Read La Loi des mâles Online

Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

La Loi des mâles (31 page)

BOOK: La Loi des mâles
7.46Mb size Format: txt, pdf, ePub
ads

— Qu’à cela ne tienne, dit
madame de Bouville ; nous allons vous en donner une. Hugues !
Commande donc qu’on selle une de nos mules.

Bouville accompagna, jusqu’au
pont-levis, sa femme et les deux frères Cressay.

« Je voudrais être mort, pour
cesser enfin de mentir et de craindre », pensait le malheureux homme,
amaigri, frissonnant, en regardant la forêt décharnée.

« Paris !… enfin
Paris ! » se disait Guccio Baglioni en passant la porte
Saint-Jacques.

Paris était morose et froid ;
le mouvement de la vie, comme toujours après les fêtes de l’an neuf, semblait
s’y être arrêté, et ce janvier-là plus encore que de coutume par suite du
départ de la cour.

Mais le jeune voyageur qui rentrait
après six mois d’absence ne voyait pas les pans de brume accrochés aux toits,
ni les rares passants transis ; pour lui, la ville avait visage de soleil
et d’espérance, car cet « enfin Paris ! » qu’il se répétait
comme la plus heureuse chanson du monde voulait dire : « Enfin, je
vais retrouver Marie ! »

Guccio portait pelisson fourré et
cape de pluie en laine de chameau ; à sa ceinture, il sentait peser une
bourse à cul-de-vilain
[23]
emplie de bonnes livres marquées au coin du pape ; il était coiffé d’un
galant chapeau de feutre rouge retroussé en arrière et formant longue pointe
au-dessus du front. On ne pouvait être mieux vêtu pour plaire. On ne pouvait
non plus éprouver plus grand plaisir de vivre qu’il n’en ressentait.

Il sauta de selle, dans la cour de
la rue des Lombards, et, lançant en avant sa jambe toujours un peu raide depuis
l’accident de Marseille, courut se jeter dans les bras de Tolomei.

— Mon cher oncle, mon bon
oncle ! Avez-vous vu mon fils ? Comment est-il ? Et Marie, comment
a-t-elle supporté ? Que vous a-t-elle dit ? Quand
m’attend-elle ?

Tolomei, sans un mot, lui tendit la
lettre de Marie de Cressay. Guccio la lut deux fois, trois fois. Sur les
mots : « Sachez que j’ai pris grande aversion pour mon péché et ne
veux plus revoir jamais celui qui est cause de ma honte. Je me veux racheter de
ce déshonneur… » il s’écria :

— Ce n’est pas vrai, ce n’est
pas possible ! Ce n’est pas elle qui a pu écrire cela !

— Ce n’est point son
écriture ? demanda Tolomei.

— Si.

Le banquier posa la main sur
l’épaule de son neveu.

— Je t’aurais prévenu à temps,
si je l’avais pu, dit-il. Mais je n’ai reçu cette lettre que le jour
d’avant-hier, après être allé voir Bouville…

Guccio, le regard ardent et fixe,
les dents serrées, ne l’écoutait pas. Il demanda l’adresse du couvent.

— Le faubourg
Saint-Marcel ? J’y vais, dit-il.

Il réclama son cheval, qu’on avait à
peine fini de bouchonner, retraversa la ville sans plus rien en voir, et alla
sonner à la porte des Clarisses. Là, il lui fut répondu que la demoiselle de
Cressay était partie de la veille, emmenée par deux gentilshommes dont l’un
portait une barbe. Il eut beau brandir le sceau du pape, tempêter, faire
scandale, il ne put rien obtenir de plus.

— L’abbesse ! Je veux voir
la mère abbesse ! criait-il.

— Les hommes ne peuvent point
pénétrer dans la clôture.

On finit par le menacer d’aller
chercher les sergents du guet.

Hors de souffle, le teint gris, les
traits changés, Guccio revint rue des Lombards.

