Les particules élémentaires (15 page)

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Authors: Michel Houellebecq

BOOK: Les particules élémentaires
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Michel jeta un regard sur une petite statuette khmère au centre de la cheminée ; de lignes très pures, elle représentait le Bouddha dans l’attitude de prise à témoin de la terre. Il s’éclaircit la gorge, puis accepta la proposition.

L’extraordinaire progrès de l’instrumentation et des techniques de marquage radioactif permit, au cours de la décennie suivante, d’accumuler des résultats en nombre considérable. Pourtant, songeait aujourd’hui Djerzinski, par rapport aux questions théoriques soulevées par Desplechin lors de leur première rencontre, ils n’avaient pas avancé d’un pouce.

Au milieu de la nuit, il fut à nouveau intrigué par les bactéries martiennes ; il trouva une quinzaine de messages sur Internet, la plupart en provenance d’universités américaines. Adénine, guanine, thyrnine et cytosine avaient été trouvées en proportions normales. Un peu par désœuvrement, il se connecta sur le site d’Ann Arbor ; il y avait une communication relative au vieillissement. Alicia Marcia-Coelho avait mis en évidence la perte de séquences codantes d’ADN lors de la division répétée de fibroblastes issus des muscles lisses ; là non plus, ce n’était pas réellement une surprise. Il connaissait cette Alicia : c’est même elle qui l’avait dépucelé, dix ans plus tôt, après un repas trop arrosé lors d’un congrès de génétique à Baltimore. Elle était tellement saoule qu’elle avait été incapable de l’aider à ôter son soutien-gorge. Ç’avait été un moment laborieux, et même pénible ; elle venait de se séparer de son mari, lui confia-t-elle pendant qu’il bataillait avec les agrafes. Ensuite, tout s’était déroulé normalement ; il s’était étonné de pouvoir bander, et même éjaculer dans le vagin de la chercheuse, sans ressentir le moindre plaisir.

5

Beaucoup des estivants qui fréquentaient le Lieu du Changement avaient, comme Bruno, la quarantaine ; beaucoup travaillaient, comme lui, dans le secteur social ou éducatif, et se trouvaient protégés de la pauvreté par un statut de fonctionnaire. Pratiquement tous auraient pu se situer à gauche ; pratiquement tous vivaient seuls, le plus souvent à l’issue d’un divorce. En somme il était assez représentatif de l’endroit, et au bout de quelques jours il prit conscience qu’il commençait à s’y sentir un peu moins mal que d’habitude. Insupportables à l’heure du petit déjeuner, les pétasses mystiques redevenaient à celle de l’apéritif des femmes, engagées dans une compétition sans espoir avec d’autres femmes plus jeunes. La mort est le grand égalisateur. Ainsi, dans l’après-midi du mercredi, il fit la connaissance de Catherine, une quinquagénaire exféministe qui avait fait partie des « Maries pas claires ». Elle était brune, très bouclée, son teint était mat ; elle avait dû être très attirante à l’âge de vingt ans. Ses seins tenaient encore bien la route, mais elle avait vraiment de grosses fesses, constata-t-il à la piscine. Elle s’était recyclée dans le symbolisme égyptien, les tarots solaires, etc. Bruno baissa son caleçon au moment où elfe parlait du dieu Anubis ; il sentait qu’elle ne se formaliserait pas d’une érection, et peut-être une amitié naîtrait entre eux. Malheureusement, l’érection ne se produisit pas. Elle avait des bourrelets entre les cuisses, qu’elle maintint serrées ; ils se quittèrent assez froidement.

Le même soir, peu avant le repas, un type appelé Pierre-Louis lui adressa la parole. Il se présenta comme un professeur de mathématiques ; en effet, c’était bien le genre. Bruno l’avait aperçu deux jours auparavant au cours de la soirée créativité ; il s’était lancé dans un sketch sur une démonstration arithmétique qui tournait en rond, le genre comique de l’absurde, pas drôle du tout. Il écrivait à toute vitesse sur un tableau en Velléda blanc, marquant parfois des arrêts brusques ; son grand crâne chauve était alors tout plissé par la méditation, ses sourcils écarquillés par une mimique qui se voulait amusante ; le marqueur à la main il restait immobile quelques secondes, puis recommençait à écrire et à bégayer de plus belle. À l’issue du sketch cinq ou six personnes applaudirent, plutôt par compassion. Il rougit violemment ; c’était fini.

