La Loi des mâles (25 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: La Loi des mâles
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— Savez-vous, ma mère, que la
dame de Fériennes a disparu d’Arras, et aussi les hommes que j’avais envoyés
pour l’enlever et la mettre hors d’état de trop parler ? Il paraîtrait
qu’elle est tenue secrètement en quelque château d’Artois, et l’on dit que vos
barons, là-bas, s’en vantent.

Mahaut se demanda ce que signifiait
cet avertissement. Philippe Voulait-il seulement la prévenir des dangers
qu’elle courait ? Ou lui prouver qu’il prenait soin d’elle ? Était-ce
manière de confirmer l’interdiction de jamais plus recourir au poison ? Ou
bien, au contraire, en faisant allusion à la fournisseuse, lui donnait-il à
entendre qu’elle avait les mains libres ?

— De nouvelles convulsions
pourraient bien l’emporter, insista Mahaut.

— Laissons faire Dieu, ma mère,
laissons faire Dieu, dit Philippe en rompant l’entretien.

« Laisser faire Dieu… ou me
laisser faire, moi ? pensa la comtesse d’Artois. Il est prudent, jusqu’à
se garder de se souiller l’âme ; mais il m’a bien comprise… C’est ce gros
niais de Bouville qui va me causer le plus de tracas. »

Dès cet instant son imagination
commença de travailler. Mahaut avait un crime en perspective ; et que la
future victime fût un nouveau-né lui excitait l’esprit autant que s’il se fût
agi de l’adversaire le plus féroce.

Elle entreprit une campagne
soigneuse, perfide. Le roi n’était pas né viable ; elle le disait à tout
venant, et décrivait, les larmes dans les yeux, la pénible scène du baptême.

— Nous l’avons tous cru
trépassé devant nous, et il s’en est fallu de bien peu que ce ne fût vrai.
Demandez plutôt au connétable qui était là comme moi ; je n’ai jamais vu
messire Gaucher si fort pâlir… Chacun pourra juger d’ailleurs de la faiblesse
du petit roi quand on le présentera à tous les barons, comme cela doit se
faire. À savoir même s’il n’est pas déjà mort et qu’on nous le cache. Car cette
présentation tarde beaucoup, sans qu’on nous en donne la raison. Messire de
Bouville, paraît-il, s’y oppose, parce que la malheureuse reine… Dieu la
protège !… serait au plus mal. Mais enfin la reine n’est pas le roi !

Les familiers de Mahaut avaient
charge de colporter ces propos.

Les barons commencèrent à s’alarmer.
En effet, pourquoi différait-on ainsi la présentation solennelle ? Le
baptême à la sauvette, les prétendues dérobades de Bouville, l’impénétrable
silence maintenu autour de Vincennes, tout était marqué de mystère.

Des rumeurs contradictoires
circulaient. Le roi était infirme et l’on ne voulait pas le montrer. Le comte
de Valois l’avait enlevé secrètement pour le mettre en sûreté. La maladie de la
reine ? Une feinte. La reine et son enfant voyageaient en ce moment vers
Naples.

— S’il est mort, qu’on nous le
dise, murmuraient certains.

— Le régent l’a fait
disparaître ! assuraient d’autres.

— Qu’allez-vous chanter
là ? Le régent n’est point homme de cette sorte. Mais il se défie de
Valois.

— Ce n’est point le
régent ; c’est Mahaut. Elle prépare son forfait, s’il n’est même déjà
accompli. Elle répète trop fort que le roi ne peut vivre !

Tandis qu’un mauvais vent passait à
nouveau sur la cour, qu’on s’énervait en conjectures odieuses, en soupçons
d’infamie dont chacun se sentait éclaboussé, le régent, lui, demeurait
impénétrable. Il s’absorbait dans l’administration du royaume, et si l’on
venait à lui parler de son neveu, il répondait Flandre, Artois, ou rentrée des
impôts.

Au matin du 19 novembre,
l’irritation montant, de nombreux barons et des maîtres au Parlement vinrent en
délégation trouver Philippe et le prièrent avec force, le sommèrent presque, de
consentir à la présentation du roi. Ceux-ci, qui s’attendaient à une réponse
négative, ou dilatoire, avaient déjà dans l’œil une méchante lueur.

— Mais je souhaite,
Messeigneurs, je souhaite autant que vous cette présentation, dit le régent. À
moi-même on fait opposition ; c’est le comte de Bouville qui s’y refuse.

Puis, se tournant vers Charles de
Valois, rentré depuis l’avant-veille de son comté du Maine, il lui
demanda :

— Est-ce vous, mon oncle, pour
les intérêts de votre nièce Clémence, qui empêchez Bouville de nous montrer le
roi ?

