Le Jour des Fourmis (20 page)

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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

BOOK: Le Jour des Fourmis
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Quarante-cinq bambins d’une classe
préparatoire profitaient de l’inattention générale pour tenter de crever le
skaï de leurs sièges avec la pointe de leurs crayons à bille, une escouade de
militaires braillaient « La quille ! ». Les vitres étaient
embrumées par la buée de ces centaines de respirations ininterrompues.

Laetitia Wells respira lentement
l’air vicié, serra les dents et prit son mal en patience. Après tout, elle
n’avait pas à se plaindre, elle n’avait qu’une demi-heure de trajet pour aller
de son domicile à son lieu de travail. Certains passaient trois heures par jour
là-dedans aux heures de pointe !

Aucun auteur de science-fiction
n’avait jamais prévu cela. Une civilisation où les gens acceptaient d’être
compressés par milliers dans des boîtes de tôle !

La machine se mit en marche, glissa
sur les rails en faisant des étincelles.

Laetitia Wells ferma les yeux pour
essayer de trouver le calme et d’oublier où elle était. Son père lui avait
appris à conserver sa sérénité en contrôlant son souffle. Lorsqu’on avait bien
pris en main son souffle, on devait essayer d’apprivoiser les battements de son
cœur pour les ralentir.

Des idées parasites l’empêchaient de
se concentrer. Elle repensait à sa mère… non, surtout ne pas penser à… non.

Elle rouvrit les yeux, réaccéléra le
rythme de son cœur et de sa respiration.

L’espace s’était dégagé. Il y avait
même une place de libre. Elle s’y précipita et s’endormit. De toute façon, elle
ne descendrait qu’au terminus. Et moins elle avait conscience d’être dans le
métro, mieux elle se portait.

51. ENCYCLOPÉDIE

ALCHIMIE : Toute manipulation
alchimique vise à mimer ou à remettre en scène la naissance du monde. Six
opérations sont nécessaires. La Calcination. La Putréfaction. La Solution. La
Distillation. La Fusion. La Sublimation. Ces six opérations se déroulent en
quatre phases : l’œuvre au noir, qui est une phase de cuisson. L’œuvre au
blanc, qui est une phase d’évaporation. L’œuvre au rouge, qui est une phase de
mélange. Et enfin la sublimation qui donne la poudre d’or. Cette poudre est
similaire à celle de Merlin l’Enchanteur dans la légende des Chevaliers de la
Table Ronde. Il suffit de la déposer sur une personne ou un objet pour qu’elle
le rende parfait. Beaucoup de récits et de mythes cachent en fait dans leur
ossature cette recette. Par exemple Blanche-Neige. Blanche-Neige est le
résultat final d’une préparation alchimique. Comment l’obtient-on ? Avec
les sept nains (nain, issu de « gnomes », ou gnosis :
connaissance). Ces sept nains représentent les sept métaux : le plomb,
l’étain, le fer, le cuivre, le mercure, l’argent, l’or, eux-mêmes liés aux sept
planètes ; Saturne, Jupiter, Mars, Vénus, Mercure, Lune, Soleil, elles-mêmes
liées aux sept principaux caractères humains : grincheux, simplet, rêveur,
etc.

Edmond Wells,

Encyclopédie
du savoir relatif et absolu, tome II.

52. LA GUERRE DE L’EAU

Les éclairs zèbrent toujours le ciel
tourmenté, mais aucune fourmi n’a le cœur à admirer les majestueux nuages
mordorés, fissurés de jets de lumière blanche. L’orage est une calamité.

Les gouttes tombent sur la Cité
comme autant de bombes et les guerrières qui se sont attardées dehors pour des
chasses tardives sont frappées par les projectiles liquides.

À l’intérieur même de Bel-o-kan,
l’une des expériences tentées au printemps par Chli-pou-ni est en passe
d’accentuer la catastrophe.

La reine a fait creuser des canaux
afin d’accélérer la circulation d’un quartier à l’autre. Les fourmis s’y
déplacent sur des feuilles flottantes. Mais sous l’averse, ces ruisselets
souterrains enflent jusqu’à devenir des fleuves dont une foule de gardes
s’échinent en vain à contenir la fureur.

Au sommet du dôme, la situation
empire. Des grêlons ont perforé la fourrure de branchettes de la Cité. L’eau
s’infiltre par plusieurs blessures.

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essaie tant
bien que mal de colmater la plus grande des brèches.

Toutes au solarium, lance-t-elle, il
faut sauver les couvains !

Un groupe de soldates se précipite à
sa suite, bravant les vagues déferlantes.

