Les particules élémentaires (28 page)

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Authors: Michel Houellebecq

BOOK: Les particules élémentaires
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Ce fut Annabelle qui le reconnut en premier. Elle venait de payer ses cigarettes et se dirigeait vers la sortie quand elle l’aperçut, tassé sur la banquette. Elle hésita deux ou trois secondes, puis s’approcha. Il leva les yeux. « C’est une surprise… » dit-elle doucement ; puis elle s’assit en face de lui sur la banquette de moleskine. Elle avait à peine changé. Son visage était resté incroyablement lisse et pur, ses cheveux d’un blond lumineux ; il paraissait impensable qu’elle ait quarante ans, on lui en donnait tout au plus vingt-sept ou vingt-huit.

Elle était à Crécy pour des raisons voisines des siennes. « Mon père est mort il y a une semaine, dit-elle. Un cancer de l’intestin. Ça a été long, pénible – et atrocement douloureux. Je suis restée un peu pour aider maman. Sinon, le reste du temps, je vis à Paris – comme toi.  »

Michel baissa les yeux, il y eut un moment de silence. À la table voisine, deux jeunes gens parlaient de combats de karaté.

« J’ai revu Bruno par hasard, il y a trois ans, dans un aéroport. Il m’a appris que tu étais devenu chercheur, quelqu’un d’important, de reconnu dans son domaine. Il m’a appris aussi que tu ne t’étais pas marié. Moi c’est moins brillant, je suis bibliothécaire, dans une bibliothèque municipale. Je ne me suis pas mariée non plus. J’ai souvent pensé à toi. Je t’ai détesté quand tu n’as pas répondu à mes lettres. Ça fait vingt-trois ans, maisj parfois j’y pense encore. »

Elle le raccompagna à la gare. Le soir tombait, il était presque six heures. Ils s’arrêtèrent sur le pont qui traversait le Grand Morin. Il y avait des plantes aquatiques, des marronniers et des saules ; l’eau était calme et verte. Corot avait aimé ce paysage, et l’avait peint plusieurs fois. Un vieillard immobile dans son jardin ressemblait à un épouvantail. « Maintenant, nous sommes au même point, dit Annabelle. À la même distance de la mort. »

Elle grimpa sur le marchepied pour l’embrasser sur les joues, juste avant que le train ne démarre. « Nous nous reverrons » dit-il. Elle répondit : « Oui. »

Elle l’invita à dîner le samedi suivant. Elle vivait dans un petit studio rue Legendre. L’espace était scrupuleusement compté, mais il se dégageait de l’endroit une ambiance chaleureuse – le plafond et les murs étaient recouverts de bois sombre, comme dans une cabine de bateau. « J’habite ici depuis huit ans, dit-elle. J’ai emménagé quand j’ai passé le concours de bibliothécaire. Avant je travaillais à TF1, au service des coproductions. J’en avais assez, je n’aimais pas ce milieu. En changeant d’emploi j’ai divisé mon salaire par trois, niais c’est mieux. Je suis à la bibliothèque municipale du XVIle, dans la section enfants. »

Elle avait préparé un curry d’agneau et des lentilles indiennes. Pendant le repas, Michel parla peu. Il posa à Annabelle des questions sur sa famille. Son frère aîné avait repris l’entreprise paternelle. Il s’était marié, il avait eu trois enfants – un garçon et deux filles. Malheureusement l’entreprise avait des difficultés, la concurrence était devenue très dure dans le domaine de l’optique de précision, plusieurs fois déjà ils avaient failli déposer leur bilan ; il se consolait de ses soucis en buvant du pastis et en votant Le Pen. Son frère cadet, lui, était rentré au service marketing de L’Oréal ; récemment il venait d’être nommé aux États-Unis – chef du service marketing pour l’Amérique du Nord ; ils le voyaient assez peu. Il était divorcé, sans enfants. Deux destins différents, donc, mais à peu près également symptomatiques.

