Le livre des Baltimore (4 page)

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Authors: Joël Dicker

BOOK: Le livre des Baltimore
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— Je voulais aller voir Alexandra, expliquai-je. Et j'ai vu le chien qui sortait de la propriété. Je me suis dit que je pourrais l'amener ici, le garder pour la journée et le ramener ce soir en faisant croire qu'il était venu chez moi de son propre chef.

— Vous êtes tombé sur la tête, mon pauvre ami. C'est un vol au sens propre du terme.

— C'est un emprunt, je n'ai pas l'intention de le garder. J'en ai juste besoin quelques heures.

Leo, tout en m'écoutant, se dirigea vers la cuisine, se servit sans rien demander d'une bouteille d'eau dans le frigo et s'assit au comptoir. Il était enchanté de la tournure inhabituellement distrayante que prenait sa journée. Il me suggéra d'un air radieux:

— Et si nous commencions par faire une petite partie d'échecs? Ça vous détendrait.

— Non, Leo, je n'ai vraiment pas le temps pour ça maintenant.

Il se rembrunit et revint au chien qui lapait bruyamment de l'eau dans une casserole posée sur le sol.

— Alors expliquez-moi, Marcus : pourquoi avez-vous besoin de ce chien?

— Pour avoir une bonne raison de retourner voir Alexandra.

— Ça, je l'ai bien compris. Mais pourquoi vous faut-il une raison d'aller la voir? Ne pouvez-vous pas simplement passer lui dire bonjour comme une personne civilisée, au lieu de kidnapper son chien?

— Elle m'a demandé de ne pas la recontacter.

— Pourquoi a-t-elle fait cela?

— Parce que je l'ai quittée. Il y a huit ans.

— Diable. Effectivement, ce n'était pas très gentil de votre part. Vous ne l'aimiez plus?

— Au contraire.

— Mais vous l'avez quittée.

— Oui.

— Pourquoi?

— À cause du Drame.

— Quel Drame?

— C'est une longue histoire.

 

*

 

Baltimore.

Années 1990.

 

Les moments de bonheur avec les Goldman-de-Baltimore étaient contrebalancés deux fois par an, lorsque nos deux familles se réunissaient : à Thanksgiving, chez les Baltimore, et pour les vacances d'hiver à Miami, en Floride, chez nos grands-parents. À mes yeux, plus qu'à des retrouvailles, ces rendez-vous familiaux s'apparentaient à des matchs de football. D'un côté du terrain, les Montclair, de l'autre les Baltimore, et au centre, les grands-parents Goldman, qui officiaient en tant qu'arbitres et comptaient les buts.

Thanksgiving marquait le sacre annuel des Baltimore. La famille se réunissait dans leur immense et luxueuse maison d'Oak Park et tout y était parfait, du début à la fin. Je dormais pour mon plus grand bonheur dans la chambre d'Hillel, et Woody, qui occupait la chambre voisine, traînait son matelas dans la nôtre pour que nous ne soyons pas séparés, même dans notre sommeil. Mes parents occupaient l'une des trois chambres d'amis avec salle de bains, et mes grands-parents l'autre.

C'était Oncle Saul qui allait chercher mes grands-parents à l'aéroport, et pendant la première demi-heure qui suivait leur arrivée chez les Baltimore, la conversation tournait autour du confort de sa voiture. « Si vous voyiez ça, s'exclamait Grand-mère, c'est vraiment épatant ! Vous avez de la place pour les jambes, comme nulle part ! Je me souviens être montée dans ta voiture, Nathan [mon père], en me disant : plus jamais ! Et puis sale, mon Dieu ! Qu'est-ce que ça coûte de passer un coup d'aspirateur? Celle de Saul est comme neuve. Le cuir des sièges est parfait, on sent qu'elle est entretenue avec beaucoup de soin. » Puis, quand elle n'avait plus rien à dire sur la voiture, elle s'extasiait à propos de la maison. Elle en explorait les couloirs comme si c'était sa première visite et s'émerveillait du bon goût de la décoration, de la qualité des meubles, du chauffage au sol, de la propreté, des fleurs, des bougies qui embaumaient les pièces.

