Les Assassins (39 page)

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Authors: R.J. Ellory

Tags: #Thriller

BOOK: Les Assassins
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Irving et Costello remontèrent dans la voiture sans un mot. Il était 15 h 20, le ciel était bouché, la pluie semblait de nouveau imminente.

« Qu’est-ce que vous mangez le mardi ? demanda Irving.

— Karen vous en a parlé ? »

Irving ne répondit pas.

« Le mardi, je mange français.

— Quel genre ?

— Tout. Du bœuf bourguignon. Des crêpes.

— La cuisine cajun, c’est assez français pour vous ? »

Costello rigola. « Pourquoi ?

— Je connais un excellent restaurant cajun… On pourrait y déjeuner. »

Costello ne dit rien pendant un long moment, puis il sourit, presque à lui-même. Sans se tourner vers Irving, il hocha la tête lentement et répondit : « D’accord. C’est un peu tiré par les cheveux, mais on va dire que cajun, c’est assez français pour un mardi. »

 

Ils ne reparlèrent pas des scènes de crime. D’un autre côté, il n’y avait pas grand-chose à en dire. L’heure était surtout à la réflexion. Costello trouvait leur virée
instructive
, mais ne fournit pas d’autre explication. Irving avait très envie de l’interroger sur l’agression qu’il avait subie, sur Robert Clare, sur Frank Gorman – quel genre d’homme c’était, s’ils avaient pu discuter au-delà de la stricte enquête – mais il ne le fit pas. Costello n’embraya pas. Lorsqu’ils eurent fini de manger, Irving le raccompagna au siège du
Herald
et le remercia de lui avoir consacré un peu de son temps.

« Je ne pense pas vous avoir été très utile, répondit Costello.

— Il fallait que je le fasse. Et je préférais ne pas le faire seul.

— Et maintenant ?

— Je vais réinterroger les parents, les amis, les dernières personnes à avoir vu les victimes vivantes. Je vais aller voir les gens qui ont découvert les cadavres. Je vais tout reprendre de zéro.

— Si vous avez besoin de moi, vous m’appelez. Je reste aux aguets.

— C’est gentil à vous.

— C’est un jeu de patience, non ?

— On observe, acquiesça Irving. On attend. On espère qu’on en a vu le bout. »

Costello n’eut pas besoin de répondre : l’expression sur son visage parlait d’elle-même.

L’un comme l’autre savaient très bien qu’ils n’en avaient pas vu le bout.

L’un comme l’autre savaient que le Commémorateur n’avait fait que commencer.

Ils attendirent vingt-huit jours.

Dans l’intervalle, les deux hommes se parlèrent à onze reprises, mais surtout par courtoisie, comme pour se rappeler qu’ils étaient encore en contact, que John Costello était toujours à l’affût, qu’Irving confirmait sa présence dans le dispositif. Irving n’appela Karen Langley que pour des motifs professionnels. Parfois c’était à elle qu’il laissait un message destiné à Costello, et une ou deux fois, ils échangèrent des propos aimables, se demandèrent mutuellement comment ça allait. Cependant, les vraies questions étaient éludées. Ils savaient tous deux qu’Irving ne connaîtrait aucun moment de répit tant que cette affaire ne serait pas élucidée.

Il y eut des réunions avec Farraday, mais les problèmes avaient tendance à être esquivés. Farraday voulait croire que la série noire avait cessé. Même s’il ne pouvait pas empêcher Irving de rencontrer tous les témoins, tous les proches, toutes les connaissances de chacune des victimes, même s’il ne pouvait pas le dissuader d’aller voir Hayes, Lucas, Lavelle et Vincent, voire les TSC qui s’étaient rendus sur les cinq scènes de crime, il y eut des rumeurs de redéploiement, des bruits selon lesquels Irving s’occuperait de nouvelles affaires en plus des autres investigations. Irving ne demanda pas si ces bruits étaient fondés. Il ne demanda pas à s’entretenir avec Farraday. Il restait dans la salle des opérations ou enquêtait sur le terrain. Il s’enfermait dans la solitude et dans une opiniâtreté muette.

41

  M
ercredi 18 octobre. Comme s’il n’était mû que par le désir pervers de montrer au monde ce dont il était capable, l’assassin de Lynette Berry abandonna son cadavre dans Central Park, à équidistance des statues d’Alice au pays des merveilles et de Hans Christian Andersen, non loin du hangar à bateaux Loeb, au bord du Conservatory Pond. Elle était grande, elle était noire et elle était toute nue dans l’herbe. Couchée sur le ventre, les jambes écartées, les bras en croix mais avec la main droite recroquevillée, elle avait été étranglée avec ce qui ressemblait, d’après les premières constatations, à un morceau de tissu. Elle fut identifiée par les agents de la Mondaine du n
o
 11. Ils connaissaient son nom, ainsi que ses pseudonymes : « Christy », « Domino », enfin « Blue », comme Blue Berry, son nom de danseuse au Showcase Revue Bar, près de l’hôpital universitaire.

À 10 h 06, Irving reçut un coup de téléphone de John Costello.

