Les particules élémentaires (16 page)

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Authors: Michel Houellebecq

BOOK: Les particules élémentaires
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6

Dans la nuit du vendredi au samedi il dormit mal, et fit un rêve pénible. Il se voyait sous les traits d’un jeune porc aux chairs dodues et glabres. Avec ses compagnons porcins il était entraîné dans un tunnel énorme et obscur, aux parois rouillées, en forme de vortex. Le courant aquatique qui l’entraînait était de faible puissance, parfois il parvenait à reposer ses pattes sur le sol ; puis une vague plus forte arrivait, à nouveau il descendait de quelques mètres. De temps en temps il distinguait les chairs blanchâtres d’un de ses compagnons, brutalement aspiré vers le bas. Ils luttaient dans l’obscurité et dans le silence, uniquement troublé par les brefs crissements de leurs sabots sur les parois métalliques. En perdant de la hauteur, cependant, il distinguait, venue du fond du tunnel, une sourde rumeur de machines. Il prenait progressivement conscience que le tourbillon les entraînait vers des turbines aux hélices énormes et tranchantes.

Plus tard sa tête coupée gisait dans une prairie, surplombée de plusieurs mètres par l’embouchure du vortex. Son crâne avait été séparé en deux dans le sens de la hauteur ; pourtant la partie intacte, posée au milieu des herbes, était encore consciente. Il savait que des fourmis allaient progressivement s’introduire dans la matière cervicale à nu afin d’en dévorer les neurones ; il sombrerait alors dans une inconscience définitive. Pour l’instant, son œil unique observait l’horizon. La surface herbeuse semblait s’étendre à l’infini. D’immenses roues dentelées tournaient à l’envers sous un ciel de platine. Il se trouvait peut-être à la fin des temps ; du moins, le monde tel qu’il l’avait connu était parvenu à une fin.

Au petit déjeuner, il fit la connaissance d’une sorte de soixante-huitard breton qui animait l’atelier d’aquarelle. Il s’appelait Paul Le Dantec, c’était le frère de l’actuel directeur du Lieu, il faisait partie du premier noyau de fondateurs. Avec sa veste indienne, sa longue barbe grise et son triskèle en sautoir, il évoquait à merveille une aimable préhistoire baba. À cinquante-cinq ans passés, le vieux débris menait maintenant une existence paisible. Il se levait à l’aube, marchait entre les collines, observait les oiseaux. Puis il s’installait devant un bol de café-calva, se roulait des cigarettes au milieu des mouvements humains. L’atelier d’aquarelle n’était qu’à dix heures, il avait tout à fait le temps de discuter. « En tant que vieil espacien… (Bruno rit pour établir une complicité au moins fictive), tu dois te souvenir des débuts de l’endroit, la libération sexuelle, les années soixante-dix…

Libération de ma queue ! gronda l’ancêtre. Y a toujours eu des nanas qui faisaient tapisserie dans les partouzes. Y a toujours eu des mecs qui se secouaient la nouille. Y a rien de changé, mon bonhomme. Pourtant, insista Bruno, j’ai entendu dire que le sida avait changé les choses… Pour les hommes, reconnut l’aquarelliste en se raclant la gorge, c’est vrai que c’était plus simple. Parfois il y avait des bouches ou des vagins ouverts, on pouvait rentrer direct, sans se présenter. Mais il fallait déjà une vraie partouze, et là il y avait sélection à l’entrée, en général on venait en couple. Et des fois j’ai vu des femmes ouvertes, lubrifiées à mort, qui passaient leur soirée à se branler ; personne venait les pénétrer, mon bonhomme. Même pour leur faire plaisir, c’était pas possible ; il fallait déjà bander un minimum.

En somme, interjeta Bruno, pensif, il n’y a jamais eu de communisme sexuel, mais simplement un système de séduction élargi.

