Read Les particules élémentaires Online
Authors: Michel Houellebecq
Ils longèrent le musée d’Orsay, s’installèrent à une table en terrasse du XIXe siècle. À la table à côté une demi-douzaine de touristes italiennes babillaient avec vivacité, tels d’innocents volatiles. Djerzinski commanda une bière, Desplechin un whisky sec.
« Qu’est-ce que vous allez faire, maintenant ? – Je ne sais pas… » Desplechin avait réellement l’air de ne pas savoir. « Voyager… Un peu de tourisme sexuel, peut-être. » Il sourit, son visage lorsqu’il souriait avait encore beaucoup de charme, un charme désenchanté, certes, on avait visiblement affaire à un homme détruit, mais un vrai charme tout de même. « Je plaisante… La vérité est que ça ne m’intéresse plus du tout. La connaissance, oui… Il reste un désir de connaissance. C’est une chose curieuse, le désir de connaissance… Très peu de gens l’ont, vous savez, même parmi les chercheurs, la plupart se contentent de faire carrière, ils bifurquent rapidement vers l’administratif ; pourtant, c’est terriblement important dans l’histoire de l’humanité. On pourrait imaginer une fable dans laquelle un tout petit groupe d’hommes – au maximum quelques centaines de personnes à la surface de la planète – poursuit avec acharnement une activité très difficile, très abstraite, absolument incompréhensible aux non-initiés. Ces hommes restent à jamais inconnus du reste de la population ; ils ne connaissent ni le pouvoir, ni la fortune, ni les honneurs ; personne n’est même capable de comprendre le plaisir que leur procure leur petite activité. Pourtant ils sont la puissance la plus importante du monde, et cela pour une raison très simple, une toute petite raison : ils détiennent les clefs de la certitude rationnelle. Tout ce qu’ils déclarent comme vrai est tôt ou tard reconnu tel par l’ensemble de la population. Aucune puissance économique, politique, sociale ou religieuse n’est capable de tenir face à l’évidence de la certitude rationnelle. On peut dire que l’Occident s’est intéressé au-delà de toute mesure à la philosophie et à la politique, qu’il s’est battu de manière parfaitement déraisonnable autour de questions philosophiques ou politiques ; on peut dire aussi que l’Occident a passionnément aimé la littérature et les arts ; mais rien en réalité n’aura eu autant de poids dans son histoire que le besoin de certitude rationnelle. À ce besoin de certitude rationnelle, l’Occident aura finalement tout sacrifié : sa religion, son bonheur, ses espoirs, et en définitive sa vie. C’est une chose dont il faudra se souvenir, lorsqu’on voudra porter un jugement d’ensemble sur la civilisation occidentale. » Il se tut, pensif. Son regard flotta un instant entre les tables, puis se reposa sur son verre.
« Je me souviens d’un garçon que j’ai connu en première, quand j’avais seize ans. Quelqu’un de très complexe, très tourmenté. Il venait d’une famille riche, plutôt traditionaliste, et d’ailleurs il partageait entièrement les valeurs de son milieu. Un jour, au cours d’une discussion, il m’a dit : "Ce qui décide de la valeur d’une religion, c’est la qualité de la morale qu’elle permet de fonder." J’en suis resté muet de surprise et d’admiration. Je n’ai jamais su s’il en était arrivé de lui-même à cette conclusion, ou s’il avait trouvé la thèse exprimée dans un livre, en tout cas la phrase m’a énormément impressionné. Cela fait quarante ans que j’y réfléchis ; aujourd’hui, je pense qu’il avait tort. Il me paraît impossible en matière de religion de se placer d’un point de vue exclusivement moral ; pourtant, Kant a raison lorsqu’il affirme que le Sauveur de l’humanité lui-même doit être jugé suivant les critères universels de l’éthique. Mais j’en suis venu à penser que les religions sont avant tout des tentatives d’explication du monde ; et aucune tentative d’explication du monde ne peut tenir si elle se heurte à notre besoin de certitude rationnelle. La preuve mathématique, la démarche expérimentale sont des acquis définitifs de la conscience humaine. Je sais bien que les faits semblent me contredire, je sais bien que l’islam – de loin la plus bête, la plus fausse et la plus obscurantiste de toutes les religions – semble actuellement gagner du terrain ; mais ce n’est qu’un phénomène superficiel et transitoire : à long terme l’islam est condamné, encore plus sûrement que le christianisme. »
