— C’est bon, dit-elle, compatissante. Je comprends. Allez, raccrochez, maintenant. Je vais l’appeler.
— Merci, Karen. »
Sur ce, la ligne coupa.
36
I
rving se rendit de bonne heure au Carnegie’s et prit une table au fond, loin de la foule du dimanche midi.
Karen Langley l’avait rappelé quelques minutes après. Costello acceptait de discuter avec Irving, mais en présence de Karen, et pas chez lui.
« Il veut un endroit public, lui avait-elle expliqué.
— Nom de Dieu, Karen…
— Ray ? »
Irving s’était tu.
« Ne faites pas de manières, d’accord ? Il dit qu’il discutera avec vous. Contentez-vous de ce qu’il vous propose. »
Ils convinrent de se retrouver à 13 heures. Irving prit la peine de s’habiller correctement. Un pantalon noir, encore enveloppé dans le plastique du pressing vieux de plusieurs mois, et une veste bleu marine. Il repassa une chemise blanche, décida de se dispenser de cravate et cira ses plus belles chaussures. Il avait besoin de se faire couper les cheveux. Il avait besoin d’un costume neuf. Il avait besoin de beaucoup de choses.
Debout face au miroir du couloir – celui-là même que Deborah avait absolument voulu qu’il place à cet endroit, pour qu’elle puisse se voir une dernière fois avant de quitter l’appartement –, il se demanda s’il faisait tous ces efforts pour ressembler au professionnel qu’il était censé être ou pour plaire à Karen Langley. Un peu des deux, conclut-il. Cette affaire, peut-être plus qu’aucune autre dans sa carrière, exigeait de lui l’attention la plus soutenue. On était dimanche, midi et des poussières, et il avait déjà passé plusieurs coups de fil pour obtenir le rapport d’autopsie de Laura Cassidy. Cette enquête ne se ferait pas sans lui. Elle ne disparaîtrait pas discrètement, ne s’évaporerait pas dans la nature. Irving ne serait pas transféré vers un dossier plus important. Tant que cette enquête ne serait pas réglée – voilà : tant qu’elle ne serait pas réglée –, elle serait sa vie.
Il était arrivé au Carnegie’s avec trente-cinq minutes d’avance. Il commanda un café et expliqua qu’il serait rejoint par deux autres personnes d’ici un petit moment. Il dit à la serveuse que ce serait un rendez-vous confidentiel : une fois qu’ils auraient commandé à manger –
s’ils
commandaient à manger –, il serait préférable qu’on les laisse tranquilles.
« Tu me connais, mon chéri, dit-elle. Pas du genre à me mêler de ce qui ne me regarde pas. »
Irving lui glissa un billet de 10 dollars dans la main, la remercia et s’assit.
Peut-être qu’il se trompait, mais il trouva que Karen Langley avait aussi fait un effort. Elle portait un tailleur-pantalon, un chemisier couleur crème et, autour du cou, un foulard noué à la diable. Elle avait l’air détendue, mais avec une élégance naturelle. Cette femme semblait posséder plusieurs facettes. Irving devait encore découvrir celles qu’il n’aimait pas.
John Costello, lui, était comme toujours effacé et discret. Peut-être avait-il décidé un beau jour d’être d’une singulière banalité. Peut-être avait-il pour mission, dans sa vie, de ne plus être jamais remarqué – ni par un tueur en série, ni par quiconque.
« Bonjour, Karen. Bonjour, John. » Irving se leva et leur tendit la main.
Karen sourit. « C’est tellement solennel, dit-elle. Asseyez-vous, bon Dieu. »
Irving obéit.
Costello sourit à Karen. Il était le spectateur curieux, celui qui observait cette petite scène de théâtre.
« Merci d’être venu, John, dit Irving. Commençons par le commencement : est-ce qu’on mange un morceau ?
— Mais évidemment, répondit Costello. Le dimanche, c’est programme libre. Comment est la nourriture ici ?
— Bonne. Très bonne, même. J’aime beaucoup.
— Qu’est-ce qu’ils ont ?
— Oh là ! De tout. Plein de choses casher, bien sûr. Je vais aller chercher la carte…
— On vous laisse choisir, dit Costello. Ça vous va, Karen ?
— Oui, pas de problème. Mais pas de foie de volaille. Je n’aime pas le foie de volaille. »
Irving attrapa le regard de la serveuse et lui fit signe de venir. « Est-ce qu’on peut prendre trois
knishes
au pastrami ? » Il se tourna vers Costello et Karen. « Vous mangez du fromage, oui ? »
Costello fit oui de la tête. « Allez.
— Du fromage pour trois, dit Irving, et une salade Central Park à partager.
— Café ? demanda la serveuse.
— Vous avez du thé ? répondit Costello.
— Bien sûr qu’on a du thé. Quel genre vous voulez ? On a du Darjeeling, de l’English Breakfast, de l’Earl Grey…
— English Breakfast.
— Pour moi, du café », dit Karen.