— Ça oui… en convint la vieille croûte, de la séduction, y en a toujours eu. »

Tout cela n’était guère encourageant. Cependant on était le samedi, il allait y avoir de nouveaux arrivages. Bruno décida de se détendre, de prendre les choses comme elles viendraient, rock’n roll ; moyennant quoi sa journée se déroula sans incident, et même à vrai dire sans le moindre événement. Vers onze heures du soir, il repassa devant le jacuzzi. Au-dessus du doux grondement de l’eau montait une faible vapeur, traversée par la lumière de la pleine lune. Il s’approcha silencieusement. Le bassin avait trois mètres de diamètre. Un couple était enlacé près du bord opposé ; la femme semblait à cheval sur l’homme. « C’est mon droit… » pensa Bruno avec rage. Il retira rapidement ses vêtements, pénétra dans le jacuzzi. L’air nocturne était frais, l’eau par contraste d’une chaleur délicieuse. Au-dessus du bassin, des branches de pin entrelacées laissaient voir les étoiles ; il se détendit un peu. Le couple ne faisait aucune attention à lui ; la fille bougeait toujours au-dessus du type, elle commençait à gémir. On ne distinguait pas les traits de son visage. L’homme se mit lui aussi à respirer bruyamment. Les mouvements de la fille s’accélérèrent ; un instant elle se rejeta en arrière, la lune éclaira brièvement ses seins ; son visage était dissimulé par la masse de ses cheveux sombres. Puis elle se colla à son compagnon, l’entourant de ses bras ; il respira encore plus fort, poussa un long grognement et se tut.

Ils restèrent enlacés deux minutes, puis l’homme se releva et sortit du bassin. Avant de se rhabiller, il déroula un préservatif de son sexe. Avec surprise, Bruno constata que la femme ne bougeait pas. Les pas de l’homme s’éloignèrent, le silence revint. Elle allongea les jambes dans l’eau. Bruno fit de même. Un pied se posa sur sa cuisse, frôla son sexe. Avec un léger clapotis, elle se détacha du bord et vint à lui. Des nuages voilaient maintenant la lune ; la femme était à cinquante centimètres, mais il ne distinguait toujours pas ses traits. Un bras se plaça sous le haut de ses cuisses, l’autre enlaça ses épaules. Bruno se blottit contre elle, le visage à hauteur de sa poitrine ; ses seins étaient petits et fermes. Il lâcha le bord, s’abandonnant à son étreinte. Il sentit qu’elle revenait vers le centre du bassin, puis commençait à tourner lentement sur elle-même. Les muscles de son cou se relâchèrent brusquement, sa tête devint très lourde. La rumeur aquatique, faible en surface, se transformait quelques centimètres plus bas en un puissant grondement sous-marin. Les étoiles tournaient doucement à la verticale de son visage. Il se détendit entre ses bras, son sexe dressé émergea à la surface. Elle déplaça légèrement ses mains, il sentait à peine leur caresse, il était en apesanteur totale. Les longs cheveux frôlèrent son ventre, puis la langue de la fille se posa sur le bout de son gland. Tout son corps frémit de bonheur. Elle referma ses lèvres et lentement, très lentement, le prit dans sa bouche. Il ferma les yeux, parcouru de frissons d’extase. Le grondement sous-marin était infiniment rassurant. Lorsque les lèvres de la fille atteignirent la racine de son sexe, il commença à sentir les mouvements de sa gorge. Les ondes de plaisir s’intensifièrent dans son corps, il se sentait en même temps bercé par les tourbillons sous-marins, il eut d’un seul coup très chaud. Elle contractait doucement les parois de sa gorge, toute son énergie afflua d’un seul coup dans son sexe. Il jouit dans un hurlement ; il n’avait jamais éprouvé autant de plaisir.

7

Conversation de caravane

La caravane de Christiane était à une cinquantaine de mètres de sa tente. Elle alluma en entrant, sortit une bouteille de Bushmills, emplit deux verres. Mince, plus petite que Bruno, elle avait dû être très jolie ; mais les traits de son visage fin étaient flétris, légèrement couperosés. Seule sa chevelure restait splendide, soyeuse et noire. Le regard de ses yeux bleus était doux, un peu triste. Elle pouvait avoir quarante ans.