« On a retrouvé une autre victime à Central Park, dit-il sans émotion particulière. Une Noire. Étranglée. Je ne sais pas encore son nom, mais… »

Irving poussa un long soupir.

Costello se tut.

Irving encaissa le choc. Il était tiraillé entre deux forces contraires : d’un côté la confirmation désagréable que la série noire ne s’était pas arrêtée en septembre avec Carol-Anne Stowell et Laura Cassidy, et de l’autre, l’espoir que cet ultime assassinat leur donnerait quelque chose, qu’un indice avait été laissé quelque part.

« Irving ?

— Oui, je vous écoute.

— Comme je vous disais, je ne connais pas le nom de la victime mais, d’après ce que je constate, il s’agit d’une réplique du meurtre de Yolanda Washington.

— Vous épelez ça comment ?

— Y-O-L-A-N-D-A. Et Washington, j’imagine que vous savez comment ça s’écrit. C’est un meurtre qui remonte au 18 octobre 1977. L’œuvre d’un certain Kenneth Alessio Bianchi. B-I-A-N-C-H-I.

— Comment êtes-vous au courant ?

— Par mon récepteur scanner, ce matin.

— Putain, fit Irving.

— Un peu moins discret que les autres, ce coup-ci, non ?

— Où êtes-vous ?

— Au bureau.

— Je dois passer quelques coups de fil. Restez là-bas. Je viens vous chercher.

— Je ne bouge pas. »

 

Irving parla à Farraday, Farraday parla au capitaine Glynn, du n
o
 11. Glynn accepta sans broncher. Farraday demanda à Irving d’emmener Jeff Turner avec lui, afin de coordonner son action avec les TSC déjà sur place. Il hésita lorsque Irving lui annonça que Costello l’accompagnerait.

« Rappelez-vous notre petite discussion, dit Farraday. Si ça tourne au vinaigre… » Il lui laissa le soin de terminer sa phrase.

Irving rappela Costello et lui demanda de l’attendre devant le siège du
Herald
. Direction Central Park.

 

Malgré l’heure avancée, le brouillard était encore épais. À 11 h 15, Ray Irving, Jeff Turner et John Costello arrivèrent devant la zone sécurisée au bord du Conservatory Pond. Les équipes de télévision étaient là – au moins quatre –, et l’atmosphère n’était pas la même que celle qui régnait sur les précédentes scènes de crime. On pouvait parler de cirque policier et médiatique. On était à Central Park, en fin de matinée, pas dans une benne à ordures derrière un hôtel miteux ni sur un terrain vague planqué sous un pont.

« Il sort de l’anonymat », dit Irving, reprenant l’observation de Costello. Turner sembla ne pas l’entendre et se mit à discuter avec le TSC dépêché sur place. Le coroner avait été appelé mais n’était pas encore arrivé. Irving prit tout son temps pour délimiter le périmètre, discuter avec ses collègues du n
o
 11 et s’assurer que le passage des piétons était limité au minimum. On touchait au but. Il le
fallait
– un seul, un simple indice qui leur montrerait la direction à prendre. Lynette Berry devait leur donner quelque chose…

Costello fit le tour du périmètre de sécurité en essayant d’être le plus discret possible. À deux reprises, il fut interrogé par des policiers en uniforme ; il les renvoya vers Irving. Il se tint à distance des caméras de télévision. Il ne les aimait pas, il ne voulait pas que le monde apprenne sa présence. L’atmosphère était bizarre. L’air semblait imprégné d’une odeur indescriptible – ni sang, ni humidité, rien qu’il pût identifier. Il se demanda si la peur avait une odeur, et l’idée le fit frémir.

Irving revint le voir au bout d’une heure. « Ce n’est pas la scène de crime originelle. La fille a été tuée ailleurs et déplacée ici. »

Costello hocha la tête. « Ça collerait avec l’affaire Bianchi.

— Comment ça s’est passé ? Qui était-ce ?

— Les Étrangleurs de Hillside, expliqua Costello. C’est comme ça qu’on les surnommait. Kenneth Bianchi et son cousin Angelo Buono. À Los Angeles, dans les années 1970. À eux deux, une quinzaine de victimes. Des jeunes filles, des prostituées, des étudiantes, tout ce qui leur passait par la tête. Buono est mort en 2002 à la prison de Calipatria. Quant à Bianchi, d’après ce que je sais, il est toujours à l’isolement dans la prison d’État du Washington. »

Irving se souvenait vaguement de ces deux noms, mais il n’avait jamais étudié l’affaire en détail.

Costello regarda en direction de l’endroit où le corps de la fille avait été retrouvé. « Vous avez eu du nouveau ?

— Jeff est là-bas. Il analyse tout ce qu’il y a à analyser.

— Est-ce que je peux aller jeter un coup d’œil ? »

Irving parut surpris. « Vous voulez vraiment ? »

Costello se fendit d’un sourire sec. « Si je
veux
 ? » Il secoua la tête. « Bien sûr que non. C’est plutôt que je dois aller voir.