« Je n’ai pas eu une vie heureuse, dit Annabelle. Je crois que j’accordais trop d’importance à l’amour. Je me donnais trop facilement, les hommes me laissaient tomber dès qu’ils étaient arrivés à leurs fins, et j’en souffrais. Les hommes ne font pas l’amour parce qu’ils sont amoureux, mais parce qu’ils sont excités ; cette évidence banale, il m’a fallu des années pour la comprendre. Tout le monde vivait comme ça autour de moi, j’évoluais dans un milieu libéré ; mais je n’éprouvais aucun plaisir à provoquer ni à séduire. Même la sexualité a fini par me dégoûter ; je ne supportais plus leur sourire de triomphe au moment où j’enlevais ma robe, leur air con au moment de jouir, et surtout leur muflerie une fois l’acte accompli. Ils étaient minables, veules et prétentieux. C’est pénible, à la fin, d’être considérée comme du bétail interchangeable – même si je passais pour une belle pièce, parce que j’étais esthétiquement irréprochable, et qu’ils étaient fiers de m’emmener au restaurant. Une seule fois j’ai cru vivre quelque chose de sérieux, je me suis installée avec un type. Il était acteur, il avait quelque chose de très intéressant dans son physique, mais il ne réussissait pas à percer – c’est surtout moi, en fait, qui payais les factures de l’appartement. On a vécu deux ans ensemble, je suis tombée enceinte. Il m’a demandé d’avorter. Je l’ai fait, mais en rentrant de l’hôpital j’ai su que c’était fini. Je l’ai quitté le soir même, je me suis installée quelque temps à l’hôtel. J’avais trente ans, c’était mon deuxième avortement ; et j’en avais complètement marre. On était en 1988, tout le inonde commençait à prendre conscience des dangers du sida, moi j’ai vécu ça comme une délivrance. J’avais couché avec des dizaines d’hommes et aucun ne valait la peine qu’on s’en souvienne. Nous pensons aujourd’hui qu’il y a une époque dé la vie où l’on sort et où l’on s’amuse ; ensuite apparaît l’image de la mort. Tous les hommes que j’ai connus étaient terrorisés par le vieillissement, ils pensaient sans arrêt à leur âge. Cette obsession de l’âge commence très tôt – je l’ai rencontrée chez des gens de vingt-cinq ans – et elle ne fait ensuite que s’aggraver. J’ai décidé d’arrêter, de sortir du jeu. Je mène une vie calme, dénuée de joie. Le soir je lis, je me prépare des infusions, des boissons chaudes. Tous les week-ends je vais chez mes parents, je m’occupe beaucoup de mon neveu et de mes nièces. C’est vrai que j’ai besoin d’un homme, quelquefois, j’ai peur la nuit, j’ai du mal à m’endormir. Il y a les tranquillisants, il y a les somnifères ; ça ne suffit pas tout à fait. En réalité, je voudrais que la vie passe très vite. » Michel resta silencieux ; il n’était pas surpris. La plupart des femmes ont une adolescence excitée, elles s’intéressent beaucoup aux garçons et au sexe ; puis peu à peu elles se lassent, elles n’ont plus très envie d’ouvrir leurs cuisses, de se mettre en lordose pour présenter leur cul ; elles cherchent une relation tendre qu’elles ne trouvent pas, une passion qu’elles ne sont plus vraiment en mesure d’éprouver ; alors commencent pour elles les années difficiles.

Une fois déplié, le canapé-lit occupait la quasi-totalité de l’espace disponible. « C’est la première fois que je l’utilise » dit-elle. Ils s’allongèrent côte à côte, ils s’enlacèrent.

« Je n’utilise plus de contraceptifs depuis longtemps, et je n’ai pas de préservatifs chez moi. Tu en as ?

— Non… il sourit à cette idée.

— Tu veux que je te prenne dans ma bouche ? »

Il réfléchit un moment, répondit finalement : « Oui. » C’était agréable, mais le plaisir n’était pas très vif (au fond il ne l’avait jamais été ; le plaisir sexuel, si intense chez certains, reste modéré, voire insignifiant chez d’autres ; est-ce une question d’éducation, de connexions neuronales ou quoi ?) Cette fellation était surtout émouvante : c’était le symbole des retrouvailles, et de leur destin interrompu. Mais ce fut merveilleux, ensuite, de prendre Annabelle dans ses bras quand elle se retourna pour s’endormir. Son corps était souple et doux, tiède et indéfiniment lisse ; elle avait une taille très fine, des hanches larges, des petits seins fermes. Il glissa une jambe entre les siennes, posa ses paumes sur son ventre et sur ses seins ; dans la douceur, dans la chaleur, il était au début du monde. Il s’endormit presque tout de suite.