— Ce sont ses frères, ses gueux
de frères, qui l’ont reprise ! annonça-t-il à Tolomei. Ah ! J’ai été
trop longtemps parti. La belle foi qu’elle m’avait jurée là, et qui n’a pas
tenu six mois ! Les dames de noblesse, à ce qu’on nous prétend dans les
romans, attendent dix ans leur chevalier qui est à la croisade. Mais un
Lombard, cela ne s’attend point ! Car c’est cela, mon oncle, et rien
d’autre. Relisez les termes de sa lettre ! Ce ne sont qu’insultes et
mépris. On pouvait l’obliger à ne point me revoir, mais non à me gifler de la
sorte au visage… Enfin, mon oncle ! Nous sommes riches de dizaines de
milliers de florins ; les plus hauts barons viennent nous implorer de
payer leurs dettes, le pape lui-même m’a pris pour conseil et confident pendant
tout le conclave, et voilà ces crottés de campagne qui me crachent au front du
haut de leur château fort qu’on jetterait bas d’une poussée d’épaule. Il suffit
qu’ils paraissent, ces deux galeux, pour que leur sœur me renie. Comme on se
trompe, quand on croit d’une fille qu’elle n’est pas de même sorte que ses parents !

Le chagrin, chez Guccio, se tournait
vite en colère et les ressentiments de l’orgueil l’aidaient à se défendre du
désespoir. Il avait fini d’aimer, mais non point de souffrir.

— Je ne comprends point, disait
Tolomei désolé. Elle paraissait si aimante, si heureuse d’être à toi… Jamais je
n’aurais pensé… Je vois maintenant pourquoi Bouville semblait si gêné l’autre
jour. Il savait quelque chose, sûrement. Et pourtant les lettres que j’avais
reçues d’elle… Je ne comprends point. Veux-tu que j’aille revoir
Bouville ?

— Je ne veux rien, je ne veux
plus rien ! cria Guccio. Je n’ai que trop importuné les grands de la terre
du soin de cette garce trompeuse. Jusqu’au pape lui-même, à qui j’ai demandé
protection pour elle… Aimante dis-tu ? Elle t’a fait cajoleries quand elle
se croyait repoussée par les siens et qu’elle ne voyait que nous pour recours.
Nous étions bien mariés pourtant ! Car l’impatience ne lui manquait pas de
se donner, mais non sans bénédiction de prêtre. Tu me disais qu’elle a passé
cinq jours auprès de la reine Clémence, à servir de nourrice ! La tête a
dû lui tourner de remplir un office qu’une quelconque chambrière eût pu tenir à
sa place. Moi aussi j’ai été près de la reine, et je l’ai autrement
aidée ! Au milieu de la tempête je l’ai sauvée…

Il ne reliait plus ses idées,
divaguait de fureur et, à marcher dans la pièce en lançant la jambe, avait bien
parcouru un quart de lieue.

— Peut-être si tu allais prier
la reine…

— Ni la reine, ni
personne ! Que Marie retourne à son hameau fangeux, où l’on enfonce dans
le purin jusqu’aux chevilles. On lui aura sans doute trouvé un mari, un bon
mari à la semblance de ses crottés de frères, quelque chevalier poilu et
sentant fort, et qui lui fera d’autres enfants… Elle viendrait maintenant se
traîner à mes pieds que je n’en voudrais plus, tu entends, je n’en voudrais
plus !

— Je crois bien que si elle
entrait, tu parlerais autrement, dit doucement Tolomei.

Guccio pâlit, et se cacha les
paupières dans le fond de sa paume. « Ma belle Marie… » Il la
revoyait dans la chambre de Neauphle ; il la revoyait de tout près ;
il apercevait les points d’or de ses yeux bleu sombre. Comment une pareille
trahison avait-elle pu se dissimuler dans ces yeux là !

— Je vais partir, mon oncle.

— Où cela ? Tu retournes
en Avignon ?