— Venez avec moi. Restez à mes côtés. Ne touchez à rien. »

Costello avait la tête de celui à qui on rappelle l’évidence même.

À cinq mètres du corps, il sentit une angoisse lui serrer les tripes. Il était tendu, son souffle se raccourcit, ses paumes devinrent moites.

« Tout va bien ? demanda Irving. On dirait que vous allez tomber dans les pommes.

— Ça va », répondit Costello d’une voix faible.

Côte à côte, ils s’approchèrent. Soudain, Costello eut sous les yeux le corps abandonné de Lynette Berry, le corps d’un être humain qui n’était plus. De la bouche, tordue par un rictus, sortait une langue noire et gonflée. Les doigts de la jeune femme étaient comme des griffes figées, ses cheveux souillés de terre et de feuilles mortes, sa peau tendue et froide, et ses yeux les regardaient avec une expression atroce qu’Irving ne connaissait que trop bien.
Où étiez-vous ? Pourquoi personne n’était là pour m’aider ? Pourquoi moi ?

« Quel âge ? demanda Costello.

— La vingtaine.

— Yolanda Washington avait 19 ans. Vous savez, Bianchi cherchait ses proies dans le même coin que Shawcross – là-haut, à Rochester – bien avant qu’il parte s’installer à L. A. avec son cousin. Ses crimes ont été baptisés les Meurtres aux Doubles Initiales, puisque les prénoms et les noms de famille des victimes commençaient toujours par la même lettre. Carmen Colon, Wanda Walkowitz, Michelle Maenza. La première avait 10 ans, les deux autres 11. Assassinées entre novembre 1971 et novembre 1973. D’après la rumeur, l’homme qui les avait violées et étranglées s’était fait passer pour un agent de police, comme à L. A.

— Vous pensez que celui qui a tué celle-là a pu porter un uniforme ? »

Costello haussa les épaules. « Mon Dieu, je n’en sais rien. L’uniforme de policier, c’est bien la chose à laquelle personne ne fait attention, à moins d’être soi-même un criminel. » Il regarda de nouveau la fille aux jambes écartées sur l’herbe et se retourna. « Ça suffit », dit-il d’une voix calme, avant de rebrousser chemin.

Une demi-heure après, ils remontaient dans la voiture.

« Vous pensez qu’elle va vous livrer des indices cette fois ? demanda Costello.

— On va voir ce que Jeff parvient à trouver. Il nous enverra les renseignements sur la scène de crime et ensuite, on recevra le rapport d’autopsie.

— Vous pensiez vraiment qu’il s’était arrêté de tuer ?

— Parce qu’il ne s’est rien passé pendant un mois ? C’est ce que j’espérais. Je sais, l’espoir ne vaut pas grand-chose, mais je me suis dit que ça ne coûtait rien d’essayer. En fait, je ne sais pas trop ce que je pensais. J’ai passé les dernières semaines à revoir tout le monde, à emmerder les gens en revenant sur des choses qu’ils croyaient derrière eux… »

Irving ne termina pas sa phrase. Il se tourna de côté pour regarder la scène de crime par la vitre.

« L’affaire des Étrangleurs de Hillside avait mobilisé quatre-vingt-quatre policiers, répondit Costello. Dix mille pistes, une récompense de 140 000 dollars et, comme je vous le disais, la rumeur selon laquelle les assassins se faisaient passer pour des policiers. Si bien que les gens ne s’arrêtaient plus quand les policiers le leur demandaient. Du coup, ils ont dû décréter une règle affirmant que si une voiture de police vous demandait de vous arrêter, vous pouviez rouler jusqu’au commissariat le plus proche et ne vous arrêter qu’une fois devant le bâtiment.

— Tout ça est extrêmement réconfortant.

— Pourtant, ils ont quand même fini par les avoir. Ils les ont attrapés.

— Mais combien de morts ? C’est bien ça l’essentiel, non ? Combien de gens vont mourir avant que j’arrive enfin à le stopper ? »

Costello ne dit rien. Il suivit le regard d’Irving. Il compta les arbres, compta les agents en uniforme, compta les voitures qui passaient.

Finalement, il se retourna vers Irving, les yeux comme deux points d’interrogation.

« Quoi ? demanda Irving.

— Vous vous y habituez ?

— Aux gens qui meurent ?

— À tout ce que les gens infligent aux autres. »

Irving fit non de la tête. « J’ai toujours l’impression qu’au moment où je commence à m’y habituer, ils remettent ça et font pire encore. »

42

  L
e téléphone n’arrêtait pas de sonner. Sans ça, Irving aurait peut-être dormi jusqu’à midi.

Son corps semblait lutter contre lui, le tirer avec une sorte de force gravitationnelle profonde.
Reste couché
, lui disait-il.
Si tu continues comme ça, ce genre de chose finira par te tuer
.

Mais le téléphone ne se taisait pas. Irving se leva et marcha jusqu’à la table installée sous la fenêtre. Lorsqu’il décrocha et ânonna son nom, il fut accueilli par la voix de Farraday, qui aboyait furieusement.

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