La Loi des mâles (4 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: La Loi des mâles
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« Voilà qui sent fort son
déguisement, se dit Duèze. D’ailleurs, j’ai déjà vu ce visage en quelque
endroit…»

De sa main courte et menue, il fit
sauter les cachets de la lettre, et fut bientôt déçu. Il ne s’agissait pas de
l’élection, mais d’une demande de protection pour le messager lui-même.
Néanmoins, Duèze voulut reconnaître là un indice favorable ; lorsque Paris
avait un service à obtenir des autorités ecclésiastiques, c’était à lui qu’on
s’adressait.

— Ainsi, vous vous nommez
Guccio Baglioni ? dit-il quand il eut terminé sa lecture.

Le jeune homme sursauta.

— Oui, Monseigneur.

— Le comte de Bouville vous
recommande à moi pour que je vous prenne sous ma garde, et vous dérobe aux
poursuites de vos ennemis.

— Si vous acceptez de me faire
cette grâce, Monseigneur.

— Il paraît que vous avez eu
quelque mauvaise aventure qui vous a forcé de fuir sous cette livrée, continua
le cardinal de sa voix rapide et sans résonance. Contez-moi cela. Bouville me
dit que vous faisiez partie de son escorte lorsqu’il conduisit la reine
Clémence en France. En effet, je me souviens, à présent. Je vous ai vu auprès
de lui… Et vous êtes le neveu de messer Tolomei, le capitaine général des
Lombards de Paris. Fort bien, fort bien. Contez-moi votre affaire.

Il s’était assis et jouait
machinalement avec un gros pupitre tournant sur lequel étaient posés les livres
qui servaient à ses travaux. Il se trouvait maintenant détendu, tranquille, et
tout prêt à se distraire l’esprit avec les petits problèmes d’autrui.

Guccio Baglioni avait parcouru cent
vingt lieues en quatre jours et demi. Il ne sentait plus ses membres ; une
brume dense lui emplissait la tête et il aurait donné n’importe quoi pour
s’étendre là, à même le sol, et dormir… dormir…

Il parvint à se ressaisir ; sa
sécurité, son amour, son avenir, tout exigeait qu’il surmontât, pour un moment
encore, sa fatigue.

— Voici, Monseigneur ;
j’ai épousé une fille de noblesse, répondit-il.

Il lui sembla que ces mots sortaient
de la bouche d’un autre. Il aurait voulu commencer tout différemment. Il aurait
voulu expliquer au cardinal qu’un malheur sans pareil venait de s’abattre sur
lui, qu’il était l’homme le plus accablé, le plus déchiré de l’univers, qu’on
menaçait sa vie, qu’il lui avait fallu s’éloigner, à jamais peut-être, de la
femme sans laquelle il ne pouvait respirer, que cette femme allait être
enfermée, que les événements avaient croulé sur eux depuis une semaine avec une
telle violence, une telle soudaineté, que le temps paraissait perdre ses
dimensions habituelles, et que lui-même, Guccio, se sentait pareil à un caillou
roulé par un torrent… Or, tout son drame, lorsqu’il fallait l’exprimer, se
résumait à cette petite phrase : « Monseigneur, j’ai épousé une fille
de noblesse…»

— Ah oui… fit le cardinal.
Comment se nomme-t-elle ?

— Marie de Cressay.

— Cressay… Je ne connais pas.

— Mais j’ai dû l’épouser
secrètement, Monseigneur ; la famille était opposée.

— Parce que vous êtes un
Lombard ? Bien sûr. Ils sont encore un peu arriérés, en France. En Italie
certes… Alors, vous voulez obtenir l’annulation ? Bah… Si le mariage a été
secret…

— Mais non, Monseigneur, je
l’aime, elle m’aime, dit Guccio. Mais sa famille a découvert qu’elle était
enceinte, et ses frères m’ont poursuivi pour me tuer.

— Ils peuvent le faire ;
ils ont le droit coutumier pour eux. Vous vous êtes mis en situation de
ravisseur… Qui vous a mariés ?

— Le frère Vicenzo, des
Augustins.

— Fra Vicenzo… Je ne connais
pas.

— Le pire, Monseigneur, est que
ce moine est mort. Ainsi je ne peux même pas prouver que nous sommes vraiment
mariés. Mais ne croyez pas que je sois lâche, Monseigneur. Je voulais me
battre. Seulement, mon oncle s’est adressé à messire de Bouville…

— …qui vous a sagement
conseillé de prendre du champ.

— Mais Marie va être enfermée
dans un couvent ! Pensez-vous, Monseigneur, que vous pourrez l’en faire
sortir ? Pensez-vous que je la reverrai ?

