Auparavant, l’enfant
croyait que sa mère, lui-même, le sein, le biberon, la lumière, son père, ses
mains, l’univers et ses jouets ne faisaient qu’un. Tout était en lui. Pour un
bébé, il n’y a aucune différence entre ce qui est grand et ce qui est petit, ce
qui est avant et ce qui est après. Tout est en un et tout est en lui.
Survient alors le stade du
miroir. À un an, l’enfant commence à se tenir debout, la motricité de sa main
gagne en habileté, il parvient à surmonter les besoins qui auparavant le
submergeaient. Le miroir va maintenant lui indiquer qu’il existe et qu’il y a
d’autres humains et un monde autour de lui. Le miroir va alors entraîner soit
une socialisation, soit un refermement. L’enfant se reconnaît, se fait une
image de lui qu’il apprécie ou n’apprécie pas, l’effet est tout de suite visible.
Soit il se fait des câlins dans la glace, s’embrasse, rit à gorge déployée,
soit il s’envoie des grimaces.
Généralement, il
s’identifie comme étant une image idéale. Il tombera amoureux de lui-même, il
s’adorera. Épris de son image, il se projettera dans l’imaginaire et
s’identifiera à un héros. Avec son imaginaire développé par le miroir, il
commencera à supporter la vie, source permanente de frustrations. Il supportera
même de ne pas être le maître du monde.
Même si l’enfant ne
découvre pas de miroir ou son reflet dans l’eau, il passera malgré tout par
cette phase. Il trouvera un moyen de s’identifier et de s’isoler de l’univers,
tout en comprenant qu’il doit le conquérir.
Les chats ne connaissent
jamais la phase du miroir. Quand ils se regardent dans une glace, ils cherchent
à passer derrière pour attraper l’autre chat qui s’y trouve et ce comportement
ne changera jamais, même avec l’âge.
Edmond Wells,
Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
, tome III.
Quel spectacle !
Au début, le policier se dit que c’était son vieux rêve
d’enfance de train électrique. Car c’était ça : une fantastique maquette
de ville à échelle réduite.
La partie supérieure était occupée par Arthur et les gens du
nid, la partie inférieure était une cité myrmécéenne.
Moitié pour les hommes vivant comme des fourmis, moitié pour
les fourmis vivant comme des hommes. Et les deux communiquaient par des
tuyaux-couloirs et des fils électriques transportant leurs messages.
Tel Gulliver, Maximilien se pencha sur cette cité de
lilliputiens. Il promena ses doigts sur des avenues, les arrêta dans des
jardins. Les fourmis ne semblaient pas inquiètes. Elles étaient sans doute
accoutumées aux fréquentes visites d’Arthur et des siens.
Quel chef-d’œuvre de l’infiniment petit… ! Il y avait
des rues éclairées de réverbères, des routes, des maisons. À gauche, des champs
de branches de rosiers où paissaient des troupeaux de pucerons, à droite, une
zone industrielle et ses usines fumantes. En centre-ville, devant des immeubles
de belle allure, des rues piétonnes attendaient les chalands.
« MYRMÉCOPOLIS », la ville des fourmis, annonçait
un panneau à l’entrée de l’avenue principale.
Des fourmis circulaient en voiture sur les autoroutes et
dans les rues. Au lieu d’être munis d’un volant, les véhicules avaient été
dotés d’un gouvernail, plus pratique à manier avec des griffes.
Dans des chantiers, des fourmis étaient en train de
construire de nouveaux bâtiments avec des mini-bulldozers à vapeur.
Intuitivement, les fourmis avaient opté pour des toits arrondis.
Il y avait encore un métro aérien, des stades. Maximilien
plissa les yeux. Il lui sembla que deux équipes myrmécéennes étaient en train
de se livrer à une sorte de match de football américain, sauf qu’il
n’apercevait pas de ballon. En fait, c’était plutôt de la lutte collective.
Il n’en revenait pas.
MYRMÉCOPOLIS.
C’était donc cela, le grand secret caché de la
pyramide ! Aidées par Arthur et ses complices, les fourmis avaient connu
ici la plus fulgurante des évolutions de civilisation. En quelques semaines,
elles étaient passées de la préhistoire à l’époque la plus moderne.
Maximilien découvrit une loupe par terre et la saisit pour
mieux observer. Sur un grand canal voguaient des bateaux à aubes, semblables à
ceux du Mississippi. Des zeppelins bondés de fourmis les survolaient.
C’était féerique et effrayant.
Le policier était convaincu que la reine 103
e
était là, parmi les habitants de cette fourmilière de science-fiction. Comment
dénicher cette sexuée et la ramener au palais de justice ? L’aiguille et
la meule de foin. L’allumette et l’aimant. Découvrir la méthode.