— La belle figure que j’y
ferais ! J’ai annoncé à tout un chacun que j’allais revenir avec mon
épouse ; je l’ai parée de toutes les vertus. Le Saint-Père lui-même sera
le premier à m’en demander des nouvelles…

— Boccace me disait l’autre
jour que les Peruzzi vont sans doute affermer la recette des tailles dans la
sénéchaussée de Carcassonne…

— Non ! Ni Carcassonne, ni
Avignon.

— Ni Paris, bien sûr… dit
tristement Tolomei.

Il vient à chaque homme, si égoïste
qu’il ait été, un moment, vers le soir de la vie, où il se sent las de ne
travailler que pour lui-même. Le banquier, après avoir attendu la présence
d’une jolie nièce et d’une famille heureuse en sa demeure, voyait soudain ses
propres espoirs s’effacer, et se dessiner à la place la perspective d’une longue
vieillesse solitaire.

— Non, je veux partir, dit
Guccio. Je ne veux plus rien en cette France qui s’engraisse de nous et nous
méprise parce que nous sommes italiens. Qu’ai-je gagné en France, je te le
demande ? Une jambe raide, quatre mois d’hôtel-Dieu, six semaines dans une
église, et pour finir… ça ! J’aurais dû savoir que ce pays ne me vaudrait
rien. Rappelle-toi ! Le lendemain de mon arrivée, j’ai manqué renverser
dans la rue le roi Philippe le Bel. Ce n’était pas un bon présage ! Sans
parler de mes traversées de mer, où j’ai failli deux fois périr, et de tout le
temps passé à compter du billon aux vilains du bourg de Neauphle, parce que je
m’y croyais amoureux.

— Tu t’es fait quand même
quelques bons souvenirs, dit Tolomei.

— Bah ! On n’a pas besoin de
souvenirs à mon âge. Je veux rentrer en ma ville de Sienne où il ne manque pas
de belles filles, les plus belles du monde à ce qu’on m’affirme chaque fois que
je dis que je suis siennois. Moins gueuses, en tout cas, que celles
d’ici ! Mon père m’avait envoyé auprès de toi pour apprendre ; je
crois que j’ai assez appris.

Tolomei ouvrit son œil gauche ;
il y avait un peu de brume sous cette paupière-là.

— Tu as peut-être raison,
dit-il. Le chagrin te passera plus vite quand tu seras loin. Mais ne regrette rien,
Guccio. Ce n’est point un mauvais apprentissage que celui que tu as fait. Tu as
vécu, couru les routes, connu les misères du petit peuple et découvert les
faiblesses des grands. Tu as approché les quatre cours qui dominent l’Europe,
celles de Paris, de Londres, de Naples et d’Avignon. Il n’est pas arrivé à
beaucoup de gens de se trouver enfermés dans un conclave ! Tu t’es rompu
aux affaires. Je te remettrai ta part ; la somme en est plaisante. L’amour
t’a fait commettre quelques sottises. Tu laisses un bâtard en chemin comme
chacun qui a beaucoup voyagé… Et tu n’as que vingt ans. Quand souhaites-tu
partir ?

— Demain, oncle Spinello,
demain si vous voulez bien… Mais je reviendrai ! ajouta Guccio d’un ton
rageur.

— Eh ! je l’espère bien,
mon garçon ! J’espère que tu ne vas pas laisser mourir ton vieil oncle
sans le revoir !

— Je reviendrai un jour, et
j’enlèverai mon enfant. Car il est à moi, après tout, autant qu’aux
Cressay ! Pourquoi le leur laisserais-je ? Pour qu’ils relèvent dans
leur écurie, comme un chien de mauvaise race ! Je l’enlèverai, tu entends,
et ce sera le châtiment de Marie. Tu sais ce qu’on dit en notre pays :
vengeance de Toscan…

Un grand vacarme, venu du
rez-de-chaussée, lui coupa la parole. La maison aux poutres de bois tremblait
sur ses fondations comme si douze fardiers fussent entrés dans la cour. Les
portes claquaient.

L’oncle et le neveu se portèrent
vers l’escalier à vis qu’emplissait déjà un bruit de charge. Une voix tonna.