Pendant le repas de Thanksgiving, elle ne se lassait pas de saluer la perfection des plats. Chacune de ses bouchées était accompagnée de bruits enthousiastes. C'est vrai que le repas était somptueux : soupe au potimarron, dinde moelleuse rôtie au sirop d'érable et à la sauce au poivre, macaronis au fromage, tarte à la courge, purée de pommes de terre crémeuse, côtes de bettes fondantes, haricots délicats. Les desserts n'étaient pas en reste : mousse au chocolat, gâteau au fromage, tarte aux noix de pécan et tarte aux pommes à la pâte fine et croustillante. Après le repas et les cafés, Oncle Saul mettait sur la table des bouteilles d'alcool fort dont les noms, à cette époque, ne me disaient rien, mais je me souviens que Grand-père prenait les bouteilles en main comme si c'était une potion magique et s'émerveillait du nom, de l'âge ou de la couleur, tandis que Grand-mère en rajoutait une couche sur la qualité du repas et, par extension, de leur maison et de leur vie, avant le grand bouquet final (toujours le même) : « Saul, Anita, Hillel et Woody, mes chéris : merci, c'était extraordinaire. »

J'aurais bien voulu qu'elle vienne avec Grand-père séjourner à Montclair, pour que nous lui montrions de quoi nous étions capables. Je lui en avais fait une fois la demande, du haut de mes dix ans. « Grand-mère, est-ce que Grand-père et toi viendrez une fois dormir chez nous à Montclair? » Mais elle avait répondu : « Nous ne pouvons plus venir chez vous, tu sais, mon chéri. Ce n'est pas assez grand et pas assez confortable. »

 

La deuxième grande réunion annuelle des Goldman avait lieu à Miami, à l'occasion des fêtes de fin d'année. Jusqu'à nos treize ans, les grands-parents Goldman habitaient un appartement suffisamment grand pour loger nos deux familles, et nous passions une semaine tous ensemble, sans nous quitter d'une semelle. Ces séjours floridiens étaient pour moi l'occasion de constater l'ampleur de l'admiration de mes grands-parents pour les Baltimore, ces Martiens formidables, qui, au fond, n'avaient rien en commun avec le reste de la famille. Je pouvais voir les liens de parenté évidents entre mon grand-père et mon père. Ils se ressemblaient physiquement, avaient les mêmes manies et souffraient tous les deux du syndrome du côlon spastique, à propos duquel ils avaient des discussions interminables. Le côlon spastique était l'un des sujets de conversation préférés de Grand-père. J'ai le souvenir de mon grand-père, doux, distrait, tendre et surtout constipé. Il partait déféquer comme on part à la gare. Il annonçait, son journal sous le bras : « Je vais aux toilettes. » Il donnait à Grand-mère un petit baiser d'adieu sur la bouche et elle lui disait : « À tout à l'heure, mon chéri. »

