Read Les particules élémentaires Online
Authors: Michel Houellebecq
Aux environs du 20 novembre le ciel se dégagea, le temps devint plus froid et plus sec. Il prit l’habitude de faire de longues promenades à pied sur la route côtière. Il dépassait Gortrumnagh et Knockavally, poussait le plus souvent jusqu’à Claddaghduff, parfois jusqu’à Aughrus Point. Il se trouvait alors au point le plus occidental de l’Europe, à la pointe extrême du monde occidental. Devant lui l’océan Atlantique s’étendait, quatre mille kilomètres d’océan le séparaient de l’Amérique.
Selon Hubczejak, ces deux ou trois mois de réflexion solitaire au cours desquels Djerzinski ne fit rien, ne mit sur pied aucune expérience, ne programma aucun calcul doivent être considérés comme une période clef au cours de laquelle se mirent en place les principaux éléments de sa réflexion ultérieure. Les derniers mois de 1999 furent de toute façon pour l’ensemble de l’humanité occidentale une période étrange, marquée par une attente particulière, une sorte de rumination sourde.
Le 31 décembre 1999 tombait un vendredi. Dans la clinique de Verrières-le-Buisson, où Bruno devait passer le reste de ses jours, une petite fête eut lieu, réunissant les malades et le personnel soignant. On but du Champagne en mangeant des chips aromatisées au paprika. Plus tard dans la soirée, Bruno dansa avec une infirmière. Il n’était pas malheureux ; les médicaments faisaient leur effet, et tout désir était mort en lui. Il aimait le goûter, les jeux télévisés regardés en commun avant le repas du soir. Il n’attendait plus rien de la succession des jours, et cette dernière soirée du deuxième millénaire, pour lui, se passa bien.
Dans les cimetières du monde entier, les humains récemment décèdes continuèrent à pourrir dans leurs tombes, à se transformer peu à peu en squelettes.
Michel passa la soirée chez lui. Il était trop éloigné pour entendre les échos de la fête qui se déroulait au village. À plusieurs reprises sa mémoire fut traversée par des images d’Annabelle, adoucies et paisibles ; des images, également, de sa grand-mère.
Il se souvint qu’à l’âge de treize ou quatorze ans il achetait des lampes-torches, de petits objets mécaniques qu’il aimait à démonter et remonter sans cesse. Il se souvint également d’un avion à moteur, offert par sa grand-mère, et qu’il ne réussit jamais à faire décoller. C’était un bel avion, au camouflage kaki ; il resta finalement dans sa boîte. Traversée de courants de conscience, son existence présentait pourtant certains traits individuels. Il y a des êtres, il y a des pensées. Les pensées n’occupent pas d’espace. Les êtres occupent une portion de l’espace, nous les voyons. Leur image se forme sur le cristallin, traverse l’humeur choroïde, vient frapper la rétine. Seul dans la maison déserte, Michel assista à un modeste défilé de souvenirs. Une seule certitude, au long de la soirée, emplissait peu à peu son esprit : il allait bientôt pouvoir se remettre au travail.
Partout à la surface de la planète l’humanité fatiguée, épuisée, doutant d’elle-même et de sa propre histoire, s’apprêtait tant bien que mal à entrer dans un nouveau millénaire.
Certains disent :
« La civilisation que nous avons bâtie est encore fragile
C’est à peine si nous sortons de la nuit.
De ces siècles de malheur, nous portons encore l’image hostile,
Ne vaudrait-il pas mieux que tout cela reste enfoui ? »
Le narrateur se lève, se rassemble et il rappelle
Avec équanimité, mais fermement, il se lève et il rappelle
Qu’une révolution métaphysique a eu lieu.
De même que les chrétiens pouvaient se représenter les civilisations antiques, pouvaient se former une image complète des civilisations antiques sans être aucunement atteints par la remise en question ni par le doute,
Car ils avaient franchi un stade,
Un palier,
Ils avaient traversé un point de rupture ;
De même que les hommes de l’âge matérialiste pouvaient assister sans comprendre ni même sans réellement voir à la répétition des cérémonies rituelles chrétiennes,
Qu’ils ne pouvaient lire et relire les ouvrages issus de leur ancienne culture chrétienne sans jamais se départir d’une perspective quasi anthropologique,
Incapables de comprendre ces débats qui avaient agité leurs ancêtres autour des oscillations du péché et de la grâce,
De même, nous pouvons aujourd’hui écouter cette histoire de l’ère matérialiste
Comme une vieille histoire humaine.
C’est une histoire triste, et pourtant nous ne serons même pas réellement tristes
Car nous ne ressemblons plus à ces hommes.
Nés de leur chair et de leurs désirs, nous avons rejeté leurs catégories et leurs appartenances
Nous ne connaissons pas leurs joies, nous ne connaissons pas non plus leurs souffrances,
Nous avons écarté
Avec indifférence
Et sans aucun effort
Leur univers de mort.