La serveuse disparut et revint quelques instants plus tard avec leurs boissons. Elle resservit Irving en café. « Dix ou quinze minutes pour le déjeuner, ça vous va ? »
Irving la remercia.
« J’ai cru comprendre, embraya Costello avant même qu’Irving ait le temps de parler, que vous en avez retrouvé une autre.
— Il a imité le Zodiaque.
— Quel crime ?
— Celui d’Alexandra Clery… La fille dont vous m’aviez parlé.
— Vous l’avez retrouvée quand ?
— Hier soir.
— Et elle était morte depuis le 4 septembre ? »
Irving ouvrit de grands yeux. « Vous vous rappelez la date ? Il va falloir que vous m’expliquiez comment vous faites !
— Oh, je lis des choses. Elles me restent dans la tête. Pas toutes, bien sûr, juste celles qui m’ont l’air pertinentes ou importantes. Ne me demandez pas comment ni pourquoi. C’est comme ça. »
Irving se dit que, au fond, il ne voulait peut-être pas savoir.
« Et ? reprit Costello. Réponse à ma question ?
— Si elle était morte depuis le 4 ? Oui, très vraisemblablement. Je n’ai pas encore reçu le rapport d’autopsie.
— Elle a été tabassée à mort et abandonnée nue, comme la fille d’Oakland en 1972 ?
— Apparemment. »
Irving se ravisa. « Attendez une minute. On va déjà plus vite que la musique.
— Plus vite que la musique ? Comment ça ?
— Ce rendez-vous, ici… Notre discussion. Je ne vous ai même pas encore dit ce dont je voulais vous parler.
— Je sais de quoi il s’agit, inspecteur Irving. »
Irving était bouche bée.
« Karen m’a raconté. Vous voulez que je sois indépendant et extérieur… Mais quoi, au juste ?
— Un consultant ? tenta Irving.
— D’accord, pas de problème. Un consultant. »
Pendant quelques secondes, personne ne prononça le moindre mot.
« Très bien, reprit Costello. C’est ce que vous voulez ?
— Oui. Appelez ça comme vous voudrez. D’ordinaire, je fais appel à des profileurs, j’implique le FBI. Mais il n’y a aucune preuve réelle d’un quelconque enlèvement et…
— Les gens du FBI ont une vision incroyablement étriquée de ce genre d’affaires.
— C’est possible, mais j’ai rarement affaire à eux.
— Croyez-moi, continua Costello. Ils ont leurs propres règles et contraintes. Ils veulent toujours être très organisés et méthodiques, et je suis sûr que le plus souvent, ils y arrivent. Mais dès qu’il s’agit de se mettre dans la tête d’un tueur en série, ça ne fonctionne plus… Avec ces gens-là, il n’y a ni règles ni contraintes, hormis celles qu’ils s’imposent eux-mêmes.
— Donc vous êtes prêt à réfléchir à ma proposition ? demanda Irving.
— Y réfléchir ? Mais c’est tout vu, inspecteur. J’ai déjà décidé de vous aider. »
Irving s’efforça de ne paraître ni surpris, ni satisfait. « Ce sera officiel, bien sûr. Vous serez employé par la police de New York en tant que consultant externe, en tant que
chercheur
, faute d’un terme plus approprié. Vous serez payé selon un tarif convenu…
— Les détails ne sont pas importants, l’interrompit gentiment Costello. Je suis intéressé, point final. Cette affaire me fascine depuis le premier jour, et avoir accès à toutes les informations concernant les scènes de crime…
— Dans une certaine limite », rectifia Irving.
Costello s’enfonça sur son siège et reposa sa tasse de thé. « L’accès ne peut pas être limité, dit-il. Pas pour ce qui touche des informations en lien direct avec les affaires elles-mêmes. Comment voulez-vous que je découvre une piste si je ne peux pas tout voir ?
— On s’en occupera, répondit Irving. Vous devez bien comprendre que c’est moi qui suis à l’origine de cette idée. Elle ne vient pas d’en haut. Il a fallu que je convainque mon supérieur, et je n’ose même pas imaginer ce que dirait le directeur de la police s’il était au courant de ce qui se passe. Pour dire la vérité, tout ça est très inhabituel. Un citoyen lambda, sans qualifications particulières en profilage criminel, sans connaissance réelle du travail policier…
— Mais vingt ans d’expérience en tant que spécialiste du crime, intervint Karen.
— Bien sûr, oui. Bien sûr.
— Sans compter, ajouta Costello, la meilleure de toutes les qualifications. Quelque chose que personne dans la police ou au FBI ne peut prétendre avoir. »
Irving lui lança un regard interrogateur.
Costello sourit. « J’y suis passé, inspecteur Irving. Je sais ce que c’est que de voir quelqu’un comme ça de près. De très, très près. »
37
I
ls déjeunèrent sans reparler des meurtres du Commémorateur. Karen Langley avait habilement conclu leur conversation. Elle discuterait avec le rédacteur en chef adjoint du journal, Leland Winter, voire avec Bryan Benedict si nécessaire, et aiderait à faire en sorte que John Costello puisse conseiller la police de New York sans renoncer entièrement à ses responsabilités au sein du
City Herald
.