Grand-père s'inquiétait qu'un jour je sois moi aussi frappé par le mal des Goldman-pas-de-Baltimore : le fameux côlon spastique. Il me faisait promettre de manger beaucoup de légumes fibreux et de ne jamais retenir mes selles si j'avais besoin de faire « la grosse commission ». Le matin, tandis que Woody et Hillel se gavaient de céréales sucrées, Grand-père me forçait à me gaver d'All-Bran. J'étais le seul à être obligé d'en manger, preuve que les Baltimore devaient avoir des enzymes supplémentaires que nous n'avions pas. Grand-père me parlait des futurs problèmes de digestion que je connaîtrais en tant que fils de mon père : « Mon pauvre Marcus, ton père a un côlon comme le mien. Tu verras, tu n'y couperas pas non plus. Mange beaucoup de fibres, fiston, c'est le plus important. Il faut commencer maintenant pour entretenir le système. » Il se tenait derrière moi pendant que j'enfournais mes All-Bran et posait sur mon épaule une main pleine d'empathie. Bien évidemment, à force d'ingurgiter des quantités de fibres, je passais mon temps aux cabinets, et en ressortant je croisais le regard de Grand-père qui semblait me dire : « Tu l'as, mon garçon. C'est foutu. » Cette histoire de côlon avait une grande emprise sur moi. Je consultais régulièrement les dictionnaires médicaux de la bibliothèque municipale, guettant avec appréhension les premiers symptômes de la maladie. Je me disais que si je ne l'avais pas, c'est que j'étais peut-être différent, différent comme un Baltimore. Car au fond, mes grands-parents se réclamaient de mon père, mais c'était Oncle Saul qu'ils révéraient. Et moi j'étais le fils de l'un mais je regrettais souvent de n'avoir pas été le fils de l'autre.

Le mélange des Montclair et des Baltimore était pour moi le révélateur du profond fossé qui scindait mes deux vies : l'une officielle, un Goldman-de-Montclair, et l'autre confidentielle, un Goldman-de-Baltimore. De mon deuxième prénom, Philip, je gardais la première lettre et inscrivais sur mes cahiers d'école et mes devoirs
Marcus P Goldman.
Puis je rajoutais une rondeur au P qui devenait Marcus B. Goldman. J'étais le P qui devenait parfois un B. Et la vie, comme pour me donner raison, me jouait des drôles de tours : seul à Baltimore, je me sentais l'un des leurs. En arpentant le quartier avec Hillel et Woody, les agents de la patrouille nous saluaient et nous appelaient par nos prénoms. Mais quand je me rendais avec mes parents à Baltimore pour fêter Thanksgiving, je me souviens de la honte qui me parcourait au moment de franchir les premières rues d'Oak Park à bord de notre vieille voiture, sur le pare-chocs de laquelle il était inscrit que nous n'appartenions pas à la dynastie des Goldman d'ici. Si nous croisions une patrouille de sécurité, je faisais le signe secret des initiés, et ma mère, qui ne comprenait rien me réprimandait : « Mais Markie, veux-tu bien cesser de faire l'imbécile et de faire des signes stupides à cet agent? »

Le comble de l'horreur était de nous égarer dans Oak Park, où les rues, circulaires, pouvaient facilement prêter à confusion. Ma mère s'énervait, mon père s'arrêtait au milieu d'un carrefour, et ils débattaient de la bonne direction jusqu'à ce qu'une patrouille déboule pour voir ce qui se tramait avec cette bagnole cabossée, donc suspecte. Mon père expliquait les raisons de notre présence, tandis que moi je faisais le signe de la confrérie secrète pour que l'agent ne pense pas qu'il puisse exister un quelconque lien de filiation entre ces deux étrangers et moi. Il arrivait que l'agent nous indique simplement notre chemin mais, parfois, suspicieux, il nous escortait jusqu'à la maison des Goldman pour s'assurer de nos bonnes intentions. Oncle Saul, nous voyant arriver, sortait aussitôt.

— Bonsoir, M'sieur Goldman, disait l'agent, pardon de vous déranger, je voulais juste m'assurer que ces gens étaient bien attendus chez vous.

— Merci, Matt (ou autre selon le prénom sur le badge, mon oncle appelait toujours les gens par le prénom sur le badge, au restaurant, au cinéma, au péage sur l'autoroute). Oui, c'est en ordre, merci, tout va bien.

Il disait : tout va bien. Il ne disait pas : Matt, petit malotru, comment as-tu pu te montrer soupçonneux de mon propre sang, de la chair de ma chair, de mon frère chéri? Le tsar aurait fait empaler celui de ses gardes qui aurait traité ainsi les membres de sa famille. Mais à Oak Park, Oncle Saul félicitait Matt comme un bon chien de garde que l'on récompense d'avoir aboyé pour être certain qu'il aboiera toujours. Et lorsque l'agent partait, ma mère disait: « Oui, oui, voilà, c'est ça, fichez le camp, vous voyez bien que nous ne sommes pas des bandits », tandis que mon père la suppliait de se taire et ne pas se faire remarquer. Nous n'étions que des invités.

