La Révolution des Fourmis (86 page)

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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

BOOK: La Révolution des Fourmis
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Patiemment, il expliqua :

— En France, il y a séparation de l’Église et de l’État
depuis déjà plus d’un siècle. On prête serment sur l’honneur et non sur la
Bible, qui n’est d’ailleurs pas un livre sacré pour tout le monde, dans notre
pays.

Princesse 103
e
comprenait. Ici aussi, il y avait
des déistes et des non-déistes et des incompatibilités entre eux. Quand même,
la Bible, ça lui aurait bien plu… Mais puisque telle était la coutume à
Fontainebleau, elle se résigna :

Je jure de dire la vérité, rien que la vérité et toute la
vérité
.

L’image de la fourmi dressée sur ses quatre pattes arrière,
une patte avant posée sur la paroi de verre près d’elle, était forte. Les
flashes crépitèrent. Évidemment, en tenant à rester fidèle aux mœurs
doigtesques qu’elle avait si longtemps étudiés, 103
e
marquait un
point. Un proverbe ne conseillait-il pas : « Chez les Doigts,
conduis-toi comme les Doigts. »

Les huissiers dispersèrent les photographes. Toutes les
personnes présentes dans le prétoire avaient désormais conscience d’assister à
un moment historique.

Le président se sentit dépassé, mais fit de son mieux pour
n’en rien montrer. Il s’appliqua à s’en tenir à son mode d’interrogatoire
habituel.

— Je répète ma question. Votre Altesse, pourquoi
avez-vous ordonné à vos troupes de tuer des policiers humains ?

La fourmi appliqua ses antennes sur les sondes réceptrices.
L’ordinateur se mit à clignoter puis envoya la traduction vers les baffles.

Je n’ai rien ordonné du tout. La notion d’« ordre »
n’existe pas chez les fourmis. Chacune agit comme bon lui semble quand bon lui
semble
.

— Mais vos troupes ont attaqué des humains ! Cela,
vous ne le niez pas !

Je n’ai pas de troupes. Du peu que j’en ai vu, ce sont
des Doigts qui se sont retrouvés au milieu de notre foule. Rien qu’en marchant,
ils ont dû tuer plus de trois mille des nôtres. Vous manquez tellement de délicatesse
à notre égard. Vous ne regardez jamais où vous mettez vos extrémités
.

— Mais vous n’aviez rien à faire sur cette
colline ! s’écria l’avocat général.

L’ordinateur transmit sa phrase.

La forêt est ouverte à tous, que je sache. Je venais
rendre visite à des amis Doigts avec lesquels j’avais commencé de nouer des
rapports diplomatiques
.

— Des amis « Doigts » ! Des rapports
« diplomatiques ». Mais ces gens ne représentent rien du tout. Ils ne
disposent d’aucune autorité officielle. Ce ne sont que des fous qui se sont
enfermés dans une pyramide en forêt ! clama l’avocat général.

La fourmi expliqua patiemment :

Jadis, nous avons essayé d’établir des rapports officiels
avec les dirigeants officiels de votre monde, mais ils ont refusé de dialoguer
avec nous
.

L’avocat général s’avança pour menacer l’insecte du doigt.

— Vous aviez demandé tout à l’heure à prêter serment
sur la Bible. Savez-vous au moins ce que signifie pour nous la Bible ?

Dans le box des accusés, on frémit. L’avocat général
allait-il mettre en échec leur minuscule alliée ?

La Bible, ce sont les dix commandements
, émit la
fourmi qui se souvenait parfaitement du film de Cecil B. De Mille avec
Charlton Heston, si fréquemment diffusé.

Arthur soupira de soulagement. On pouvait vraiment compter sur
103
e
. Il se rappela que Charlton Heston avait toujours été, il ne
savait trop pourquoi, l’acteur préféré de la fourmi. Elle n’avait pas vu
seulement
Les Dix Commandements
mais aussi
Ben Hur
,
Soleil
vert
et deux films qui lui avaient donné grandement à réfléchir :
Quand
la marabunta gronde
, où les fourmis envahissaient le monde, et surtout,
La
Planète des singes
, qui montrait que les hommes n’étaient pas invincibles
et pouvaient être surpassés par d’autres animaux poilus.

Comme le président, l’avocat général s’efforça de dissimuler
sa surprise et, rapidement, il enchaîna :

— Admettons. Alors, vous n’êtes pas sans savoir que
parmi ces dix commandements, il y en a un qui ordonne : « Tu ne
tueras point. »

Arthur sourit intérieurement. L’accusateur public n’avait
pas conscience du débat dans lequel il s’engageait.

Mais vous-mêmes avez fait de l’assassinat des bœufs et
des poulets une véritable industrie. Et je ne parle pas des corridas où vous
transformez la mort d’une vache en spectacle
.