L’ex-empereur de Constantinople, ne
comprenant pas d’où lui tombait cette algarade, devint pourpre et
s’écria :

— Mais, par Dieu juste, mon
neveu, où allez-vous chercher cela ? Je n’ai jamais rien ordonné ni voulu
de tel ! Je n’ai même pas vu Bouville, ni n’en ai reçu message depuis
plusieurs semaines. Et je suis rentré tout exprès pour cette présentation. Je
voudrais fort, au contraire, qu’on la fît et qu’on revînt à agir selon les
coutumes de nos pères, ce qui n’a que trop tardé.

— Alors, Messeigneurs, dit le
régent, nous sommes tous de même conseil et de même volonté… Gaucher !
Vous qui fûtes à la naissance de mon frère… c’est bien à la première marraine
qu’il revient de présenter l’enfant royal aux barons ?

— Certes, certes, c’est à la
marraine, répondit Valois, vexé que sur un point de cérémonial on fît appel à
une autre compétence que la sienne. J’assistai à toutes les présentations,
Philippe ; à la vôtre qui fut petite, puisque vous étiez second, comme à
celle de Louis et ensuite de Charles. Toujours la marraine.

— Alors, reprit le régent, je
vais faire savoir aussitôt à la comtesse Mahaut qu’elle ait à tenir tout à
l’heure cet office, et donner ordre à Bouville de nous ouvrir Vincennes. Nous
monterons à cheval à midi.

Pour Mahaut, c’était l’occasion
attendue. Elle ne voulut personne que Béatrice pour l’habiller, et se coiffa
d’une couronne ; le meurtre d’un roi valait bien cela.

— Combien de temps penses-tu
qu’il faille à ta poudre pour avoir effet sur un enfant de cinq jours ?

— Cela, je ne sais pas, Madame…
répondit la demoiselle de parage. Sur les cerfs de vos bois, le résultat s’est
montré dans une nuit. Le roi Louis, lui, a résisté près de trois journées…

— J’aurai toujours, pour me
couvrir, dit Mahaut, cette nourrice que j’ai vue l’autre jour, belle fille, ma
foi, mais dont on ne sait d’où elle vient, ni qui l’a placée là. Les Bouville
sans doute…

— Ah ! Je vous comprends,
dit Béatrice en souriant. Si la mort n’apparaissait pas naturelle… on pourrait
accuser cette fille, et la faire écarteler…

— Ma relique, ma relique, dit
Mahaut avec inquiétude en se touchant la poitrine. Ah oui ! c’est bon, je
l’ai.

Comme elle sortait de la chambre,
Béatrice lui murmura :

— Surtout, Madame, n’allez pas
par mégarde vous moucher.

 

III
LES RUSES DE BOUVILLE

— Faites feux à bataille !
ordonnait Bouville aux valets. Que les cheminées flambent à crever pour que la
chaude se répande dans les couloirs.

Il allait de pièce en pièce,
paralysant le service en prétendant activer chacun. Il courait au pont-levis
inspecter la garde, commandait d’étendre du sable dans les cours, le faisait
balayer parce qu’il tournait en boue, venait vérifier les serrures qui ne
serviraient pas. Toute cette agitation n’était destinée qu’à tromper sa propre
angoisse. « Elle va le tuer, elle va le tuer », se répétait-il.

Dans un corridor, il se heurta à son
épouse.

— La reine ? demanda-t-il.

On avait administré les derniers
sacrements à la reine Clémence le matin même.

Cette femme, dont deux royaumes
célébraient la beauté, était défigurée, ravagée par l’infection. Le nez pincé,
la peau jaunâtre, marquée de plaques rouges de la taille d’une pièce de deux
livres, elle exhalait une odeur affreuse ; ses urines charriaient des
traces sanglantes ; elle respirait de plus en plus péniblement et
gémissait sous les douleurs intolérables qu’elle éprouvait dans la nuque et le
ventre. Elle délirait.

— C’est une fièvre quarte, dit
madame de Bouville. La ventrière assure que si elle franchit la journée, elle
peut être sauvée. Mahaut a offert d’envoyer maître de Pavilly, son physicien
personnel.

— À nul prix, à nul prix !
s’écria Bouville. Ne laissons personne qui appartienne à Mahaut s’introduire
ici.

La mère mourante, l’enfant menacé,
et plus de deux cents barons qui allaient arriver, avec leurs escortes !
Le beau désordre qu’on aurait tout à l’heure, et comme l’occasion serait
facilement offerte au crime !

— L’enfant ne doit point rester
dans la chambre qui jouxte celle de la reine, reprit Bouville. Je n’y puis
faire passer assez d’hommes d’armes pour le veiller, et l’on se glisse trop
aisément derrière les tapisseries.

— Il est bien temps d’y
songer ; où le veux-tu mettre ?

— Dans la chambre du roi, dont
toutes les entrées se peuvent interdire.

Ils se regardèrent et eurent la même
pensée ; c’était la pièce où le Hutin était mort.

— Fais préparer cette chambre
et activer le feu, insista Bouville.

— Soit, mon ami, je vais
t’obéir. Mais mettrais-tu cinquante écuyers autour, tu n’empêcheras pas que
Mahaut ait à porter le roi dans ses bras pour le présenter.