D’abord il vit un homme, une portion vêtue de l’espace ; son visage seul était à découvert. Au centre du visage, les yeux brillaient ; leur expression était difficilement déchiffrable. En face de lui, il y avait un miroir. Au premier regard dans le miroir, l’homme avait eu l’impression de tomber dans le vide. Mais il s’était installé, il s’était assis ; il avait considéré son image en elle-même, comme une forme mentale indépendante de lui, communicable à d’autres ; au bout d’une minute, une relative indifférence s’installa. Mais qu’il détourne la tête pendant quelques secondes, tout était à refaire ; il devait de nouveau, péniblement, comme on procède à l’accommodation sur un objet proche, détruire ce sentiment d’identification à sa propre image. Le moi est une névrose intermittente, et l’homme était encore loin d’être guéri.

Ensuite, il vit un mur blanc à l’intérieur duquel se formaient des caractères. Peu à peu ces caractères prirent de l’épaisseur, composant sur le mur un bas-relief mouvant, animé d’une pulsation écœurante. D’abord s’inscrivait le mot « PAIX », puis le mot « GUERRE » ; puis le mot « PAIX » à nouveau. Puis le phénomène cessa d’un seul coup ; la surface du mur redevint lisse. L’atmosphère se liquéfia, traversée par une onde ; le soleil était énorme et jaune. Il vit l’endroit où se formait la racine du temps. Cette racine envoyait des prolongements à travers l’univers, des vrilles noueuses près du centre, gluantes et fraîches à leur extrémité. Ces vrilles enserraient, ligotaient et agglutinaient les portions de l’espace.

Il vit le cerveau de l’homme mort, portion de l’espace, contenant l’espace.

En dernier lieu il vit l’agrégat mental de l’espace, et son contraire. Il vit le conflit mental qui structurait l’espace, et sa disparition. Il vit l’espace comme une ligne très fine qui séparait deux sphères. Dans la première sphère était l’être, et la séparation, dans la seconde sphère était le non-être, et la disparition individuelle. Calmement, sans hésiter, il se retourna et se dirigea vers la seconde sphère.

Il se dégagea, se redressa dans le lit. À ses côtés, Annabelle respirait régulièrement. Elle avait un rével Sony en forme de cube, qui indiquait 03 : 37. Pouvait-il se rendormir ? Il devait se rendormir. Il avait apporté des Xanax.

Le lendemain matin, elle lui prépara du café, elle-même prenait du thé et du pain grillé. La journée étail belle, mais déjà un peu froide. Elle regarda son corpa nu, étrangement adolescent dans sa minceur persistante. Ils avaient quarante ans, et c’était difficile à croire. Pourtant elle ne pouvait plus avoir d’enfans sans courir de risques assez sérieux de malformations génétiques, sa puissance virile, à lui, était déjà largement atténuée. Sur le plan des intérêts de l’espèce ils étaient deux individus vieillissants, de valeur génétique médiocre. Elle avait vécu, elle avait pris de la coke, participé à des partouzes, dormi dans des hôtels de luxe. Située par sa beauté à l’épicentre de ce mouvement de libération des mœurs qui avait caractérisé sa jeunesse, elle en avait particulièrement souffert – et devait, en définitive, y laisser à peu près la vie. Situé par indifférence à la périphérie de ce mouvement, comme de la vie humaine, comme de tout, il n’en avait été que superficiellement atteint, il s’était contenté d’être un client fidèle de son Monoprix de quartier et de coordonner des recherches en biologie moléculaire. Ces existences si distinctes avaient laissé peu de traces visibles dans leurs corps séparés, mais la vie en elle-même avait opéré son travail de destruction, avait lentement obéré les capacités de réplication de leurs cellules et de leurs organelles. Mammifères intelligents, qui auraient pu s’aimer, ils se contemplaient dans la grande luminosité de ce matin d’automne. « Je sais qu’il est bien tard, dit-elle. J’ai quand même envie d’essayer. J’ai encore ma carte d’abonnement de train de l’année scolaire 74-75, la dernière année où nous sommes allés au lycée ensemble. Chaque fois que je la regarde, j’ai envie de pleurer. Je ne comprends pas comment les choses ont pu merder à ce point. Je n’arrive pas à l’accepter. »