Ces siècles de douleur qui sont notre héritage,
Nous pouvons aujourd’hui les tirer de l’oubli
Quelque-chose a eu lieu comme un second partage,
Et nous avons le droit de vivre notre vie.
Entre 1905 et 1915, travaillant à peu près seul, avec des connaissances mathématiques restreintes, Albert Einstein parvint, à partir de la première intuition que constituait le principe de relativité restreinte, à élaborer une théorie générale de la gravitation, de l’espace et du temps qui devait exercer une influence décisive sur l’évolution ultérieure de l’astrophysique. Cet effort hasardeux, solitaire, accompli, selon les termes de Hilbert, « pour l’honneur de l’esprit humain », dans des domaines sans utilité pratique apparente, et à l’époque inaccessibles à la communauté des chercheurs, on peut le comparer aux travaux de Cantor établissant une typologie de l’infini en acte, ou aux efforts de Gottlob Frege pour redéfinir les fondements de la logique. On peut égaiement, souligne Hubczejak dans son introduction aux Clifden Notes, le comparer à l’activité intellectuelle solitaire de Djerzinski à Clifden entre 2000 et 2009 – d’autant que, pas plus qu’Einstein à son époque, Djerzinski ne disposait d’une technicité mathématique suffisante pour développer ses intuitions sur une base réellement rigoureuse.
Topologie de la méiose, sa première publication, parue en 2002, eut pourtant un retentissement considérable. Elle établissait, pour la première fois sur la base d’arguments thermodynamiques irréfutables, que la séparation chromosomique intervenant au moment de la méiose pour donner naissance à des gamètes haploïdes était en elle-même une source d’instabilité structurelle, en d’autres termes, que toute espèce sexuée était nécessairement mortelle.
Trois conjectures de topologie dans les espaces de Hilbert, parue en 2004, devait surprendre. On a pu l’analyser comme une réaction contre la dynamique du continu, comme une tentative – aux résonances étrangement platoniciennes – de redéfinition d’une algèbre des formes. Tout en reconnaissant l’intérêt des conjectures proposées, les mathématiciens professionnels eurent beau jeu de souligner l’absence de rigueur des propositions, le caractère un peu anachronique de l’approche. De fait, Hubczejak en convient, Djerzinski n’avait pas à l’époque accès aux publications mathématiques les plus récentes, et on a même l’impression qu’il ne s’y intéressait plus beaucoup. Sur son activité dans les années 2004 à 2007, on dispose en réalité de très peu de témoignages. Il se rendait régulièrement au centre de Galway, mais ses rapports avec les expérimentateurs restaient purement techniques, fonctionnels. Il avait acquis quelques rudiments d’assembleur Cray, ce qui lui évitait le plus souvent d’avoir recours aux programmeurs. Seul Walcott semble avoir maintenu avec lui des relations un peu plus personnelles. Il habitait lui-même près de Clifden, et venait parfois lui rendre visite dans l’après-midi. Selon son témoignage, Djerzinski évoquait souvent Auguste Comte, en particulier les lettres à Clotilde de Vaux et la Synthèse subjective, le dernier ouvrage, inachevé, du philosophe. Y compris sur le plan de la méthode scientifique. Comte pouvait être considéré comme le véritable fondateur du positivisme. Aucune métaphysique, aucune ontologie concevable à son époque n’avait trouvé grâce à ses yeux. Il est même vraisemblable, soulignait Djerzinski, que Comte, placé dans la situation intellectuelle qui fut celle de Niels Bohr entre 1924 et 1927, aurait maintenu son attitude de positivisme intransigeant, et se serait rallié à l’interprétation de Copenhague. Toutefois, l’insistance du philosophe français sur la réalité des états sociaux par rapport à la fiction des existences individuelles, son intérêt constamment renouvelé pour les processus historiques et les courants de conscience, son sentimentalisme exacerbé surtout laissaient penser qu’il n’aurait peut-être pas été hostile à un projet de refonte ontologique plus récent qui avait pris de la consistance depuis les travaux de Zurek, de Zeh et d’Hardcastle : le remplacement d’une ontologie d’objets par une ontologie d’états. Seule une ontologie d’élats, en effet, était en mesure de restaurer la possibilité pratique des relations humaines. Dans une ontologie d’états les particules étaient indiscernables, et on devait se limiter à les qualifier par le biais d’un observable nombre. Les seules entités susceptibles d’être réidentifiées et nommées dans une telle ontologie étaient les fonctions d’onde, et par leur intermédiaire les vecteurs d’état – d’où la possibilité analogique de redonner un sens à la fraternité, la sympathie et l’amour.