Maximilien saisit dans la poche de sa veste une cuillère à
café et une petite fiole.
Pour retrouver une reine fourmi, il suffirait de suivre le
trajet des couvains et de remonter à leur source. Or, ici, il n’y avait pas de
couvains. Peut-être la reine 103
e
était-elle stérile ?
Il se souvint alors que l’avocat général avait signalé que
cette sexuée portait une marque jaune sur le front. Très bien, mais toutes ces
maisons pouvaient dissimuler des centaines de fourmis avec des marques jaunes
sur le front. Il fallait donc les en faire sortir pour les rassembler en un
lieu ouvert où il n’y aurait plus de toit pour les dissimuler.
Il remonta, fureta et trouva un bidon de pétrole. Il
répandit ce poison.
Dans la panique, les gens révèlent toujours leurs secrets.
Maximilien savait qu’aux premiers effluves de son noir venin, les fourmis se
précipiteraient pour sauver leur reine. Si dégénérés que soient ces insectes
initiés aux secrets des hommes, ils avaient forcément conservé en eux le besoin
de sauver la reine.
Il déversa le pétrole en partant du coin droit le plus
élevé. Le liquide noir, visqueux et puant, coula lentement, dévalant les
avenues, noyant les maisons, inondant les jardins et les usines. Un raz de
marée noir envahit la ville.
Ce fut la panique. Des fourmis jaillirent des maisons pour
s’engouffrer dans leurs voitures et gagner au plus vite les autoroutes. Mais
les autoroutes étaient déjà poisseuses.
Le canal n’était pas en meilleur état, son eau claire était
devenue huileuse et sombre, les roues des bateaux à vapeur s’y engluaient.
Les fourmis semblaient surprises que les Doigts qui les
avaient tant aidées permettent à présent une telle catastrophe. On avait
l’impression qu’elles s’attendaient à une intervention rapide du ciel pour les
sauver, mais la seule intervention fut celle d’une cuillère d’Inox qui
patrouillait au-dessus de la marée noire.
Maximilien fouillait les artères de la ville. Soudain, il
remarqua de l’agitation autour d’un immeuble plus grand que les autres.
Le commissaire approcha sa loupe. Il était sûr que la reine
allait apparaître maintenant. Et, en effet, des fourmis surgirent avec, toujours
à bout de pattes, une des leurs marquée de jaune sur le front.
La reine 103
e
. Le policier la tenait enfin !
Profitant de l’effet de surprise et des embarras de la
circulation, il plongea sa cuillère et attrapa la souveraine. Promptement, il
la jeta dans un sachet de plastique qu’il scella.
Il vida ensuite la totalité de son bidon de pétrole sur
Myrmécopolis. Le liquide létal recouvrit la cité tout entière.
Des voitures, des catapultes, des briques, des
montgolfières, des bateaux à vapeur, des voitures à gouvernail, mais aussi
toutes sortes d’objets manufacturés flottaient à la surface de l’ancienne
Myrmécopolis. Avant de mourir, les fourmis de la ville moderne se dirent
qu’elles avaient eu tort de croire que l’alliance entre les fourmis et les
Doigts était possible.
1 + 1 = 3 :
1 + 1 = 3 peut être la devise de notre groupe utopique.
Cela signifie que l’union des talents dépasse leur simple addition. Cela
signifie que la fusion des principes masculin et féminin, de petit et de grand,
de haut et de bas, qui régissent l’univers donne naissance à quelque chose de
différent de l’un et de l’autre qui les dépasse. 1 + 1 = 3.
Tout le concept de foi dans nos enfants qui sont forcément
meilleurs que nous est exprimé dans cette équation. Donc de la foi dans le
futur de l’humanité. L’homme de demain sera meilleur que celui d’aujourd’hui. Je
le crois et je l’espère.
Mais 1 + 1 = 3 exprime aussi tout le
concept que la collectivité et la cohésion sociale sont les meilleurs moyens de
sublimer notre statut d’animal.
Cela dit 1 + 1 = 3 peut gêner beaucoup
de gens qui diront que ce principe philosophique est nul puisque
mathématiquement faux. Je vais donc être obligé de vous prouver que,
mathématiquement, il est vrai. Car je ne suis pas à un paradoxe près. De ma
tombe, je vais détruire vos certitudes. Je vais vous prouver que ce que vous
prenez pour LA vérité n’est qu’une vérité parmi tant d’autres. Allons-y.
Prenons l’équation :
( a + b ) x ( a - b ) = a
2
- a b + b a - b
2
.