— Banquier ! Où es-tu,
banquier ? Il me faut de l’argent.

Et Monseigneur Robert d’Artois
apparut en haut des marches.

— Regarde-moi bien, banquier
mon ami, je sors de prison dans l’instant ! s’écria-t-il. Le
croirais-tu ? Mon doux, mon mielleux, mon borgne cousin… le roi veux-je
dire, puisqu’il semble qu’il le soit… s’est enfin rappelé que je croupissais en
geôle où il m’avait jeté, et il me rend à l’air libre, l’aimable garçon !

— Soyez le bienvenu,
Monseigneur, dit Tolomei sans enthousiasme.

Et il se pencha au-dessus de
l’escalier, doutant encore qu’un tel passage d’ouragan pût être l’œuvre d’un
seul homme.

Baissant la tête pour ne pas se
heurter au linteau de la porte, d’Artois pénétra dans le cabinet du banquier et
marcha droit vers un miroir.

— Holà ! Mais j’ai un
visage de mort ! dit-il en se prenant les joues à pleines mains. Il faut
avouer qu’on dépérirait à moins. Sept semaines, imagine-toi, à ne voir le jour
que par une lucarne croisée de fers gros comme un dard d’âne ! Deux fois
le jour un brouet qui ressemblait déjà à une colique avant même d’être mangé.
Par bonheur, mon Lormet me faisait passer des plats de sa façon, sinon je ne
vivrais plus à l’heure qu’il est. Le coucher n’était pas meilleur que la
pitance. Par égard à mon sang royal, on m’avait gratifié d’un lit. J’ai dû en
casser le bois pour pouvoir m’allonger les jambes ! Patience ; tout
cela lui sera compté, au cher cousin.

En vérité, Robert n’avait pas maigri
d’une once et la réclusion avait peu mordu sur sa solide nature. Si sa
carnation était moins vive, en revanche ses yeux gris, couleur de silex,
brillaient plus méchamment que naguère.

— Belle liberté dont on me
gratifie ! « Vous êtes libre, Monseigneur, continua le géant imitant
le capitaine du Châtelet. Mais… mais vous ne pouvez vous écarter de plus de
vingt lieues de Paris ; mais la sergenterie du roi doit connaître votre
demeure ; mais la capitainerie d’Evreux, si vous poussez vers vos terres,
doit en être avertie. » Autrement dit : « Reste ici, Robert, à
battre les rues sous l’œil du guet, ou bien va-t’en moisir à Conches. Mais pas
un pied vers l’Artois, et pas un pied vers Reims ! On ne veut pas de toi
au sacre, surtout pas ! Tu pourrais bien y chanter quelque psaume qui ne
plairait pas à toutes les oreilles ! » Et l’on a bien choisi le jour
pour me relâcher. Point trop tôt, point trop tard. Toute la cour est
partie ; personne au Palais, personne chez Valois… Il m’a bien abandonné,
ce cousin-là ! Et me voici dans une ville morte, sans seulement un liard
en bourse pour souper ce soir et trouver quelque fille sur laquelle employer
mon humeur amoureuse ! Car sept semaines, vois-tu, banquier… non, tu ne
peux comprendre ; cette chose-là ne doit plus guère te taquiner. Remarque,
remarque, j’ai assez ribaudé en Artois pour me tenir au calme quelque
temps ; et il doit se préparer là-bas bon nombre de petits valets qui ne
sauront jamais qu’ils descendent de Philippe Auguste. Mais j’ai constaté une
chose étrange, que les docteurs et philosophes, ces rats, devraient méditer.
Pourquoi est-il un membre chez l’homme qui, plus on lui fournit de besogne, plus
il en réclame ?

BOOK: La Loi des mâles
7.46Mb size Format: txt, pdf, ePub
ads

Other books

For the Win by Sara Rider
The Ruby Quest by Gill Vickery
Map by Wislawa Szymborska
Mass Effect. Revelación by Drew Karpyshyn
Betrayal by Noire
Furious by T. R. Ragan
The Burning Wire by Jeffery Deaver