Ils marchaient sur la route de Ballyconneely ; l’océan scintillait à leurs pieds. Loin à l’horizon, le soleil se couchait sur l’Atlantique. De plus en plus souvent, Walcott avait l’impression que la pensée de Djerzinski s’égarait dans des voies incertaines, voire mystiques. Lui-même restait partisan d’un instrumentalisme radical ; issu d’une tradition pragmatique anglo-saxonne, marqué également par les travaux du cercle de Vienne, il tenait en légère suspicion l’œuvre de Comte, encore trop romantique à ses yeux. Contrairement au matérialisme qu’il avait remplacé, le positivisme pouvait, soulignait-il, être fondateur d’un nouvel humanisme, et ceci, en réalité, pour la première fois (car le matérialisme était au fond incompatible avec l’humanisme, et devait finir par le détruire). Il n’empêche que le matérialisme avait eu son importance historique : il fallait franchir une première barrière, qui était Dieu ; des hommes l’avaient franchie, et s’étaient trouvés plongés dans la détresse et dans le doute. Mais une deuxième barrière avait été franchie, aujourd’hui ; et ceci s’était produit à Copenhague. Ils n’avaient plus besoin de Dieu, ni de l’idée d’une réalité sous-jacente. « Il y a, disait Walcott, des perceptions humaines, des témoignages humains, des expériences humaines ; il y a la raison qui relie ces perceptions, et l’émotion qui les fait vivre. Tout ceci se développe en l’absence de toute métaphysique, ou de toute ontologie. Nous n’avons plus besoin des idées de Dieu, de nature ou de réalité. Sur le résultat des expériences, un accord peut s’établir dans la communauté des observateurs par le biais d’une intersubjectivité raisonnable, les expériences sont reliées par des théories, qui doivent autant que possible satisfaire au principe d’économie, et qui doivent nécessairement être réfutables. Il y a un monde perçu, un monde senti, un monde humain. »
Sa position était inattaquable, Djerzinski en avait conscience : le besoin d’ontologie était-il une maladie infantile de l’esprit humain ? Vers la fin de l’année 2005, il découvrit à l’occasion d’un voyage à Dublin le Book of Kells. Hubczejak n’hésite pas à affirmer que la rencontre avec ce manuscrit enluminé, d’une complexité formelle inouïe, probablement l’œuvre de moines irlandais du VIl siècle de notre ère, devait constituer un moment décisif de l’évolution de sa pensée, et que c’est probablement la contemplation prolongée de cet ouvrage qui allait lui permettre, par le biais d’une série d’intuitions qui rétrospectivement nous paraissent miraculeuses, de surmonter les complexités des calculs de stabilité énergétique au sein des macromolécules rencontrées en biologie. Sans forcément souscrire à toutes les affirmations d’Hubczejak, il faut reconnaître que le Book of Kells a toujours, au cours des siècles, suscité chez ses commentateurs des épanchements d’admiration presque extatiques. On peut par exemple citer la description qu’en fait Giraldus Cambrensis en 1185 :
« Ce livre contient la concordance des quatre Évangiles selon le texte de saint Jérôme, et presque autant de dessins que de pages, tous ornés de couleurs merveilleuses. Ici l’on peut contempler le visage de la majesté divine, miraculeusement dessiné ; là encore les représentations mystiques des évangélistes, qui ayant six ailes, qui quatre, qui deux. Ici on verra l’aigle, là le taureau, ici le visage d’un homme, là celui d’un lion, et d’autres dessins presque innombrables. En les regardant négligemment, en passant, on pourrait penser que ce ne sont que barbouillages, plutôt que compositions soignées. On n’y verra rien de subtil, alors que tout y est subtil. Mais si l’on prend la peine de les considérer très attentivement, de pénétrer du regard les secrets de l’art, on découvrira de telles complexités, si délicates et si subtiles, si étroitement serrées, entrelacées et nouées ensemble, et de couleurs si fraîches et si lumineuses, que l’on déclarera sans ambages que toutes ces choses doivent résulter non de l’œuvre des hommes, mais de celle des anges. »
On peut également suivre Hubczejak lorsqu’il affirme que toute philosophie neuve, même lorsqu’elle choisit de s’exprimer sous la forme d’une axiomatique en apparence purement logique, est en réalité solidaire d’une nouvelle conception visuelle de l’univers. Apportant à l’humanité l’immortalité physique, Djerzinski a évidemment modifié en profondeur notre conception du temps ; mais son plus grand mérite, selon Hubczejak, est d’avoir posé les éléments d’une nouvelle philosophie de l’espace. De même que l’image du monde inscrite dans le bouddhisme tibétain est inséparable d’une contemplation prolongée des figures infinies et circulaires offertes par les mandalas, de même que l’on peut se faire une image fidèle de ce que fut la pensée de Démocrite en observant l’éclat du soleil sur les pierres blanches, dans une île grecque, un après-midi d’août, de même on approchera plus facilement la pensée de Djerzinski en se plongeant dans cette architecture infinie de croix et de spirales qui constitue le fonds ornemental du Book of Kells, ou en relisant la magnifique Méditation sur l’entrelacement, publiée à part des Clifden Notes, et qui lui fut inspirée par cette œuvre.