— Ah ! Une chose à la
fois, mon cher fils, répondit le cardinal en continuant à faire tourner son
pupitre. Un couvent ? Eh bien, ou pourrait-elle être mieux pour
l’instant ? Espérez en l’infime mansuétude de Dieu, dont nous avons tous
si grand besoin.

Guccio baissa la tête d’un air
épuisé Ses cheveux noirs étaient couverts de poussière.

— Votre oncle est-il en bons
termes de commerce avec les Bardi ? poursuivit le cardinal.

— Certes, Monseigneur, certes…
Les Bardi sont vos banquiers, je crois.

— Oui, ils sont mes banquiers.
Mais je les trouve, ces temps-ci, moins aisés de rapport que par le passé. Ils
forment une si grosse compagnie. Ils ont des comptoirs en tous lieux. Et pour
la moindre demande, ils doivent en référer à Florence. Ils sont aussi lents
qu’un tribunal d’Église. Votre oncle a-t-il beaucoup de prélats parmi ses
pratiques ?

L’esprit de Guccio n’était guère aux
questions de banque. La brume s’épaississait sous son front, ses paupières
brûlaient.

— Non, nous avons surtout les grands
barons. Le comte de Valois, le comte d’Artois… Nous serions hautement honorés,
Monseigneur… dit-il avec une courtoisie machinale.

— Nous en parlerons plus tard.
Pour l’instant, vous voici à l’abri dans ce couvent. Vous passerez pour un
homme à mon service, peut-être vous fera-t-on revêtir une robe de clerc. Je
verrai cela avec mon chapelain. Vous pouvez vous dépouiller de cette livrée, et
aller dormir en paix, ce dont vous montrez avoir grand besoin.

Guccio salua, bredouilla quelques
mots de gratitude et fit un mouvement vers la porte. Puis s’arrêtant, il
dit :

— Je ne puis encore me
dépouiller, Monseigneur, je dois délivrer un autre message.

— À qui ? demanda Duèze
aussitôt soupçonneux.

— Au comte de Poitiers.

— Confiez-moi la lettre, je la
ferai porter tout à l’heure par un frère.

— C’est que, Monseigneur,
messire de Bouville m’a enjoint…

— Savez-vous si ce message a
trait au conclave ?

— Nullement, Monseigneur. C’est
au sujet de la mort du roi.

Le cardinal sauta de son siège.

— Le roi Louis est mort ?
Mais que ne le disiez-vous plus tôt !

— On ne le sait point encore
ici ? Je pensais que vous en étiez averti, Monseigneur.

En vérité il ne pensait rien. Ses
malheurs, sa fatigue, lui avaient fait oublier cet événement capital. Ayant
galopé droit devant lui depuis Paris, changeant de chevaux dans les monastères
indiqués comme relais, mangeant à la hâte, parlant le moins possible, il avait
devancé sans le savoir les chevaucheurs officiels.

— De quoi est-il
trépassé ?

— C’est ce que messire de
Bouville veut justement faire savoir au comte de Poitiers.

— Crime ? chuchota Duèze.

— Le roi, selon le comte de
Bouville, aurait été empoisonné.

Le cardinal réfléchit un instant.

— Voilà qui peut changer bien
des choses, murmura-t-il. Un régent a-t-il été désigné ?

— Je ne sais pas, Monseigneur.
Quand je suis parti, on nommait beaucoup le comte de Valois.

— C’est bien, mon cher fils,
allez vous reposer.

— Mais, Monseigneur et le comte
de Poitiers ?

Les lèvres effilées du prélat
dessinèrent un rapide sourire, qui pouvait passer pour une expression de
bienveillance.

— Il ne serait guère prudent de
vous montrer par la ville, et de surcroît vous tombez de lassitude, dit-il
Donnez-moi ce pli, pour vous éviter tout reproche, j’irai le remettre moi-même.

Quelques minutes plus tard, escorté
d’un valet et suivi d’un secrétaire, le cardinal de curie sortait de l’abbaye
d’Ainay, entre Rhône et Saône, et s’engageait dans les ruelles sombres, souvent
rétrécies par des tas d’immondices. Maigre, fluet, il avançait d’un pas
sautillant, portant presque en courant ses soixante-douze ans. Le bas de sa
robe pourpre semblait danser entre les murs.

Les cloches des vingt églises et des
quarante-deux couvents de Lyon sonnaient les premiers offices. Les distances
étaient courtes dans cette ville aux maisons tassées, qui comptait quelque
vingt mille habitants dont la moitié était adonnés au commerce de la religion
et l’autre moitié à la religion du commerce. Le cardinal fut bientôt arrivé à
la demeure du consul Varay chez lequel logeait le comte de Poitiers.

 

III
LES PORTES DE LYON

Le comte de Poitiers venait d’achever
sa toilette lorsque son chambellan lui annonça la visite du cardinal.