Dans les jours qui suivirent, Bruno eut plusieurs fois l’occasion de l’éviter. Généralement, il portait un bob. Il était plutôt maigre et très grand, au moins un mètre quatre-vingt-dix ; mais il avait un peu de ventre, et c’était un spectacle curieux, son petit ventre, quand il avançait sur le plongeoir. Il pouvait avoir quarante-cinq ans.

Ce soir-là, une fois encore, Bruno s’éclipsa rapidement, profitant de ce que le grand dadais se lançait avec les autres dans une improvisation de danses africaines, et gravit la pente en direction du restaurant convivial. Il y avait une place libre à côté de l’ex-féministe, assise en face d’une consœur symboliste. Il avait à peine attaqué son ragoût de tofu quand Pierre-Louis apparut à l’extrémité de la rangée de tables ; son visage brilla de joie en apercevant une place libre en face de Bruno. Il commença à parler avant que Bruno en prenne réellement conscience ; il est vrai qu’il bégayait pas mal, et les deux pétasses à côté poussaient des gloussements vraiment stridents. Et la réincarnation d’Osiris, et les marionnettes égyptiennes… elles ne leur prêtaient absolument aucune attention. À un moment donné, Bruno prit conscience que l’autre clown lui parlait de ses activités professionnelles. « Oh, pas grand-chose… » fit-il vaguement ; il avait envie de parler de tout, sauf de l’Education nationale. Ce repas commençait à lui porter sur les nerfs, il se leva pour aller fumer une cigarette. Malheureusement, au même instant, les deux symbolistes quittèrent la table avec de grands mouvements de fesses, sans même leur jeter un regard ; c’est probablement ça qui déclencha l’incident.

Bruno était à peu près à dix mètres de la table quand il perçut un violent sifflement ou plutôt une stridulation, quelque chose de suraigu, vraiment inhumain. Il se retourna : Pierre-Louis était écarlate, il serrait les poings. D’un seul coup il sauta sur la table, sans prendre d’élan, à pieds joints. Il reprit sa respiration ; le sifflement qui s’échappait de sa poitrine s’interrompit. Puis il se mit à marcher de long en large sur la table en se martelant le crâne à grands coups de poing ; les assiettes et les verres valsaient autour de lui ; il donnait des coups de pied dans tous les sens en répétant d’une voix forte : « Vous ne pouvez pas ! Vous ne pouvez pas me traiter comme ça !… » Pour une fois, il ne bégayait pas. Il fallut cinq personnes pour le maîtriser. Le soir même, il était admis à l’hôpital psychiatrique d’Angoulême.

Bruno se réveilla en sursaut vers trois heures, sortit de sa tente ; il était en sueur. Le camping était calme, c’était la pleine lune ; on entendait le chant monotone des rainettes. Au bord de l’étang, il attendit l’heure du petit déjeuner. Juste avant l’aube, il eut un peu froid. Les ateliers du matin commençaient à dix heures. Vers dix heures un quart, il se dirigea vers la pyramide. Il hésita devant la porte de l’atelier d’écriture ; puis il descendit un étage. Pendant une vingtaine de secondes il déchiffra le programme de l’atelier d’aquarelle, puis il remonta quelques marches. L’escalier était compose de rampes droites, séparées à mi-hauteur par de brels segments incurvés. À l’intérieur de chaque segment la largeur des marches augmentait, puis diminuait de nouveau. Au point de rebroussement de la courbe, il y avait une marche plus large que toutes les autres. C’est sur cette marche qu’il s’assit. Il s’adossa au mur. Il commença à se sentir bien.

Les rares moments de bonheur de ses années de lycée Bruno les avait passés ainsi, assis sur une marche entre deux étages, peu après la reprise des cours. Calmement adossé au mur, à égale distance des deux paliers, les yeux tantôt mi-clos tantôt grands ouverts, il attendait. Bien entendu, quelqu’un pouvait venir ; il devrait alors se lever, ramasser son cartable, marcher d’un pas rapide vers la salle où le cours avait déjà commencé. Mais, souvent, personne ne venait ; tout était si paisible ; alors, doucement et comme furtivement, par petites envolées brèves, sur les marches carrelées et grises (il n’était plus en cours d’histoire, il n’était pas encore en cours de physique), son esprit montait vers la joie.