À droite - a b et + b a s’annulent, on a
donc :
( a + b ) x ( a - b ) = a
2
- b
2
.
Divisons les deux termes de chaque côté par ( a - b ),
on obtient :
( a + b ) x ( a -b )
=
a
2
- b
2
a - b
a - b
Simplifions le terme de gauche :
( a + b ) =
a 2 - b 2
.
a-b
Posons a = b = 1. On obtient donc :
1 + 1 =
1 - 1
soit
2 =
1
.
1 - 1 1
Lorsqu’on a le même terme en haut et en bas d’une division,
celle-ci = 1. Donc l’équation devient :
2 = 1 et, si on ajoute 1 des deux côtés on
obtient : 3 = 2, donc si je remplace 2 par un 1 + 1
j’obtiens…
3 = 1 + 1.
Edmond Wells,
Encyclopédie du
Savoir Relatif et Absolu
, tome III.
Trois coups de maillet d’ivoire. Pour la première fois dans
l’histoire de l’humanité, une reine fourmi allait témoigner.
Pour que le public n’en perde pas une miette, des caméras à
macro-objectifs filmeraient l’accusée dont l’image serait ensuite projetée en
direct sur l’écran blanc installé au-dessus du box des accusés.
— Silence. Qu’on amène la prévenue devant la machine
« Pierre de Rosette ».
Avec une pince à épiler aux embouts protégés de mousse, un
policier déposa la fourmi à la marque jaune sur le front dans l’éprouvette.
Au-dessus étaient disposées les deux antennes de plastique reliées à la « Pierre
de Rosette ».
L’interrogatoire commença.
— Vous vous nommez bien 103
e
et vous êtes la
reine des fourmis rousses ?
La fourmi se pencha sur les antennes réceptrices. Elle
semblait en effet parfaitement familiarisée avec cet outil. Elle secoua ses
antennes et émit un message immédiatement décrypté et traduit par la voix
synthétique de la machine.
Je ne suis pas reine, je suis princesse. Princesse 103
e
.
Le président toussota, ennuyé d’être pris en défaut. Il
ordonna au greffier de modifier sur son compte rendu d’audience l’appellation
de l’accusée. Très impressionné quand même, il formula avec beaucoup d’égards :
— Votre… Altesse… 103
e
… consent-elle à
répondre à nos questions ?
Remous et moqueries dans le prétoire. Mais comment
s’adresser à une princesse, fût-elle fourmi, quand on tient à se conformer au protocole ?
— Pourquoi avez-vous ordonné à vos troupes de tuer
trois policiers dans l’exercice de leurs fonctions ? demanda plus
carrément le magistrat.
Arthur intervint pour recommander des termes plus simples,
plus compréhensibles pour une fourmi et conseilla au président de renoncer au
vocabulaire usuel de la justice.
— Bien. Pourquoi vous, Altesse, tuer hommes ?
Arthur signala que le langage petit nègre ne convenait pas
pour autant aux fourmis. On pouvait rester simple sans renoncer à s’exprimer
normalement.
Le juge, qui ne savait plus comment s’y prendre, bafouilla :
— Pourquoi vous avez tué des humains ?
La fourmi émit :
Avant de poursuivre plus loin ce débat, j’aperçois ici
des caméras qui me filment. Vous, vous me voyez agrandie mais moi, je ne vous vois
pas
.
Arthur confirma que 103
e
était habituée à l’usage
de la télévision dans ses conversations avec les humains et, par souci
d’équité, après un court conciliabule avec ses assesseurs, le président accepta
de mettre à la disposition de l’accusée l’un des récepteurs miniatures
récupérés dans la pyramide.
Princesse 103
e
se pencha sur le téléviseur qu’on
avait mis devant son éprouvette. Elle vit le visage de son interlocuteur juge
et remarqua que c’était un Doigt âgé. Elle l’avait déjà constaté, les Doigts à
poils blancs ont généralement dépassé les trois quarts de leur existence. En
général, chez les Doigts, les personnes âgées sont mises au rebut. Elle se
demanda si elle avait vraiment des comptes à rendre à ce vieux Doigt déguisé
avec une tenue noir et rouge. Puis, constatant que personne ne contestait
l’autorité du personnage, elle avança ses antennes vers le récepteur
phéromonique.
J’ai vu des procès dans des films à la télévision.
Normalement, on fait jurer les témoins sur la Bible
.
— Vous avez regardé trop de téléfilms américains,
s’exclama le président qui avait l’habitude de ce genre de méprise chez ses
prévenus mais s’en agaçait toujours. Ici, on ne jure pas sur la Bible.