« De temps en temps ça me prend, je baise avec tout le monde, dit-elle. Pour la pénétration, je demande juste un préservatif. »

Elle humecta ses lèvres, but une gorgée. Bruno la regarda ; elle ne s’était rhabillée qu’en haut, elle avait passé un sweat-shirt gris. Son mont de Vénus avait une jolie courbure ; malheureusement, les grandes lèvres étaient un peu pendantes.

« J’aimerais te faire jouir aussi, dit-il.

— Prends ton temps. Bois ton verre. Tu peux dormir ici, il y a de la place… » Elle montra le lit double.

Ils discutèrent du prix de location des caravanes. Christiane ne pouvait pas faire de camping, elle avait un problème de dos. « Assez grave, dit-elle. La plupart des hommes préfèrent les pipes, dit-elle encore. La pénétration les ennuie, ils ont du mal à bander. Mais quand on les prend dans la bouche ils redeviennent comme de petits enfants. J’ai l’impression que le féminisme les a durement atteints, plus qu’ils n’ont voulu l’avouer.

— Il y a pire que le féminisme… » fit sombrement Bruno. Il vida la moitié de son verre avant de se décider à poursuivre : « Tu connais le Lieu depuis longtemps ?

Pratiquement depuis le début. J’ai cessé de venir quand j’étais mariée, maintenant je reviens deux ou trois semaines par an. Au départ c’était plutôt un endroit alternatif, nouvelle gauche ; maintenant c’est devenu New Age ; ça n’a pas tellement changé. Dans les années soixante-dix on s’intéressait déjà aux mystiques orientales ; aujourd’hui, il y a toujours un jacuzzi et des massages. C’est un endroit agréable, mais un peu triste ; il y a beaucoup moins de violence qu’au-dehors. L’ambiance religieuse dissimule un peu la brutalité des rapports de drague. Il y a cependant des femmes qui souffrent, ici. Les hommes qui vieillissent dans la solitude sont beaucoup moins à plaindre que les femmes dans la même situation. Ils boivent du mauvais vin, ils s’endorment et leurs dents puent ; puis ils s’éveillent et recommencent ; ils meurent assez vite. Les femmes prennent des calmants, font du yoga, vont voir des psychologues ; elles vivent très vieilles et souffrent beaucoup. Elles vendent un corps affaibli, enlaidi ; elles le savent et elles en souffrent. Pourtant elles continuent, car elles ne parviennent pas à renoncer à être aimées. Jusqu’au bout elles sont victimes de cette illusion. À partir d’un certain âge, une femme a toujours la possibilité de se frotter contre des bites ; mais elle n’a plus jamais la possibilité d’être aimée. Les hommes sont ainsi, voilà tout.

— Christiane, dit doucement Bruno, tu exagères…

— Par exemple, maintenant, j’ai envie de te faire plaisir.

— Je te crois. J’ai l’impression que tu es plutôt unhomme gentil. Égoïste et gentil. »