Très long, très maigre, le nez
proéminent, les cheveux rabattus sur le front en mèches courtes et retombant en
rouleaux le long des joues, la peau fraîche comme on peut l’avoir à vingt-cinq
ans, le jeune prince, vêtu d’une robe d’appartement de camocas sombre
[3]
,
vint accueillir Monseigneur Duèze et baisa son anneau avec déférence.

Il eût été difficile de rencontrer
plus grand contraste, plus ironique dissemblance qu’entre ces deux personnages,
dont l’un faisait songer à un vieux furet sorti de son terrier, et l’autre à un
héron traversant hautainement les marais.

— En dépit de l’heure matinale,
Monseigneur, dit le cardinal, je n’ai pas voulu différer de vous porter mes
prières dans le deuil qui vous atteint.

— Le deuil ? dit Philippe
de Poitiers avec un léger sursaut.

Sa première pensée fut pour sa femme
Jeanne qu’il avait laissée à Paris, et qui était enceinte de huit mois.

— Je vois alors que j’ai bien
agi en venant vous avertir, reprit Duèze. Le roi, votre frère, est mort depuis
cinq jours.

Rien ne bougea dans l’attitude de
Philippe ; à peine une inspiration plus forte souleva-t-elle sa poitrine.
Rien ne passa sur son visage, ni la surprise, ni l’émotion, ni même
l’impatience d’avoir plus de détails.

— Je vous sais gré de votre
empressement, Monseigneur, répondit-il. Mais comment êtes-vous au fait d’une
telle nouvelle… avant moi ?

— Par messire de Bouville, dont
le messager a couru avec grand-hâte, afin que je vous remette cette lettre, en
secret.

Le comte de Poitiers décacheta le
pli et le lut en l’approchant de son nez, car il était fort myope. Là encore il
ne trahit rien de ses sentiments ; simplement, quand il eut achevé sa
lecture, il replia la lettre et la glissa sous sa robe. Puis il demeura
silencieux.

Le cardinal se taisait aussi,
affectant de respecter la douleur du prince, encore que celui-ci ne donnât pas
de grandes marques d’affliction.

— Dieu le sauve des peines de
l’enfer, dit enfin le comte de Poitiers, pour répondre à l’attitude dévote du
prélat.

— Oh… l’enfer… murmura Duèze.
Enfin, prions Dieu ! Je songe aussi à l’infortunée reine Clémence, que
j’ai vue grandir quand j’étais auprès du roi de Naples. Une si douce, une si
parfaite princesse…

— Oui, c’est profonde pitié
pour ma belle-sœur, dit Poitiers.

Et en même temps il pensait :
« Louis n’a laissé aucune volonté relativement à la régence. Déjà, à ce
que m’écrit Bouville, notre oncle Valois se prévaut de droits illusoires…»

— Qu’allez-vous faire,
Monseigneur ? Allez-vous céans regagner Paris ? demanda le cardinal.

— Je ne sais, je ne sais
encore, répondit Poitiers. J’attends d’être plus amplement informé. Je me
tiendrai à la disposition du royaume.

Bouville, dans sa lettre, ne lui
cachait pas qu’il souhaitait son retour. Et comme premier frère du roi mort, et
comme pair, sa place était manifestement à Paris, au moment qu’on y débattait
de la régence. Un autre eût déjà donné l’ordre de seller les chevaux.

Mais Philippe de Poitiers éprouvait
du regret et même de la répugnance à l’idée de quitter Lyon sans avoir achevé
les tâches entreprises.

D’abord il voulait conclure le
contrat de fiançailles entre sa troisième fille, Isabelle, âgée de moins de
cinq ans, et le « dauphiniet » de Viennois, le petit Guigues, qui en
avait six. Il venait de négocier ce mariage, à Vienne même, avec le dauphin
Jean II de la Tour du Pin et la dauphine Béatrice, sœur de la reine
Clémence. Bonne alliance, qui permettrait à la couronne de France de
contrebalancer dans cette région l’influence des Anjou-Sicile. Date était prise
à quelques jours de là pour l’échange solennel des signatures.

Et surtout, il y avait l’élection
papale. Depuis plusieurs semaines, Philippe de Poitiers sillonnait la Provence,
le Viennois et le Lyonnais, pour voir l’un après l’autre les vingt-quatre
cardinaux dispersés, leur assurant que l’agression de Carpentras ne se
reproduirait pas, qu’il ne leur serait fait nulle violence, laissant entendre à
beaucoup qu’ils pouvaient avoir leur chance, plaidant pour le prestige de la
foi, la dignité de l’Église et l’intérêt des États
[4]
. Enfin, à force de
paroles, de promesses et parfois d’argent, il avait réussi à les rassembler à
Lyon, ville longtemps placée sous autorité ecclésiastique, et très récemment
passée, dans les dernières années de Philippe le Bel, sous le pouvoir direct du
roi de France.

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