Djerzinski releva la tête, il avait écouté avec beaucoup d’attention. Il n’aurait jamais soupçonné que Desplechin soit sensible à ces questions, celui-ci hésita, puis reprit :
« J’ai perdu de vue Philippe après le bac, mais j’ai appris qu’il s’était suicidé quelques années plus tard. Enfin, je ne pense pas que ce soit lié : être à la fois homosexuel, catholique intégriste et royaliste, ça ne doit quand même pas être un mélange très simple. »
Au fond lui-même Djerzinski n’avait jamais, il s’en rendit compte à cet instant, été envahi par de réelles interrogations religieuses. Pourtant il savait, et depuis très longtemps, que la métaphysique matérialiste, après avoir anéanti les croyances religieuses des siècles précédents, avait elle-même été détruite par les avancées plus récentes de la physique. Il était curieux que lui-même, aucun des physiciens qu’il avait pu connaître n’en ait jamais conçu au moins un doute, une inquiétude spirituelle.
« À titre personnel, dit-il en même temps qu’il en prenait conscience, il me semble que j’ai dû m’en tenir à ce positivisme pragmatique, de base, qui est en général celui des chercheurs. Les faits existent, ils s’enchaînent par des lois, la notion de la cause n’est pas scientifique. Le monde est égal à la somme des connaissances que nous avons sur lui.
— Je ne suis plus chercheur… répondit Desplechin avec une simplicité désarmante. C’est sans doute pour ça que je me laisse envahir, sur le tard, par des questions métaphysiques. Mais bien sûr c’est vous qui avez raison. Il faut continuer à chercher, à expérimenter, à découvrir de nouvelles lois, et le reste n’a aucune importance. Souvenez-vous de Pascal : "Il faut dire en gros : cela se fait par figure et mouvement, car cela est vrai. Mais de dire quels, et composer la machine, cela est ridicule, car cela est inutile, et incertain, et pénible. " Bien sûr, une fois de plus, c’est lui qui a raison contre Descartes. Au fait… vous avez décidé de ce que vous alliez faire ? C’est à cause… (il s’excusa d’un geste) de cette histoire de délais.
— Oui. Il faudrait que je sois nommé au Centre de recherches génétiques de Galway, en Irlande. J’ai besoin de pouvoir mettre sur pied rapidement des montages expérimentaux simples, dans des conditions de température et de pression suffisamment précises, avec une bonne gamme de marqueurs radioactifs. Surtout, j’ai besoin d’une grosse puissance de calcul – il me semble me souvenir qu’ils ont deux Cray en parallèle.
— Vous pensez à une nouvelle direction de recherches ? » La voix de Desplechin trahissait une pointe d’excitation, il s’en aperçut, eut à nouveau son petit sourire discret, qui semblait se moquer de lui-même. « Le désir de connaissance… dit-il d’une voix douce.
— À mon avis, l’erreur est de vouloir travailler uniquement à partir de l’ADN naturel. L’ADN est une molécule complexe, qui a évolué un peu au hasard : il y a des redondances injustifiées, de longues séquences non codantes, enfin il y a un peu n’importe quoi. Si l’on veut vraiment tester les conditions de mutation en général, il faut partir de molécules autoreproductrices plus simples, avec au maximum quelques centaines de liaisons. »
Desplechin hochait la tête, les yeux brillants, il ne cherchait plus à dissimuler son excitation. Les touristes italiennes étaient parties, maintenant, à part eux, le café était désert.
« Ce sera certainement très long, poursuivit Michel, a priori rien ne distingue les configurations mutables. Mais il doit y avoir des conditions de stabilité structurelle au niveau subatomique. Si l’on arrive à calculer une configuration stable, même sur quelques centaines d’atomes, ce ne sera plus qu’une question de puissance de traitement… Enfin, je m’avance peut-être un peu.