L’avocat général s’emporta :

— Tuer dans le sens biblique, cela ne signifie pas
« ne pas tuer les animaux », cela veut dire « ne pas tuer
d’hommes ».

Princesse 103
e
ne se laissa pas déconcerter :

Pourquoi la vie des Doigts serait-elle plus précieuse que
celle des poulets, des bœufs ou des fourmis
 ?

Le président soupira. Quoi qu’on fasse dans cette affaire,
impossible de ne s’en tenir qu’aux faits, on glissait toujours dans le débat
philosophique.

L’avocat général était excédé. Prenant à témoin les jurés,
il montra l’écran où s’affichait la tête de 103
e
.

— Des yeux globuleux, des mandibules noires, des
antennes, que c’est laid une fourmi… Même nos pires monstres de cinéma
fantastique ou de science-fiction n’ont jamais été aussi hideux. Et ce sont ces
animaux mille fois plus laids et mille fois plus disgracieux que nous qui
voudraient encore nous donner des leçons ?

La réponse ne se fit pas attendre.

Et vous, vous vous figurez beau ? Avec votre maigre
touffe de poils sur le crâne, votre peau livide et vos trous de nez au milieu
du visage
.

L’assistance éclata de rire tandis que ladite peau livide
virait à l’écarlate.

— Elle se débrouille comme une championne, chuchota Zoé
à l’oreille de David.

— J’ai toujours dit que 103
e
était
irremplaçable, murmura Arthur, assez ému des prouesses de son élève.

L’avocat général avait repris son souffle et revenait à la
charge, encore plus furibond :

— Il n’y a pas que la beauté, prononça-t-il dans le
micro de la « Pierre de Rosette », il y a aussi l’intelligence.
L’intelligence est le propre de l’homme. La vie des fourmis n’est pas
importante parce qu’elles ne sont pas intelligentes.

— Elles ont leur forme d’intelligence rétorqua Julie du
tac au tac.

L’avocat général jubila. Ils étaient tombés dans le piège.

— Dans ce cas, prouvez-moi que les fourmis sont
intelligentes !

L’ordinateur « Pierre de Rosette » clignota, signe
qu’il était en train de traduire une phrase de la princesse 103
e
.
Celle-ci fut prononcée haut et fort dans le prétoire.

Prouvez-moi que l’homme est intelligent
.

La salle était maintenant en ébullition. Tout le monde
prenait parti, chacun donnait son avis. Les jurés avaient du mal à conserver
leur impassibilité et le président n’en finissait pas de tambouriner de son
maillet d’ivoire.

— Puisque c’est ainsi, puisqu’il apparaît impossible de
poursuivre cette audition dans le calme, l’audience est reportée demain matin,
à dix heures.

À la radio comme à la télévision, le soir, les commentateurs
donnèrent l’avantage à Princesse 103
e
. De l’avis des spécialistes,
soumise à un rude interrogatoire, une fourmi de 6,3 milligrammes s’était
révélée plus futée qu’un avocat général et un président de cour d’assises
avoisinant ensemble les 160 kilos.

Gens du premier volume, du second volume et du troisième
volume de l’
Encyclopédie
reprirent espoir. S’il existait vraiment une
justice en ce bas monde, rien n’était perdu.

De rage, Maximilien donna un énorme coup de poing dans le
mur.

 

225. PHÉROMONE MÉMOIRE : LOGIQUE DOIGTESQUE

 

LOGIQUE.

La logique est un concept doigtesque très original.

Des événements logiques sont des événements qui
s’enchaînent de manière acceptable pour la société des Doigts.

Exemple : pour un Doigt, il est logique que certains
citoyens d’une même ville pleine de nourriture meurent de faim sans que
quiconque ne les aide.

Par contre, il est non logique de refuser à manger à ceux
qui sont malades par excès de nourriture.

Chez les Doigts, il est logique de mettre de la bonne
nourriture dans les dépotoirs à ordures, sans même qu’elle soit abîmée.

Par contre, il est illogique que cette nourriture soit
redistribuée à ceux qui pourraient être intéressés par sa consommation.
D’ailleurs, pour être sûrs que personne ne touchera à leurs ordures les Doigts
les brûlent.

 

226. LA PEUR DU DESSUS

 

La cour quittait la salle quand un policier rattrapa un assesseur.
Il tenait l’éprouvette où se trouvait Princesse 103
e
.

— Et cette accusée-là, qu’est-ce qu’on en fait ?
Je ne peux quand même pas la ramener à la prison dans le panier à salade, avec
les humains.

L’assesseur leva les yeux au ciel.

— Mettez-la donc avec les autres fourmis, répondit-il à
tout hasard. De toute façon, avec sa marque jaune sur le front, elle est facile
à reconnaître.