Aujourd’hui, naturellement, les circonstances étaient différentes : il avait choisi de venir ici, de participer à la vie du centre de vacances. À l’étage supérieur, il y avait un groupe d’écriture ; juste en dessous, un atelier d’aquarelle ; plus bas il devait y avoir des massages, ou de la respiration holotropique ; encore plus bas le groupe de danses africaines s’était, de toute évidence, reconstitué. Partout des êtres humains vivaient, respiraient, essayaient d’éprouver du plaisir ou d’améliorer leurs potentialités personnelles. À tous les étages des êtres humains progressaient ou essayaient de progresser dans leur intégration sociale, sexuelle, professionnelle ou cosmique. Ils « travaillaient sur eux-mêmes », pour reprendre l’expression la plus communément employée. Lui-même commençait à avoir un peu sommeil ; il ne demandait plus rien, il ne cherchait plus rien, il n’était plus nulle part ; lentement et par degrés son esprit montait vers le royaume du non-être, la pure extase de la non-présence au monde. Pour la première fois depuis l’âge de treize ans, Bruno se sentit presque heureux.

Pouvez-vous m’indiquer les principaux points de vente de confiseries ?

Il rentra sous sa tente et dormit trois heures. Au réveil il était à nouveau en pleine forme, et il bandait. La frustration sexuelle crée chez l’homme une angoisse qui se manifeste par une crispation violente, localisée au niveau de l’estomac ; le sperme semble remonter vers le bas-ventre, lancer des tentacules en direction de la poitrine. L’organe lui-même est douloureux, chaud en permanence, légèrement suintant. Il ne s’était pas masturbé depuis dimanche ; c’était probablement une erreur. Dernier mythe de l’Occident, le sexe était une chose à faire ; une chose possible, une chose à faire. Il enfila un caleçon de bain, glissa des préservatifs dans sa sacoche d’un geste qui lui arracha un rire bref. Pendant des années il avait porté des préservatifs sur lui en permanence, ça ne lui avait jamais servi à rien ; de toute façon, les putes en avaient.

La plage était couverte de beaufs en short et de minettes en string ; c’était très rassurant. Il acheta une barquette de frites et circula entre les estivantes avant de jeter son dévolu sur une fille d’une vingtaine d’années aux seins superbes, ronds, fermes, haut plantés, aux larges aréoles caramel. « Bonjour… » dit-il. Il marqua une pause ; le visage de la fille se plissa, soucieux. « Bonjour… reprit-il ; pouvez-vous m’indiquer les principaux points de vente de confiseries ? – Hein ? » fit-elle en se redressant sur un coude. Il s’aperçut alors qu’elle avait un walkman sur les oreilles ; il rebroussa chemin en agitant le bras sur le côté, tel Peter Falk dans Columbo. Inutile d’insister : trop compliqué, trop second degré.

Avançant obliquement en direction de la mer, il s’efforçait de garder en mémoire l’image des seins de la fille. Soudain, droit devant lui, trois adolescentes sortirent des flots ; il leur donnait au maximum quatorze ans. Il aperçut leurs serviettes, étala la sienne à quelques mètres ; elles ne faisaient aucune attention à lui. Il ôta rapidement son tee-shirt, s’en recouvrit les flancs, bascula sur le côté et sortit son sexe. Avec un ensemble parfait, les minettes roulèrent leurs maillots vers le bas pour se faire bronzer les seins. Avant même d’avoir eu le temps de se toucher, Bruno déchargea violemment dans son tee-shirt. Il laissa échapper un gémissement, s’abattit sur le sable. C’était fait.