— Pas sûr… » Desplechin avait maintenant la voix lente et rêveuse de l’homme qui entrevoit des perspectives infiniment lointaines, des configurations mentales fantomatiques et inconnues.
« Il faudra que je puisse travailler en toute indépendance, en dehors de la hiérarchie du centre. Il y a des choses qui sont de l’ordre de la pure hypothèse : trop long, trop difficile à expliquer.
Bien sûr. Je vais écrire à Walcott, qui dirige le centre. C’est un type bien, il vous foutra la paix. Vous avez déjà travaillé avec eux, d’ailleurs, je crois ? Une histoire de vaches…
— Une toute petite chose, oui.
— Ne vous inquiétez pas. Je pars à la retraite… (cette fois, il y avait un peu d’amertume dans son sourire), mais j’ai encore le pouvoir de faire ça. Sur le plan administratif, vous serez en position de détachement – reconductible d’année en année, aussi longtemps que vous le souhaiterez. Quel que soit mon successeur, il n’y a aucune chance que la mesure soit remise en cause. »
Ils se quittèrent peu après à la hauteur du Pont Royal. Desplechin lui tendit la main. Il n’avait pas eu de fils, ses préférences sexuelles le lui avaient interdit, il avait toujours trouvé ridicule l’idée d’un mariage de complaisance. Pendant quelques secondes, en lui serrant la main, il se dit que ce qu’il était en train de vivre était d’un ordre supérieur, puis il se dit qu’il était extrêmement fatigué, puis il se retourna et partit le long du quai, longeant les étals des bouquinistes. Pendant une à deux minutes, Djerzinski regarda cet homme qui s’éloignait dans la lumière décroissante.
Il dîna chez Annabelle le lendemain soir et lui expliqua très clairement, de manière synthétique et précise, pourquoi il devait partir en Irlande. Pour lui maintenant le programme à remplir était tracé, tout s’enchaînait avec netteté. L’essentiel était de ne pas se polariser sur l’ADN, d’envisager dans toute sa généralité l’être vivant comme système autoreproductible.
Dans un premier temps, Annabelle ne répondit rien, elle ne pouvait réprimer une légère torsion de la bouche. Puis elle lui resservit du vin ; elle avait préparé du poisson, ce soir-là, et son petit studio évoquait plus que jamais une cabine de bateau.
« Tu n’as pas prévu de m’emmener… » Ses mots résonnèrent dans le silence ; le silence se prolongea. « Tu n’y as même pas pensé… » dit-elle avec un mélange de dépit enfantin et de surprise ; puis elle éclata en sanglots. Il ne fit pas un geste ; s’il avait fait un geste, à ce moment, elle l’aurait certainement repoussé ; il faut que les gens pleurent, il n’y a que ça à faire. « Pourtant, on s’entendait bien quand on avait douze ans… » dit-elle au milieu de ses larmes.
