien dire, et sous ce regard, Charles se sentit diminuer, fondre, perdre toute
sûreté de soi et toute importance.

En face de leur père Philippe le
Bel, le jeune prince, naguère, éprouvait la même sensation de sa propre
insignifiance.

— Un instant, mon frère, dit
Philippe qui se leva et alla parler à Adam Héron, retiré dans un angle de la
pièce.

— Adam, demanda-t-il à voix
basse, les barons qui ont été quérir la sainte ampoule à l’abbaye de Saint-Rémy
sont-ils de retour ?

— Oui, Sire, ils sont déjà à la
cathédrale, avec le clergé de l’abbaye.

— Bien. Alors les portes de la
ville… comme à Lyon. Et de la main il fit trois gestes à peine perceptibles,
qui signifiaient : les herses, les barres, les clefs.

— Le jour du sacre, Sire ?
murmura Héron stupéfait.

— Justement, le jour du sacre.
Et faites diligence.

Le chambellan sorti, Philippe revint
vers le lit.

— Alors, mon frère, que me demandiez-vous ?

— La pairie, Philippe.

— Ah ! Oui… la pairie. Eh
bien, mon frère, je vous l’accorderai, je vous l’accorderai volontiers ;
mais pas sur-le-champ, car vous avez trop clamé vos désirs. Si je vous cédais
ainsi, on dirait que j’agis non par volonté mais par contrainte, et chacun se
croirait autorisé à se comporter comme vous. Sachez donc qu’il n’y aura plus
d’apanages créés ou accrus avant que n’ait été rendue l’ordonnance qui
déclarera inaliénable aucune partie du domaine royal
[26]
.

— Mais enfin, vous n’avez plus
besoin de la pairie de Poitiers ! Que ne me la donnez-vous ? Convenez
que ma part est insuffisante !

— Insuffisante ? s’écria
Philippe que la colère commençait à gagner. Vous êtes né fils de roi, vous êtes
frère de roi ; croyez-vous vraiment que la part soit insuffisante pour un
homme de votre cervelle et pour les mérites que vous avez ?

— Mes mérites ? dit
Charles.

— Oui, vos mérites, qui sont
petits. Car il faut bien finir par vous le dire en face, Charles : vous
êtes un benêt. Vous l’avez toujours été et vous ne vous améliorez point avec
l’âge. Déjà, quand vous n’étiez qu’enfant, vous sembliez si niais à tous, et si
peu développé d’esprit, que notre mère elle-même en avait mépris, la sainte
femme ! Et vous appelait « l’oison. » Rappelez-vous,
Charles : « l’oison ». Vous l’étiez et vous l’êtes resté. Notre
père vous appela maintes fois à son Conseil ; qu’y avez-vous appris ?
Vous bayiez aux mouches, pendant qu’on débattait les affaires du royaume et je
ne me rappelle pas qu’on ait jamais entendu de vous une parole qui n’ait fait
hausser les épaules à notre père ou à messire Enguerrand. Croyez-vous donc que
je tienne tant à vous rendre plus puissant, pour le beau secours que vous
m’iriez porter, alors que depuis six mois vous ne cessez de jouer contre
moi ? Vous aviez tout à obtenir par un autre chemin. Vous vous pensez de
forte nature, et comptez qu’on va ployer devant vous ? Nul n’a oublié la
piteuse figure que vous montrâtes à Maubuisson, quand vous étiez à bêler :
« Blanche, Blanche ! » et à pleurer votre outrage devant toute
la cour.

— Philippe ! Est-ce à vous
de me dire cela ? s’écria La Marche en se dressant, le visage décomposé.
Est-ce à vous dont la femme…

— Pas un mot contre Jeanne, pas
un mot contre la reine ! coupa Philippe la main levée. Je sais que pour me
nuire, ou pour vous sentir moins seul dans votre infortune, vous continuez à
clabauder vos mensonges.

— Vous avez innocenté Jeanne
parce que vous vouliez garder la Bourgogne, parce que vous avez fait passer,
comme toujours, vos intérêts avant votre honneur. Mais, à moi non plus, mon
épouse infidèle n’a peut-être pas fini de servir.

— Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire ce que je
dis ! répliqua Charles de La Marche. Et je vous déclare derechef que si
vous voulez me voir tout à l’heure au sacre, j’y veux être assis sur un siège
de pair. Autrement, je m’en repars !

Adam Héron rentra dans la chambre et
avertit le roi, d’une inclinaison de tête, que ses ordres avaient été transmis.
Philippe le remercia de la même manière.

— Allez-vous-en donc, mon
frère, dit-il. Une seule personne aujourd’hui m’est nécessaire :
l’archevêque de Reims. Vous n’êtes point archevêque ? Alors partez, partez
si cela vous plaît.

— Mais pourquoi, s’écria
Charles, pourquoi notre oncle Valois obtient-il toujours ce qu’il veut, et moi
jamais ?

Par la porte entrouverte, on
entendait les chants de la procession qui approchait.

« Quand je pense que si je
venais à mourir, ce sot deviendrait régent ! » se disait Philippe. Il
posa la main sur l’épaule de son frère.

— Quand vous aurez nui au
royaume d’aussi longues années que l’a fait notre oncle, vous pourrez exiger
d’être payé le même prix. Mais, grâces à Dieu, vous êtes moins diligent dans la
sottise.

Des yeux, il lui désigna la porte,
et le comte de La Marche sortit, livide, labouré de rage impuissante, pour se
heurter à un grand afflux de clergé.

Other books

Taboo Kisses by Helena Harker
Working It All Out by Dena Garson
Thirty Girls by Minot, Susan
Crying Out Loud by Cath Staincliffe
Malus Domestica by Hunt, S. A.
Witch Way to Love by Jessica Coulter Smith