Rites primitifs à l’apéritif

Moment convivial de la journée au Lieu du Changement, l’apéritif se déroulait généralement en musique. Ce soir-là, trois types jouaient du tam-tam pour une cinquantaine d’espaciens qui bougeaient sur place en secouant les bras dans tous les sens. Il s’agissait en fait de danses de la récolte, déjà pratiquées dans certains ateliers de danses africaines ; classiquement, au bout de quelques heures, certains participants éprouvaient ou feignaient d’éprouver un état de transe. Dans un sens littéraire ou vieilli, la transe désigne une inquiétude extrêmement vive, une peur à l’idée d’un danger imminent. « J’aime mieux mettre la clef sous la porte que de continuer à vivre des transes pareilles » (Emile Zola). Bruno offrit un verre de pineau des Charentes à la catholique. « Comment tu t’appelles ? demanda-t-il. – Sophie, répondit-elle. – Tu ne danses pas ? demanda-t-il. – Non, répondit-elle. Les danses africaines c’est pas ce que je préfère, c’est trop… » Trop quoi ? Il comprenait son trouble. Trop primitif ? Évidemment non. Trop rythmé ? C’était déjà à la limite du racisme. Décidément, on ne pouvait rien dire du tout sur ces conneries de danses africaines. Pauvre Sophie, qui essayait de faire de son mieux. Elle avait un ioli visage avec ses cheveux noirs, ses yeux bleus, sa peau très blanche. Elle devait avoir de petits seins, mais très sensibles. Elle devait être bretonne. « Tu es bretonne ? demanda-t-il. – Oui, de Saint-Brieuc ! répondit-elle avec joie. Mais j’adore les danses brésiliennes… » ajouta-t-elle, dans le but vraisemblable de se faire pardonner sa non-appréciation des danses africaines. Il n’en fallait pas davantage pour exaspérer Bruno. Il commençait à en avoir marre de cette stupide manie pro-brésilienne. Pourquoi le Brésil ? D’après tout ce qu’il en savait le Brésil était un pays de merde, peuplé d’abrutis fanatisés par le football et la course automobile. La violence, la corruption et la misère y étaient à leur comble. S’il y avait un pays détestable c’était justement, et tout à fait spécifiquement, le Brésil. « Sophie ! s’exclama Bruno avec élan, je pourrais partir en vacances au Brésil. Je circulerais dans les favellas. Le minibus serait blindé. J’observerais les petits tueurs de huit ans, qui rêvent de devenir caïds ; les petites putes qui meurent du sida à treize ans. Je n’aurais pas peur, car je serais protégé par le blindage. Ce serait le matin, et l’après-midi j’irais à la plage au milieu des trafiquants de drogue richissimes et des maquereaux. Au milieu de cette vie débridée, de cette urgence, j’oublierais la mélancolie de l’homme occidental. Sophie, tu as raison : je me renseignerai dans une agence Nouvelles Frontières en rentrant. »

Sophie le considéra un temps, son visage était réfléchi, un pli soucieux barrait son front. « Tu as dû pas mal souffrir… » dit-elle finalement avec tristesse.

« Sophie, s’exclama à nouveau Bruno, sais-tu ce que Nietzsche a écrit de Shakespeare ? "Ce que cet homme a dû souffrir pour éprouver un tel besoin de faire le pitre !…" Shakespeare m’a toujours paru un auteur surfait ; mais c’est, en effet, un pitre considérable. » Il s’interrompit, prit conscience avec surprise qu’il commençait réellement à souffrir. Les femmes, parfois, étaient tellement gentilles ; elles répondaient à l’agressivité par la compréhension, au cynisme par la douceur. Quel homme se serait comporté ainsi ? « Sophie, j’ai envie de te lécher la chatte… » dit-il avec émotion ; mais cette fois elle ne l’entendit pas. Elle s’était retournée vers le moniteur de ski qui lui pelotait les fesses trois jours auparavant, et avait entamé une conversation avec lui. Bruno en resta interdit quelques secondes, puis retraversa la pelouse en direction du parking. Le centre Leclerc de Cholet restait ouvert jusqu’à vingt-deux heures. En circulant entre les linéaires il songeait que, si l’on en croit Aristote, une femme de petite taille appartient à une espèce différente du reste de l’humanité. « Un petit homme me semble encore un homme, écrit le philosophe, mais une petite femme me semble appartenir à une nouvelle espèce de créature. » Comment expliquer cette assertion étrange, contrastant si vivement avec l’habituel bon sens du Stagirite ? Il acheta du whisky, des raviolis en boîte et des biscuits au gingembre. À son retour, la nuit était tombée. En passant devant le jacuzzi il perçut des chuchotements, un rire étouffé. Il s’arrêta, son sac Leclerc à la main, regarda entre les branchages. Il semblait y avoir deux ou trois couples : ils ne faisaient plus de bruit, on entendait juste le léger remous de l’eau pulsée. La lune sortit des nuages. Au même instant un autre couple arriva, commença à se déshabiller. Les chuchotements reprirent. Bruno posa le sac plastique, sortit son sexe et recommença à se masturber. Il éjacula très vite, au moment où la femme pénétrait dans l’eau chaude. On était déjà vendredi soir, il fallait qu’il prolonge son séjour d’une semaine. Il allait se réorganiser, trouver une nana, parler avec les gens.

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