Elle ôta son sweat-shirt, s’allongea au travers du lit, posa un oreiller sous ses fesses et écarta les cuisses. Bruno lécha d’abord assez longuement le pourtour de sa chatte, puis excita le clitoris à petits coups de langue rapides. Christiane expira profondément. « Enfonce un doigt… » dit-elle. Bruno obéit, se tourna pour continuer à lécher Christiane tout en lui caressant les seins. Il sentit les mamelons se durcir, releva la tête. « Continue, s’il te plaît… » demanda-t-elle. Il replaça sa tête plus confortablement et caressa le clitoris de l’index. Ses petites lèvres commençaient à gonfler. Pris d’un mouvement de joie, il les lécha avec avidité. Christiane poussa un gémissement. L’espace d’un instant il revit la vulve, maigre et ridée, de sa mère ; puis le souvenir s’effaça, il continua à masser le clitoris de plus en plus vite tout en léchant les lèvres à grands coups de langue amicaux. Son ventre se couvrait d’une rougeur, elle haletait de plus en plus fort. Elle était très humide, agréablement salée. Bruno fit une brève pause, introduisit un doigt dans l’anus, un autre dans le vagin et commença à lécher le clitoris du bout de la langue, à petits coups très rapides. Elle jouit paisiblement, avec de longs soubresauts. Il demeura immobile, le visage contre sa vulve humide, et tendit les mains vers elle ; il sentit les doigts de Christiane se refermer sur les siens. "Merci » dit-elle. Puis elle se releva, enfila son sweat-shirt et remplit à nouveau leurs verres.

« C’était vraiment bien, dans le jacuzzi, tout à l’heure… dit Bruno. Nous n’avons pas dit un mot ; au moment où j’ai senti ta bouche, je n’avais pas encore distingué les traits de ton visage, ïl n’y avait aucun élément de séduction, c’était quelque chose de très pur.

— Tout repose sur les corpuscules de Krause… » Christiane sourit. « Il faut m’excuser, je suis professeur de sciences naturelles. » Elle but une gorgée de Bushmills… « La hampe du clitoris, la couronne et le sillon du gland sont tapissés de corpuscules de Krause, très riches en terminaisons nerveuses. Lorsqu’on les caresse, on déclenche dans le cerveau une puissante libération d’endorphines. Tous les hommes, toutes les femmes ont leur clitoris et leur gland tapissés de corpuscules de Krause – en nombre à peu près identique, jusque-là c’est très égalitaire ; mais il y a autre chose, tu le sais bien. J’étais très amoureuse de mon mari. Je caressais, je léchais son sexe avec vénération ; j’aimais le sentir en moi. J’étais fière de provoquer ses érections, j’avais une photo de son sexe dressé, que je conservais tout le temps dans mon portefeuille ; pour moi c’était comme une image pieuse, lui donner du plaisir était ma plus grande joie. Finalement, il m’a quittée pour une plus jeune. J’ai bien vu tout à l’heure que tu n’étais pas vraiment attiré par ma chatte ; c’est déjà un peu la chatte d’une vieille femme. L’augmentation du pontage des collagènes chez le sujet âgé, la fragmentation de l’élastine au cours des mitoses font progressivement perdre aux tissus leur fermeté et leur souplesse. À vingt ans, j’avais une très belle vulve ; aujourd’hui, je me rends bien compte que les lèvres et les nymphes sont un peu pendantes. »

Bruno termina son verre ; il ne trouvait absolument rien à lui répondre. Peu après, ils s’allongèrent. Il passa un bras autour de la taille de Christiane ; ils s’endormirent.

8

Bruno s’éveilla le premier. Très haut dans les arbres, un oiseau chantait. Christiane s’était découverte pendant la nuit. Elle avait de jolies fesses, encore bien rondes, très excitantes. Il se souvint d’une phrase de La Petite Sirène, il avait chez lui un vieux 45 tours, avec la Chanson des matelots interprétée par les frères Jacques. C’était après qu’elle avait subi toutes ses épreuves, qu’elle avait renoncé à sa voix, à son pays natal, à sa jolie queue de sirène ; tout cela dans l’espoir de devenir une vraie femme, par amour du prince. Elle était déposée par la tempête sur une plage au milieu de la nuit ; là, elle buvait l’élixir de la sorcière. Elle se sentait comme coupée en deux, la souffrance était si déchirante qu’elle perdait connaissance. Il y avait ensuite quelques accords musicaux très différents, qui semblaient ouvrir sur un paysage nouveau ; puis la récitante prononçait cette phrase qui avait si vivement frappé Bruno : « Quand elle s’éveilla, le soleil brillait, et le prince était devant elle. »

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