« John est mon bras droit », dit-elle.
Costello ne releva pas le compliment. Il était concentré sur sa nourriture, l’air déterminé, et paraissait indifférent aux menus détails dont parlaient les deux autres.
À 13 h 45, il se leva, replia soigneusement sa serviette et la posa à côté de son assiette. Il remercia Irving pour le déjeuner, salua Karen Langley puis, sans un mot de plus, fit demi-tour et quitta le restaurant.
Pendant un long moment, Irving ne sut pas quoi dire.
Karen regarda Costello s’en aller. Dès qu’elle revint vers Irving, elle ne put s’empêcher de rire en voyant la tête qu’il faisait.
« On dirait que vous venez de vous prendre une gifle. C’est tout John. N’y faites pas attention. Vous vous habituerez à ses excentricités.
— Vraiment ?
— Bien sûr. Et puis vous n’avez pas le choix, si ? »
Ils restèrent encore une heure.
« C’est donc devenu notre deuxième rendez-vous non officiel, dit-elle.
— Ce n’est pas tout à fait ce que j’avais imaginé. »
Karen recula et lui jeta un regard intrigué. « Vous avez toujours été aussi sérieux ?
— Vous pensez que je ne devrais pas être sérieux à propos de cette histoire ?
— Il y a une différence entre être sérieux et être sérieux
à propos de
quelque chose. Bien évidemment que c’est une histoire sérieuse. C’est une enquête criminelle, il y a de quoi être très sérieux. Mais je voulais dire en général…
— Vous me trouvez trop sérieux ? demanda Irving.
— Je trouve tout le monde trop sérieux, Ray. Je crois que la moitié des problèmes que les gens peuvent rencontrer est due au fait qu’ils se prennent trop au sérieux.
— Qu’est-ce que vous voulez que je fasse ? Qu’est-ce que vous voulez de moi ?
— Ce que je veux ? Mais rien du tout. À mon avis, c’est vous qui voulez quelque chose… Un peu plus qu’une simple enquête criminelle…
— Je dois vous avouer que j’ai un peu de mal à penser à autre chose en ce moment.
— Oui, je vois ça. »
Irving pencha la tête sur le côté et regarda Karen d’un air soupçonneux. « Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Que vous prenez tout ce que je dis au pied de la lettre, rien de plus. Je ne vais pas vous demander de vous détendre – ça ne changerait rien. Mais je pense que vous devriez vous…
— Détendre ?
— Essayez, Ray. Peut-être même que vous y trouverez du plaisir.
— Promis. »
Ray voyait très bien ce qu’elle voulait dire. D’ailleurs, elle n’avait pas besoin de le lui dire. Mais qu’on le lui dise, voilà précisément ce dont
lui
avait besoin. Pourquoi fallait-il toujours qu’il y ait une tension, même dans les choses les plus simples ? Parler à quelqu’un. Apprendre à le connaître. Passer du temps avec lui. Il fallait toujours que d’autres éléments viennent interférer.
« Je dois vous demander quelque chose, dit Irving.
— Je vous écoute.
— C’est au sujet de la confidentialité… Le fait que je sois garant de l’intégrité de cette enquête, maintenant que…
— Maintenant que John est impliqué ? Vous pensez que je suis confrontée à des intérêts contradictoires, c’est ça ?
— Le contraire me paraîtrait difficile. Vous avez une affaire qui est digne de faire la une, un enquêteur qui va être directement impliqué, un accès à des renseignements qu’aucun autre journal ne peut espérer obtenir. Les rédacteurs en chef et les rédacteurs adjoints attendent beaucoup de vous et ils vont vous mettre la pression.
— Si c’est ce que vous croyez, alors vous connaissez mal John. Et moi encore plus. Si John dit qu’il se taira, alors il se taira. S’il signe un accord de confidentialité, il tiendra parole.
— J’ai du mal à comprendre comment vous pouvez en être si sûre. Il faut avoir une bonne dose de certitudes sur le caractère d’une personne…
— Alors que je ne sais même pas où il habite ? »
Irving sourit. « Franchement, Karen, c’est peu banal.
— Je ne vois pas comment vous le dire plus clairement. John est comme il est… Peut-être qu’il a toujours été comme ça, peut-être qu’il l’est devenu après ce qui lui est arrivé. Tout ce que je sais, c’est qu’il m’est indispensable. Dans le genre, je ne pouvais pas rêver mieux que lui. Mais il est comme tout le monde, il a ses habitudes, qu’il faut savoir accepter si on veut s’entendre avec lui. Peut-être que dans son cas, ces habitudes-là sont plus étonnantes, un peu plus prononcées, mais il est inoffensif et…
— Vous en êtes certaine ? »
Karen eut l’air surprise. Soudain, son expression changea. « Vous avez encore des doutes sur John ?