Le policier entrouvrit le couvercle de l’aquarium, renversa
l’éprouvette-prison et 103
e
tomba du ciel au milieu de ses compagnes
de captivité.

Les fourmis prisonnières furent très contentes de récupérer
leur héroïne. Elles se léchèrent, se firent des trophallaxies puis se
rassemblèrent pour dialoguer.

Parmi les emprisonnées il y avait 10
e
et 5
e
.
Elles expliquèrent voyant que des Doigts les mettaient dans des sacs, elles
s’étaient empressées de monter dedans car elles pensaient que c’étaient des
invitations à venir dans leur monde.

De toute façon, ils sont décidés à nous tuer, quoi qu’on
fasse
, dit une soldate qui avait perdu deux pattes arrière quand les
policiers les avaient enfournées sans ménagement dans les grands sacs.

Tant pis. Au moins une fois, nous aurons pu présenter,
dans leur dimension, nos arguments pour défendre notre manière de vivre
,
déclara Princesse 103
e
.

Depuis un recoin, une petite fourmi s’élança pour la
rejoindre.

Prince 24
e
 !

Ainsi la fourmi perpétuellement étourdie s’était pour une
fois égarée dans la bonne direction. Oubliant les dures conditions qui avaient
permis cette rencontre, Princesse 103
e
se pressa contre Prince 24
e
.

Qu’il était bon de se retrouver ! 103
e
avait
déjà compris l’art, maintenant, elle commençait à découvrir vaguement ce
qu’était l’amour.

L’amour, c’est quand on aime quelqu’un et qu’on le perd.
Et qu’après, on le retrouve
, pensa-t-elle.

Prince 24
e
se plaça tout contre 103
e
.
Il souhaitait faire une C.A.

 

227. INTELLIGENCE

 

Le président frappa la table de son maillet.

— Nous exigeons des preuves objectives de leur
intelligence.

— Elles sont capables de résoudre tous leurs problèmes,
répondit Julie.

L’avocat général haussa les épaules.

— Elles ne connaissent pas même la moitié de nos
technologies. Elles ignorent jusqu’au feu.

Pour cette séance on avait construit une petite estrade en
Plexiglas avec la télévision et les antennes directement dans l’aquarium.

Princesse 103
e
se dressa sur ses quatre pattes
arrière pour bien se faire comprendre. Elle émit une phrase assez longue.
L’ordinateur la décrypta.

Jadis, les fourmis ont découvert le feu et l’ont utilisé
pour faire la guerre ; mais un jour, elles n’ont pas réussi à maîtriser un
incendie qui prenait de l’ampleur et détruisait tout, les insectes ont alors
décidé d’un commun accord de ne plus toucher au feu et de bannir ceux qui
utiliseraient cette arme trop dévastatrice…

— Ah, vous voyez ! Trop bêtes pour contrôler le
feu, ironisa l’avocat général, mais déjà le baffle se mettait à grésiller,
signe d’une suite au message précédent.

… Durant ma marche pacifique en direction de votre monde,
j’ai expliqué à mes sœurs que, bien utilisé, le feu pouvait ouvrir une nouvelle
voie d’avancée technologique
.

— Cela ne prouve pas que vous êtes intelligentes,
seulement que vous savez à l’occasion imiter notre intelligence.

La fourmi sembla tout d’un coup s’énerver. Ses antennes se
mirent à s’agiter et elles giflaient carrément les sondes plastique tellement
elle était agacée.

MAIS QU’EST CE QUI VOUS PROUVE, À LA FIN, QUE VOUS, LES
DOIGTS, VOUS ETES INTELLIGENTS
 ?!

Rumeur dans la salle. Quelques rires retenus. La fourmi
semblait mitrailler maintenant les phéromones.

Pour vous, je l’ai bien compris, le critère qui vous fait
décréter qu’un animal est intelligent, c’est qu’il… vous ressemble
 !

Plus personne ne regardait l’aquarium. Tous les yeux étaient
braqués sur l’écran et le cameraman oubliait qu’elle était un animal pour la
cadrer comme une personne, en plan italien, c’est-à-dire avec la poitrine, les
épaules, la tête.

À la longue, au macro-objectif, on parvenait à discerner des
expressions. Il n’y avait ni mouvement de visage ni mouvement du regard, bien
sûr, mais tant de mouvements d’antennes, de menton et de mandibules que chacun
parvenait peu à peu à les interpréter.

Des antennes dressées marquaient l’étonnement, des antennes
semi-fléchies, la volonté de convaincre. Antenne droite rabattue en avant,
antenne gauche en arrière : l’attention aux arguments de l’adversaire.
Antennes rabattues sur les joues : la déception. Antennes mâchouillées
entre les mandibules : la détente.

Pour l’instant, les antennes de 103
e
étaient
semi-fléchies.

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