La haute salle du solarium a perdu
sa luminosité habituelle. Au plafond, des ouvrières en proie à la plus vive
angoisse tentent de boucher les trous avec des feuilles mortes. Mais l’eau
réapparaît aussitôt pour couler en longs rubans d’argent sur le plancher. Tout
est détrempé. Impossible de sauver tous les précieux cocons, il y en a trop.
Les nourrices ont juste le temps de préserver quelques larves précoces. Des
œufs lancés en hâte à des ouvrières éclatent à même le sol.

103 683
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pense alors
aux rebelles. Si l’eau descend, et elle descend toujours, jusqu’aux étables à
scarabées, elles périront toutes !

Alerte phase 1 : Les
phéromones excitatrices se répandent comme elles peuvent, le plus souvent
brouillées par la vapeur d’eau.

Alerte phase 2 : Soldates,
ouvrières, nourrices, sexués, tout le monde tambourine de la pointe de
l’abdomen contre les murs, avec rage et acharnement. Ce branle-bas de combat
fait vibrer la Cité tout entière.

Pam, pam, pam.
Alerte ! Mille fois alerte !

Que la panique soit !

Même les fourmis déjà prises dans
des flaques essaient de frapper le sol à travers l’eau pour que toute la ville
soit en alerte. Ça frappe comme du sang d’essoufflé dans des artères.

Le cœur de la ville halète.

En écho, on entend les grêlons qui
perforent le dôme.
Ploch, ploch, ploch.

Que peuvent des mandibules même
acérées contre des gouttes d’eau ?

Alerte phase 3 : La
situation est des plus critiques. Certaines ouvrières devenues hystériques
courent en tous sens. Leurs antennes tendues déversent d’incompréhensibles
hurlements phéromoniques. Dans leur agitation, certaines en viennent à blesser
leurs congénères.

Chez les fourmis rousses, la
phéromone d’alerte la plus forte est une substance émise par la glande de
Dufour. Nommée n-decane, c’est un hydrocarbone volatile dont la formule
chimique est C
10
-H
22
. Une odeur assez puissante pour
rendre folle furieuse une nourrice en pleine hibernation.

Sans le sacrifice des fourmis
concierges, le raz de marée n’aurait pas épargné la Cité interdite. En bloquant
hermétiquement les entrées avec leur tête plate, ces héroïques factionnaires
ont empêché l’envahisseur liquide d’inonder la souche centrale. Toutes les
occupantes de la Cité interdite, et au premier rang la reine Chli-pou-ni, sont
indemnes.

En revanche, l’eau dévale maintenant
dans les salles à pucerons.

Les bestiaux verts poussent de
dérisoires piaillements odorants.

Acculées à la fuite, leurs bergères
ne peuvent en sauver qu’une poignée, sur le point d’accoucher.

Partout, on tente d’élever des
barrages. On s’affaire à consolider celui qui, stratégiquement placé dans une
galerie principale, s’efforce de contenir le torrent en furie. Mais la force
hydraulique est irrésistible. Le barrage s’effrite, se fissure et se fend.
L’édifice éclate, libérant d’un coup une boule d’eau qui emporte les
courageuses maçonnes.

Charriant les noyées, l’eau emprunte
des couloirs, fait s’effondrer des voûtes, arrache des ponts, bouleverse toute
la topographie souterraine avant de se déverser dans les champignonnières. Là
encore, les agricultrices n’ont que le temps de recueillir quelques précieuses
spores avant de détaler.

Les coléoptères aquatiques, ces
fameux dytiques que Chli-pou-ni voulait tant apprivoiser, sont partout, heureux
de s’ébattre dans leur élément vecteur, dévorant pucerons, cadavres de fourmis
et larves agonisantes.

Multipliant les détours, contournant
les obstacles, 103 683
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parvient à l’étable aux scarabées
rhinocéros. Les pauvres bêtes volettent de-ci de-là pour échapper à la noyade.
Mais le plafond est si bas que bientôt elles s’y heurtent, épouvantées.

Et ici comme partout, au mépris du
danger, de diligentes ouvrières veillent à sauver quelques petits et à pousser
au sec des bouses sphériques pleines d’œufs. Cependant, elles le savent, les
pertes seront énormes et inévitables.

D’avoir les pattes mouillées
terrorise les scarabées et leur fait donner de la corne au plafond.
103 683
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ne doit qu’à sa vigilance de guerrière de passer entre
les coups de boutoir.

Voici enfin l’entrée de la cache
rebelle. Déistes et non-déistes, elles sont toutes là. Mais si les secondes
s’agitent nerveusement, les premières, elles, demeurent étrangement calmes. Le
cataclysme ne les surprend pas.

Nous n’avons pas assez nourri les
dieux, c’est pourquoi ils nous mouillent.

103 683
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interrompt
leurs psalmodies. Bientôt, il n’y aura plus d’issue de secours. Si elles
veulent sauver le mouvement rebelle, il importe de déguerpir sans retard.