19

Au milieu du suicide occidental, il était clair qu’ils n’avaient aucune chance. Ils continuèrent cependant à se voir une ou deux fois par semaine. Annabelle retourna chez un gynécologue et recommença à prendre la pilule. Il parvenait à la pénétrer, mais ce qu’il préférait c’était dormir auprès d’elle, sentir sa chair vivante. Une nuit il rêva d’un parc d’attractions situé à Rouen, sur la rive droite de la Seine. Une grande roue presque vide tournait dans un ciel livide, dominant la silhouette de cargos échoués, aux structures métalliques rongées par la rouille. Il avançait entre des baraquements aux couleurs à la fois ternes et criardes, un vent glacial, chargé de pluie, fouettait son visage. Au momentl où il atteignait la sortie du parc il était attaqué par des jeunes vêtus de cuir, armés de rasoirs. Après s’être acharnés sur lui quelques minutes ils le laissaient répartir. Ses yeux saignaient, il savait qu’il resterait à jamais aveugle, et sa main droite était à moitié sectionnée, cependant il savait également, malgré le sang et la souffrance, qu’Annabelle resterait à ses côtés, et l’envelopperait éternellement de son amour.

Pour le week-end de la Toussaint ils partirent ensemble à Soulac, dans la maison de vacances du frère d’Annabelle. Le matin qui suivit leur arrivée, ils allèrent ensemble jusqu’à la plage. Il se sentit fatigué, et s’assit sur un banc pendant qu’elle continuait à marcher. La mer grondait au large, s’enroulait dans un mouvement flou, gris, argenté. L’écrasement des vagues sur le bancs de sable formait à l’horizon, dans le soleil, une brume étincelante et belle. La silhouette d’Annabelle, presque imperceptible dans son blouson clair, longeait la surface des eaux. Un berger allemand âgé circulait entre le mobilier de plastique blanc du Café de la Plage, lui aussi malaisément perceptible, comme effacé à travers la brume d’air, d’eau, de soleil.

Pour le dîner, elle fit griller un bar ; la société où ils vivaient leur accordait un léger surplus par rapport à la stricte satisfaction de leurs besoins alimentaires, ils pouvaient, donc, essayer de vivre ; mais de fait ils n’en avaient plus tellement envie. Il éprouvait de la compassion pour elle, pour les immenses réserves d’amour qu’il sentait frémir en elle, et que la vie avait gâchées, il éprouvait de la compassion, et c’était peut-être le seul sentiment humain qui puisse encore l’atteindre. Pour le reste, une réserve glaciale avait envahi son corps, réellement, il ne pouvait plus aimer.

De retour à Paris ils connurent des instants joyeux, analogues aux publicités de parfum (dévaler ensemble les escaliers de Montmartre, ou s’immobiliser, enlacés, sur le pont des Arts, subitement illuminés par les projecteurs des bateaux-mouches qui effectuent leur demi-tour). Ils connurent aussi ces demi-disputes du dimanche après-midi, ces moments de silence où le corps se recourbe entre les draps, ces plages de silence et d’ennui où la vie se défait. Le studio d’Annabelle était sombre, il fallait allumer dès quatre heures de l’après-midi. Ils étaient tristes, parfois, mais surtout ils étaient graves. Ils savaient l’un comme l’autre qu’ils vivaient leur dernière véritable relation humaine, et cette sensation donnait quelque chose de déchirant à chacune de leurs minutes. Ils éprouvaient l’un pour l’autre un grand respect et une immense pitié. Certains jours pourtant, pris dans la grâce d’une magie imprévue, ils traversaient des moments d’air frais, de grand soleil tonique, mais le plus souvent ils sentaient qu’une ombre grise s’étendait en eux, sur la terre qui les portait, et en tout ils apercevaient la fin.

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