Elle leva ensuite les yeux vers lui. Son visage était pur, et d’une extrême beauté. Elle parla sans réfléchir :
« Fais-moi un enfant. J’ai besoin d’avoir quelqu’un près de moi. Tu n’auras pas forcément à l’élever, ni à t’occuper de lui, tu n’auras pas non plus besoin de le reconnaître. Je ne te demande même pas de l’aimer, ni de m’aimer ; mais fais-moi juste un enfant. Je sais que j’ai quarante ans : tant pis, je prends le risque. C’est ma dernière chance, maintenant. Parfois, j’en viens à regretter d’avoir avorté. Pourtant le premier homme dont j’ai été enceinte était une ordure, et le deuxième un irresponsable ; quand j’avais dix-sept ans jamais je n’aurais imaginé que la vie soit si restreinte, que les possibilités soient si brèves. »
Michel alluma une cigarette pour réfléchir. « C’est une drôle d’idée… dit-il entre ses dents. Une drôle d’idée de se reproduire, quand on n’aime pas la vie. » Annabelle se leva, ôta un à un ses vêtements. « De toute façon faisons l’amour, dit-elle. Ça fait au moins un mois qu’on n’a pas fait l’amour. J’ai arrêté de prendre la pilule il y a deux semaines, aujourd’hui, je suis dans une période de fécondité. » Elle posa les mains sur son ventre, remonta jusqu’à ses seins, ouvrit légèrement les cuisses. Elle était belle, désirable et aimante, pourquoi ne ressentait-il rien ? C’était inexplicable. Il alluma une nouvelle cigarette, s’aperçut soudain que la réflexion ne lui servirait à rien. On fait un enfant, ou on ne le fait pas, ce n’est pas de l’ordre de la décision rationnelle, ça ne fait pas partie des décisions qu’un être humain puisse rationnellement prendre. Il écrasa son mégot dans le cendrier, murmura : « J’accepte. »
Annabelle l’aida à enlever ses vêtements et le masturba doucement pour qu’il puisse venir en elle. Il ne ressentait pas grand-chose, sauf la douceur et la chaleur de son vagin. Il cessa rapidement de bouger, saisi par l’évidence géométrique de l’accouplement, émerveillé aussi par la souplesse et la richesse des muqueuses. Annabelle posa sa bouche sur la sienne, l’entoura de ses bras. Il ferma les yeux, sentit plus nettement l’existence de son propre sexe, recommença à aller et venir. Peu avant d’éjaculer il eut la vision – extrêmement nette – de la fusion des gamètes, et tout de suite après des premières divisions cellulaires. C’était comme une fuite en avant, un petit suicide. Une onde de conscience remonta le long de son sexe, il sentit son sperme projeté hors de lui-même. Annabelle le sentit également, poussa une longue expiration ; puis ils demeurèrent immobiles.
« Vous deviez prendre rendez-vous pour un frottis il y a un mois… dit le gynécologue d’une voix lasse. Au lieu de ça vous arrêtez la pilule sans m’en parler, et vous vous lancez dans une grossesse. Vous n’êtes plus une gamine, tout de même !… » L’atmosphère du cabinet était froide et un peu gluante, Annabelle fut surprise, en sortant, de retrouver le soleil de juin.
Elle téléphona le lendemain. L’examen cellulaire révélait des anomalies « assez sérieuses », il allait falloir faire une biopsie et un curetage de la muqueuse utérine. « Pour la grossesse, évidemment, il vaut mieux y renoncer pour l’instant. Autant faire les choses sur de bonnes bases, hein ?… » Il n’avait pas l’air inquiet, juste un peu ennuyé.
Annabelle connut donc son troisième avortement – le fœtus n’avait que deux semaines, il suffisait d’une aspiration rapide. L’appareillage avait beaucoup progressé depuis sa dernière intervention et tout fut terminé, à sa grande surprise, en moins de dix minutes. Les résultats d’analyse arrivèrent trois jours plus tard. « Eh bien… », le médecin avait l’air terriblement vieux, compétent et triste, « je crois malheureusement qu’il n’y a aucun doute : vous avez un cancer de l’utérus au stade préenvahissant. » Il rassujettit ses lunettes sur son nez, examina les feuillets à nouveau, l’impression de compétence générale en fut sensiblement augmentée. Il n’était pas réellement surpris : le cancer de l’utérus s’attaque souvent aux femmes dans les années qui précèdent la ménopause, et le fait de ne pas avoir eu d’enfants constituait un facteur d’aggravation du risque. Les modalités du traitement étaient connues, sur ce point il n’avait aucun doute. « Il faut pratiquer une hystérectomie abdominale et une salpingo-ovariectomie bilatérale. Ce sont des gestes opératoires bien maîtrisés maintenant, les risques de complication sont quasi nuls. » Il jeta un regard à Annabelle : chose ennuyeuse, elle ne réagissait pas, elle restait complètement bouche bée, c’était probablement le prélude à une crise. On recommandait en général aux praticiens d’orienter la patiente vers une psychothérapie de soutien – il avait préparé une petite liste d’adresses – et surtout d’insister sur une idée forte : la fin de la fertilité ne signifiait nullement la fin de la vie sexuelle, certaines patientes, au contraire, en voyaient leurs désirs sensiblement augmentes.