On finit par l’écouter et par lui
emboîter le pas. Au moment de vider les lieux, la fourmi nommée 24
e
lui tend le cocon de papillon qu’elle avait laissé là lors de sa précédente
visite.

Pour la mission Mercure. Tu ne
dois pas oublier cela.

Plutôt que de discuter encore,
103 683
e
se charge du cocon et entraîne les rebelles derrière
elle. Mais le franchissement de l’étable est désormais impossible. La salle
entière est noyée. Des scarabées rhinocéros, des fourmis aussi, flottent entre
deux eaux.

Il faut creuser au plus vite un
nouveau tunnel. 103 683
e
donne des ordres.

Il faut faire vite, le niveau de
l’eau commence à monter dans la pièce.

Tous les aliments qui traînaient
flottent.

L’eau monte de plus en plus vite.

Les déistes cependant ne pensent pas
à se plaindre. La plupart sont résignées à subir le
juste courroux
céleste.

Elles sont persuadées que cette pluie
ravageuse n’est venue les frapper que pour empêcher la croisade de Chli-pou-ni.

53. SOUVENIRS ACIDES

— Excusez-moi,
mademoiselle !

On lui parlait.

Quand Laetitia Wells rouvrit les
yeux, elle n’était pas encore arrivée au terminus. Une femme s’adressait à
elle.

— Excusez-moi, mademoiselle. Je
crois que je vous ai donné un coup avec mes aiguilles.

— Ce n’est rien, soupira
Laetitia.

La femme était en train de tricoter
de la laine rose bonbon. Elle réclamait un supplément d’espace pour étendre sa
toile.

Laetitia Wells regarda cette
araignée fileuse qui agitait ses Doigts. Les aiguilles multipliaient les nœuds
coulants dans un cliquetis obsédant.

Son ouvrage rose ressemblait à une
layette. Quel pauvre bébé avait-elle l’intention d’emprisonner dans ce carcan
molletonné ? pensa Laetitia Wells. Comme si elle avait entendu la
question, la femme dévoila un superbe dentier en émail.

— C’est pour mon fils,
annonça-t-elle avec fierté.

Au même instant, le regard de
Laetitia accrocha une affiche « Notre pays a besoin d’enfants. Luttez
contre la dénatalité. »

Laetitia Wells ressentit une petite
aigreur. Faire des enfants ! Elle se disait que c’était l’ordre primordial
donné à l’espèce : se reproduire, se répandre, se disperser en masse. Vous
n’avez pas eu un présent intéressant ? Survivez dans le futur à travers la
ponte ! Pensez d’abord à la quantité, la qualité suivra peut-être.

Chaque pondeuse n’en avait pas
conscience, mais elle obéissait à l’éternelle propagande transcendant toutes
les politiques de toutes les nations : augmenter l’emprise des humains sur
la planète.

Laetitia Wells eut envie de prendre
cette maman par les épaules et de lui dire droit dans les yeux :
« Non, ne faites plus d’enfants, retenez-vous, un peu de pudeur, que
diable ! Prenez des contraceptifs, offrez des préservatifs à ceux que vous
aimez, raisonnez vos amies fertiles comme vous auriez souhaité vous-même être
raisonnée. Pour un enfant réussi on en trouve cent de bâclés. Ça ne vaut pas le
coup. Les bâclés prennent ensuite le pouvoir et voilà le résultat. Si votre
propre mère avait été plus sérieuse, elle vous aurait évité toutes ces
souffrances. Ne vous vengez pas sur vos enfants de la pire vacherie que vous
ont faite vos parents : vous faire naître. Cessez de vous aimer les uns
les autres, croissez mais ne vous multipliez plus.

Chacune de ses crises de
misanthropie (à son stade c’était de l’humanophobie) lui laissait un goût amer
dans la bouche. Mais le plus déroutant était qu’elle ne trouvait pas cela
forcément désagréable.

Elle se reprit, sourit à l’araignée
fileuse.

Ce visage en face, rayonnant du
bonheur d’être mère, lui rappela… non… il… ne fallait pas… cela lui rappela… sa
propre mère. Ling-mi.

Ling-mi Wells avait été frappée de
leucémie aiguë. Le cancer du sang, ça ne pardonne pas. Ling-mi, sa douce mère,
qui ne lui répondait jamais lorsqu’elle demandait ce qu’avait dit le docteur. À
Laetitia, Ling-mi répétait toujours : « Ne t’inquiète pas. Je
guérirai. Les médecins sont optimistes et les médicaments de plus en plus
performants. » Mais dans la salle de bains, il y avait souvent des coulées
rouges dans le lavabo et la fiole d’analgésiques était généralement vide.
Ling-mi dépassait toutes les doses prescrites. Rien, désormais, n’atténuait ses
douleurs.

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