Dans le patrimoine des Baltimore, un seul endroit échappait à la contamination des Montclair : la maison de vacances des Hamptons où mes parents avaient le bon goût de ne s'être jamais rendus – du moins en ma présence. Pour qui ne sait pas ce que sont devenus les Hamptons depuis les années 1980, il s'agissait d'un coin tranquille et modeste du bord de l'océan aux portes de la ville de New York, transformé en l'un des lieux de villégiature les plus huppés de la côte Est. La maison des Hamptons avait ainsi connu plusieurs vies successives et Oncle Saul ne se lassait jamais de raconter comment, lorsqu'il avait acheté pour une bouchée de pain cette petite bicoque en bois à East Hampton, tout le monde s'était moqué de lui en affirmant que c'était le pire investissement qu'il ait pu faire. C'était sans compter le boom de Wall Street des années 1980, qui annonçait le début de l'âge d'or d'une génération de traders : les nouvelles fortunes avaient pris d'assaut les Hamptons, la région s'était soudain embourgeoisée et la valeur de l'immobilier avait décuplé.

J'étais trop petit pour m'en souvenir, mais on m'a raconté qu'à mesure qu'Oncle Saul avait gagné des procès, la maison s'était vue légèrement améliorée jusqu'au jour où elle avait été rasée pour laisser place à une nouvelle maison, magnifique et pleine de charme et de confort. Spacieuse, lumineuse, savamment couverte de lierre, avec, à l'arrière, une terrasse entourée de buissons d'hortensias bleus et blancs, une piscine et un kiosque recouvert d'aristoloche sous lequel nous prenions nos repas.

Après Baltimore et Miami, les Hamptons étaient la conclusion du triptyque géographique annuel du Gang des Goldman. Chaque année, mes parents m'autorisaient à aller y passer le mois de juillet. C'est là-bas, dans la maison de vacances de mon oncle et ma tante, que j'ai passé les étés les plus heureux de ma jeunesse en compagnie de Woody et Hillel. C'est également là-bas que se plantèrent les graines du Drame qui allait les frapper. Je garde malgré tout de ces séjours le souvenir du bonheur le plus absolu. De ces étés bénis, je me souviens de jours tous identiques où flottait le parfum de l'immortalité. Ce que nous faisions là-bas? Nous vivions notre jeunesse triomphale. Nous allions dompter l'océan. Nous chassions les filles comme des papillons. Nous allions pêcher. Nous allions nous trouver des rochers pour sauter dans l'océan et nous mesurer à la vie.

L'endroit que nous préférions parmi tous était la propriété d'un couple adorable, Seth et Jane Clark, des gens relativement âgés, sans enfants, très riches — je crois que lui possédait un fonds d'investissement à New York —, avec qui Oncle Saul et Tante Anita s'étaient liés au fil des années. Leur propriété, baptisée
Le Paradis sur Terre,
se trouvait à un mile de chez les Baltimore. C'était un endroit fabuleux : je me rappelle le parc verdoyant, les arbres de Judée, les massifs de rosiers et la fontaine en cascade. À l'arrière de la maison, une piscine surplombait une plage privée de sable blanc. Les Clark nous laissaient jouir de leur propriété autant que nous le voulions, et nous étions sans cesse fourrés chez eux, à sauter dans la piscine ou nager dans l'océan. Il y avait même un petit canot accroché à un ponton en bois que nous utilisions de temps en temps pour explorer la baie. Pour remercier les Clark de leur gentillesse, nous leur rendions fréquemment de menus services, essentiellement des travaux de jardin, domaine dans lequel nous excellions pour des raisons que j'expliquerai tout à l'heure.

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