— Je serai auprès d’elle.

— Mais, si elle l’a résolu,
elle le tuera sous ton nez, mon pauvre Hugues. Et tu n’y verras mie. Un enfant
de cinq jours ne se débat guère. Elle profitera d’un moment de presse pour lui
plonger une aiguille au défaut de la tête, lui faire respirer du venin, ou
l’étrangler d’un lacet.

— Et alors, que veux-tu que je
fasse ? s’écria Bouville. Je ne puis venir déclarer au régent :
« Nous ne voulons point que votre belle-mère porte le roi car nous
redoutons qu’elle ne l’occise ! »

— Eh non, tu ne le peux !
Nous n’avons qu’à prier Dieu, dit madame de Bouville en s’éloignant.

Bouville, désemparé, se rendit dans
la chambre de la nourrice.

Marie de Cressay allaitait les deux
enfants à la fois. Aussi voraces l’un que l’autre, ils s’agrippaient à la
pâture, de leurs petits ongles mous, et tétaient avec bruit. Généreuse, Marie
donnait au roi le sein gauche, réputé le plus riche.

— Qu’avez-vous donc,
messire ? Vous semblez tout troublé, demanda-t-elle à Bouville.

Il se tenait devant elle, appuyé sur
sa haute épée, ses mèches noires et blanches lui couvrant les joues et la
bedaine tendant sa cotte d’armes, gros archange débonnaire commis à la garde
difficile d’un enfançon.

— C’est qu’il est si faible,
notre petit Sire, il est si faible ! dit-il tristement.

— Mais non, messire, il reprend
bien, au contraire ; voyez donc, il a presque rattrapé le mien. Et toutes
ces médecines qu’on me donne me font un peu tourner le cœur, mais semblent fort
lui convenir
[20]
.

Bouville approcha la main, et
caressa prudemment le petit crâne où se formait un duvet blond.

— Ce n’est pas un roi comme les
autres, voyez-vous… murmura-t-il.

Le vieux serviteur de Philippe le
Bel ne savait comment exprimer ce qu’il ressentait. Aussi loin qu’il remontait
en ses souvenirs et en ceux même de son père, la monarchie, le royaume, la France,
tout ce qui avait été la raison de ses fonctions et l’objet de ses soucis se
confondait avec une longue et solide chaîne de rois, adultes, forts, exigeant
le dévouement, dispensant les honneurs.

Pendant vingt ans il avait avancé le
faudesteuil où siégeait un monarque devant lequel la chrétienté tremblait.
Jamais il n’aurait imaginé que la chaîne pût si vite se réduire à cet enfançon
rose, au menton barbouillé de lait, chaînon qu’on eût pu entre deux doigts
briser.

— Il est vrai, dit-il, qu’il a
bien repris ; sans cette marque laissée par les fers, et qui déjà
s’efface, il se distingue assez peu du vôtre.

— Oh ! Messire, dit
Marie ; le mien est plus lourd. N’est-ce pas, Jean deuxième, que tu es
plus lourd ?

Elle rougit brusquement et
expliqua :

— Comme ils se nomment tous les
deux Jean, j’appelle le mien Jean deuxième. Peut-être ne devrais-je pas ?

Bouville, par machinale courtoisie,
caressa la tête du second bébé. Dans son geste, il effleura les seins de Marie.
Celle-ci se méprit sur le geste, comme sur le regard obstiné du gros
gentilhomme, et elle rougit plus fort. « Quand donc, se dit-elle,
cesserai-je d’avoir la chaleur au visage à tout propos ? Ce n’est point
chose déshonnête, ni provocante, que d’allaiter ! »

En réalité, Bouville comparait les
deux bébés.

À ce moment madame de Bouville
entra, tendant les vêtements pour habiller le roi. Bouville l’attira dans un
angle, en lui murmurant :

— J’ai un moyen, je crois.

Ils s’entretinrent à voix basse
quelques instants. Madame de Bouville hochait la tête, réfléchissait ; à
deux reprises, elle regarda dans la direction de Marie :

— Demande-lui toi-même,
dit-elle enfin. Moi, elle ne m’aime pas.

Bouville revint vers la jeune femme.

— Marie, mon enfant, vous allez
rendre grand service à notre petit roi auquel je vous vois si attachée, dit-il.
Voici que les barons viennent pour qu’il leur soit présenté. Mais nous
craignons pour lui le froid, à cause de ces convulsions qui l’ont pris à son
baptême. Voyez l’effet s’il se mettait soudain à se tordre comme l’autre jour !
On aurait tôt fait de croire qu’il ne peut vivre, comme ses ennemis le
répandent. Nous autres barons sommes gens de guerre, et aimons que le roi fasse
preuve de robustesse même au plus jeune âge. Votre enfant, vous me le disiez
tout à l’heure, est plus gras et plus beau d’apparence. Nous voudrions le
présenter à sa place.

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